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Jules Grandjouan, un géant de l’art graphique

Le jeudi 30 mai 2002.

L’ouvrage Jules Grandjouan, créateur de l’affiche politique illustrée en France, a été réalisé sous la direction de Fabienne Dumont, Marie-Hélène Jouzeau et Joël Moris. Publié par les éditions Somogy, avec la participation des villes de Chaumont et de Nantes, de la DRAC et du conseil régional de Champagne-Ardenne, ce livre-catalogue est donc disponible au prix inhabituel de 30 euros (25 euros à Publico). Après Chaumont, l’an dernier, et avant Nantes, en 2003, l’exposition est présentée, jusqu’au 15 juin 2002 au Musée d’histoire contemporaine-BRIC. Une fois les grilles de l’Hôtel national des Invalides franchies, pénétrer dans la cour d’honneur, puis prendre à gauche (M° Varenne ou La Tour-Maubourg). Du mardi au samedi, de 10 h à 18 h ; le dimanche, de 13 h à 18 h. De 3 à 5 euros.



Plus qu’un artiste engagé, Jules Grandjouan fut, à l’apogée de sa période créative, un militant anarchiste, acteur du syndicalisme d’action directe. En dix ans, de 1901 à 1911, il donna quelque mille dessins au journal L’Assiette au beurre et collabora à des publications telles que La Voix du peuple, Les Temps nouveaux, Le Libertaire et La Guerre sociale. Une belle exposition et un remarquable livre-catalogue rendent hommage à ce dessinateur révolutionnaire qui fut aussi le créateur, à tout le moins un précurseur, de l’affiche politique illustrée en France.

À l’heure où les panneaux d’affichage. électoraux alignent, sur le mode publicitaire, les portraits voulus rassurants des candidats à l’exercice du pouvoir, l’indigence de leurs slogans ou la logorrhée de leurs déclamations, la redécouverte de la force, de la violence même de l’art graphique du Grandjouan anarchiste apporte une salutaire bouffée d’oxygène.

La révolution s’affiche aux Invalides

Grandjouan fut en prise avec son époque, une époque que d’aucuns crurent opportun de qualifier, au sortir des horreurs de la Grande Guerre il est vrai, de « belle ». Violence des conditions de travail (« Courrières », ou la recherche du profit provoquant le massacre de mineurs), violence des affrontements sociaux (la terrible charge de cavalerie représentée dans son « Villeneuve-Saint-Georges »), violence du dressage militaire (« Conseil de révision ») et des bataillons disciplinaires (Biribi) : ses affiches et dessins ne cherchent certainement pas à plaire ou à séduire mais à convaincre. À dénoncer. Ou, mieux, à susciter un malaise, un sentiment de révolte incitant le passant ou le lecteur à renverser l’ordre établi.

Antimilitariste, antipatriote, anticlérical (Ecce homo), anticolonialiste (un dessin au titre de L’Algérie aux Algériens parut dès 1903 dans L’Assiette au beurre), Jules Grandjouan fut, au début du xxe siècle, résolument anarchiste. Bien plus qu’à l’indignation, c’est à l’action qu’invitaient alors nombre de ses créations : La Grève, dessin paru en couverture de L’Assiette au beurre en mai 1905, l’affiche La Révolution, de 1906, par exemple, mettent en scène des foules en mouvement, déterminées, montant à l’assaut du vieux monde. Il en est de même du dessin illustrant l’A.B.C. syndicaliste, une brochure de Georges Yvetot : la force des ouvriers rassemblés bouscule tout sur leur passage et abat le capital (symbolisé par un coffre-fort auquel s’accrochent, paniqués, bourgeois et politiciens en haut-de-forme). Capitalistes, militaires, magistrats et curés, ces piliers de la société, sont à l’envi ridiculisés, sinon diabolisés en animaux emblématiques : pieuvres, vautours, corbeaux.

Dessinateur et peintre plus que caricaturiste, Grandjouan sut utiliser tous les moyens à sa disposition pour toucher un large public. Usant des nouveaux supports qu’étaient les journaux illustrés, détournant les affiches de leur fonction publicitaire initiale, il affirma les convictions révolutionnaires sur le registre de l’émotion populaire. Frappant juste et fort, il inventa un vocabulaire en images, fut le précurseur d’un nouveau langage politique et social : pendant des années, ce fut l’illustrateur le plus en vue des organisations syndicales de la jeune CGT et quasiment leur affichiste exclusif.

Après Chaumont (et son musée de l’affiche) et avant Nantes (sa ville natale), c’est à Paris, à l’Hôtel national des Invalides, que se tient une exposition de nombre de ses dessins, affiches, croquis et projets. Aux Invalides ? Oui, tout près du tombeau de Napoléon et du musée de l’Armée, mais dans les salles du Musée d’histoire contemporaine, département iconographique de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), qui, entre Nanterre et Paris, conserve trois millions de documents, de 1870 à nos jours. Une exposition à voir, assurément, malgré — ou à cause de — ce douteux voisinage. Ce n’est pas, à vrai dire, une première pour le Musée d’histoire contemporaine, qui a souvent abrité des expositions remarquées : sur l’immigration comme sur Mai 68, la propagande sous Vichy comme la guerre d’Algérie, les images coloniales comme l’affaire Dreyfus.

« Honte à celui qui ne se révolte pas ! »

Viscéralement anarchiste, syndicaliste révolutionnaire avant 1914, Grandjouan s’égara, comme tant d’autres, après 1918, dans les rangs des zélateurs du bolchevisme. La qualité de sa production graphique s’en ressentit, son trait s’affadit. L’artiste qui n’hésitait pas, autrefois, à partager la vie des humbles pour réaliser ses reportages, le militant qui fut délégué à un congrès de la CGT (Marseille, 1908), l’homme qui, condamné par trois fois, préféra l’exil à la prison, mit un temps son art au service d’une cause aux accents messianiques. Avant d’être écarté pour une raison des plus honorables : avoir pris position, aux côtés de l’écrivain Panaït Istrati, en faveur d’un artiste dissident. Lui qui, avant 1914, se montrait féroce envers les partis dits « révolutionnaires », qu’il considérait comme des « éteignoirs de la révolte », lui qui avait été l’auteur d’un Ne vote plus, prépare la révolte, une affiche du Comité révolutionnaire anti-parlementaire dont il était président, secrétaire et trésorier, en arriva même à se présenter, par deux fois, sans succès aucun, aux élections législatives. Singulier parcours…

Parcours singulier mais, au fond, peu surprenant, à la lecture du livre-catalogue accompagnant l’exposition : l’adhésion au communisme dans les années 20 n’est pas compréhensible à qui ne prend pas la mesure du traumatisme provoqué par la Grande Guerre. Rassemblant quelque trois cents illustrations (dont des dessins de ses collègues Steinlen, Jossot et Delannoy) et plusieurs articles d’historiens et de spécialistes du dessin de presse, cet ouvrage est précieux. Les contributions de Fabienne Dumont, Bernard Tillier, Michel Dixmier et Jean-Louis Bodinier, en particulier, permettent de comprendre le contexte, les mutations et les constantes, bref l’évolution de celui qui marqua si profondément la création graphique. L’article de Joëlle Beurier, portant sur la période 1914-1918, éclaire d’un jour nouveau les thèmes du bourrage de crâne et de l’union sacrée : avec nuance et subtilité, loin des tenants de la thèse à la mode du « consentement » au carnage, il révèle comment Grandjouan fut, en définitive, un « résistant » à la guerre et à sa culture.

Malgré une préface d’un ancien historien devenu chroniqueur au Nouvel Observateur, malgré, aussi, de brefs entretiens (petits-enfants, dessinateurs actuels) dont on saisit peu l’intérêt scientifique ou artistique, Jules Grandjouan, créateur de l’affiche politique illustrée en France est un beau livre d’histoire à l’iconographie remarquable. Une pièce rare, consacrée à un homme dont l’atelier parisien était orné d’une fresque monumentale portant cette devise : « Honte à celui qui ne se révolte pas devant l’injustice sociale ».

Michel Auvray


Livre disponible à Publico : 25 euros