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Hommage à Jacky Toublet

Derniers voyages

Le jeudi 27 juin 2002.

Pour accompagner Jacky dans son dernier voyage, celui dont aucun voyageur n’a rapporté de photos, je vous propose une ballade dans Paris et quelques autres lieux qui nous feront revivre la vie de l’enfant et du jeune homme, de l’homme et du militant. D’autres resteront son jardin secret, qui ne concerneront que l’un ou l’une d’entre nous.

On pourrait commencer la promenade par la rue Sainte-Marthe, qui, avant même la naissance de Jacky, a sa place dans son histoire : c’est là que sa grand-mère était concierge, et c’est sans doute grâce à elle que des locaux ont pu être trouvés ici pour héberger la CGT-SR. C’est dans ce quartier que, pendant la guerre, son père Julien, Denise, sa mère et quelques copains bijoutiers constitueront une coopérative ouvrière de production de bijoux. L’atelier et la boutique seront, après la guerre, à quelques pas du local de la CNT d’Espagne en exil.

Après le 12 novembre 1940, naissance de Jacky, pour trouver la famille Toublet, il fallait se rendre près des fortifs et du marché aux Puces de Saint-Ouen, rue Camille-Flammarion. Dans une interview parue récemment dans la revue Agone, Jacky évoque le matin, avec l’odeur du café, le bruit du soufflet de sa mère qui soude dans la cuisine, sur un petit établi qu’elle s’était installé, travaillant au noir et à la pièce pour un patron, afin d’arrondir les fins de mois.

Avec Denise, il se rendait parfois le dimanche rue Crussol pour déjeuner chez la tante Julia ; en raison de ses opinions, Julien, n’était guère le bienvenu dans cet appartement petit-bourgeois. À la mort de la tante Julia, Jacky avait reçu une certaine somme d’argent qu’il utilisa pour acheter un gros stylo à encre de la célèbre marque Montblanc. L’idée de se servir du fameux stylo pour signer des accords qui entamaient de quelques pourcentages la plus-value des patrons le réjouissait beaucoup !

Quitter la rue Camille-Flammarion lui fut un déchirement. Se retrouver dans les Yvelines, à Fontenay-le-Fleury, avec seulement un ou deux cars par jour pour aller en ville, fréquenter le lycée Hoche à Versailles l’ont démotivé ; il s’ennuyait, faisait l’école buissonnière et venait retrouver les rues de Paris et ses copains du lycée Chaptal, boulevard des Batignolles.

Ayant visité l’imprimerie du Croissant, avec son père qui était devenu correcteur, il avait été séduit, d’autant qu’il aimait déjà beaucoup lire et qu’il s’intéressait à la fabrication des livres. Il entre alors à l’école Estienne, boulevard Blanqui. Est-ce dans cette école qu’il apprend certaines expressions de l’argot des typographes comme « prendre un manche » ou « être bœufier » ?

À partir de mars 1960, c’est la rue Curial qu’il arpente pour se rendre à son premier boulot, dans l’une des plus grosses imprimeries de Paris, chez Georges-Lang.

À la fin de l’année 1960, il lui faudra quitter Paris pour faire son service militaire et la guerre d’Algérie. Sur les conseils de Julien, il choisit d’être muté dans les compagnies sahariennes. Cela lui permettra d’éviter les affrontements violents. Il retournera à plusieurs reprises dans ce pays.

De retour d’Algérie, il revient chez Georges-Lang jusqu’en 1965 et entre à l’Imprimerie municipale de la Ville de Paris. Il ne travaille plus de nuit et commence « à se réveiller » en devenant délégué des correcteurs.

En 1966, il fait la connaissance de Gaston Leval, correcteur également, mais qui est surtout l’animateur du Cercle de sociologie libertaire et qui publie les Cahiers de l’humanisme libertaire. Jacky se rendra alors souvent boulevard Edgar-Quinet.

À la même période, il rencontre aussi les militants de la Révolution prolétarienne, dont le siège est dans le 18e arrondissement, rue Jean-Robert. Arrive alors 1968 : du Quartier latin, à l’union locale CGT du 4e arrondissement, les pavés de Paris le voient beaucoup… À cette occasion, il découvre —avec d’autres — que la CGT et le PC peuvent se comporter en briseurs de grève.

Les années 70-80 seront fort riches : d’une part, les luttes dans le Livre, son investissement croissant dans le syndicat des Correcteurs et, d’autre part, la création de l’Alliance syndicaliste, avec la publication du mensuel Solidarité ouvrière, accapareront.beaucoup Jacky. C’est en 1973 que je l’ai rencontré pour la première fois rue de la Bastille dans un théâtre où se déroulait un meeting de soutien aux pigistes de l’Encyclopédia Universalis en grève. Il a fallu se battre rue d’Enghien contre Amaury et se cacher dans des poubelles avenue Michelet à Saint-Ouen pour échapper à la police ; il fallait aussi soutenir les travailleurs de Chaix rue des Rosiers à Saint-Ouen ou de l’IMRO à Rouen, de la Néogravure ou de Caron-Ozanne, de la biscuiterie Azur ou des piles Wonder. C’est à cette période qu’il quitte Saint-Cyr-l’École et qu’il revient à Paris, rue des Maraîchers ; ensuite, il se rendra fort souvent villa Armand chez Jeanne-Marie : c’est là que leur fils Marc vivra ses premiers mois, avant qu’ils ne déménagent vers Les Lilas et Bagnolet.

Il y avait les permanences à la « Grande Bourse », rue du Château-d’Eau, les AG du syndicat à l’annexe de la rue de Turbigo et les réunions du Comité Inter, boulevard Blanqui. Il y eut la fête pour le centenaire du syndicat en 1981 à la cartoucherie de Vincennes avec toutes les entreprises de la presse, de la SIRLO, rue du Louvre, à France-Soir, rue Réaumur, du Monde, boulevard des Italiens au Journal officiel, rue Desaix, et tant d’autres cassetins qui ont reçu la visite de Jacky, devenu secrétaire du syndicat.

On allait aussi manifester à Besançon avec les LIP qui avaient décidé de vendre leur production ou au Larzac avec les paysans, contre l’armée… On allait au Portugal « cueillir quelques œillets » ou en Espagne, se réjouir de la mort de Franco et de la renaissance de la CNT. Plus éloignés géographiquement, les courageux militants du SMOT en URSS, comme les Solidarnosc de Gdansk et de Nowa Huta, subissant la répression stalinienne, recevaient soutien moral et financier, y compris contre la direction de la CGT.

Les permanences de l’Alliance se sont tenues d’abord rue Jean-Robert, puis rue Jean-Pierre-Timbaud. À partir des années 75, des contacts se noueront avec les militants de l’UTCL et une conférence nationale des travailleurs libertaires se déroulera à Paris dans le 19e arrondissement. En septembre 1978, la conférence des anarcho-syndicalistes se tiendra à Rouen.

Malheureusement, ces tentatives de faire travailler ensemble des militants syndicalistes et libertaires seront toujours difficiles, au grand désespoir de Jacky.

En 1981, après la dissolution de l’Alliance syndicaliste, les militants parisiens créeront avec d’autres le groupe Pierre-Besnard qui adhérera à la Fédération anarchiste. Jacky fréquentera alors la rue Amelot.

1981, c’est aussi l’année de naissance de Radio libertaire et il y parlera régulièrement, depuis les studios de Montmartre, puis ceux du Père-Lachaise, essentiellement au cours de l’émission des « Chroniques syndicales », le samedi à midi, mais aussi dans l’émission de la CNT, le mardi soir.

Il ne faudrait pas oublier le Comité Espagne libre, dont le siège était rue Berthe, ni le local du cercle Garcia-Lorca, rue Gracieuse, qui hébergeait Frente libertario.

Soutenir des syndicalistes qui subissaient licenciements ou répression nécessitaient aussi des déplacements pour rencontrer les ouvrières de la Chemiserie Cousseau à Cerisay dans les Deux-Sèvres, les dockers de Saint-Nazaire, les clavistes de Lyon, les sidérurgistes d’Usinor à Dunkerque, les métallos de Vallourec à Saint-Dizier ou les postiers de Lyon. Que de pauses café sur les autoroutes !

Ce qui était déconcertant avec Jacky, c’est qu’il pouvait être si incisif, si vif dans les débats et si lent dans les choses de la vie quotidienne !

À la fin des années 70, du fait de la mort de Marie Theureau, une grande amie de Julien, Jacky héritera d’un local, rue Saint-Fargeau. Ce petit bâtiment dans un jardin, le foyer Alizés-Theureau, était le siège de la FAI, Fédération des anationalistes interlinguistes. Jacky y était souvent venu avec ses parents et racontait qu’après les réunions, Julien les emmenait déjeuner dans un restaurant du quartier où le bœuf gros sel était fréquemment à la carte. Quand il vendra le local de la rue Saint-Fargeau, ce sera pour acquérir et participer à ce que certains appellent aujourd’hui « le phalanstère de Bagnolet » !

Plus récemment, Jacky aura aussi beaucoup arpenté le passage du 33, rue des Vignoles, siège de la CNT, qu’il se réjouissait de voir revivre, surtout depuis les grèves de la fin de l’année 1995 et à l’occasion de la semaine d’activités du 1er Mai 2000.

Il faudrait aussi évoquer tant de meetings et d’assemblées générales dans les Bourses du travail ou à la Mutu, tant de manifestations de République à Bastille ou de Nation à Opéra, pour les 1er Mai ou, par exemple, le 23 mars 1979 avec les sidérurgistes !

Il faudrait aussi mentionner les voyages d’agrément : Londres et Moscou, le Québec et l’Algérie, l’Écosse et la Grèce, la Sicile et l’Égypte…

Et puis, c’est le dernier déplacement vers l’hôpital Avicenne à Bobigny, ce mardi 4 juin. Personne ne veut croire qu’il n’y a plus rien à faire, mais on en a tous peur…

Malgré la souffrance physique et morale, avec la révolte face à l’impuissance des médecins à combattre ses maladies, Jacky restait lui-même. Une anecdote seulement : il me confiait qu’il n’avait pas pu respecter le régime sans sel qui lui avait été prescrit et qui aurait ralenti la progression de la maladie, mais, plutôt que de se plaindre de la fadeur des aliments, il me racontait l’histoire des Touaregs, et la richesse qu’ils avaient acquise grâce au commerce du sel !

Jusqu’à la fin, Jacky aura été un révolté : à l’hôpital, il pleurait de rage et de tristesse de ne pouvoir se rendre à Séville et de n’avoir pas fait la révolution ! Il estimait qu’il ne pouvait pas confier sa détresse au personnel soignant, craignant de passer pour fou avec cette idée de révolution !

On pourrait reprendre à son sujet l’expression qu’utilisait Jean-Pierre Germain dans le dernier numéro de Solidarité ouvrière, en
mars 1981, « un forçat de l’anarchosyndicalisme » : en effet, il s’était engagé à poursuivre le combat de ses anciens, bien sûr celui de Julien Toublet, dit Jean Thersant, son père, mais pas seulement : Marcel Body, Basile Hernaes, Ferdinand Charbit, Antonio Barranco, Georges Yvernel, Raymond Guilloré, Pierre Rimbert, Gomez-Pelaes et tant d’autres, connus et inconnus. Il n’y a que les dernières semaines de maladie qui auront fini par avoir raison de son énergie.

Comme nous autres, il l’aura tant rêvée la révolution !

À nous de prendre exemple sur la continuité de son engagement : combien en aura-t-il vu se décourager et abandonner le combat ? Même si la tâche est ardue, même si l’objectif est situé à l’infini, à nous de continuer à faire vivre le rêve, l’utopie, de changer le monde !

Gardons à l’esprit la citation de Georges Sorel qu’il avait choisie pour clore la préface de la réédition par la CNT de deux textes d’Émile Pouget, La Confédération générale du travail et Le Parti du travail en 1995 : « Si l’on échoue, c’est la preuve que l’apprentissage a été insuffisant ; il faut se remettre à l’œuvre avec plus de courage, d’insistance et de confiance qu’autrefois ; la pratique du travail a appris aux ouvriers que c’est par la voie du patient apprentissage qu’on peut devenir un vrai compagnon ; et c’est aussi la seule manière de devenir un vrai révolutionnaire. »

Élisabeth Claude « sa soeur en anarchie »