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Le Musée du soir

De la pierre humide à Internet

itinéraire de deux éditeurs-imprimeurs bénévoles
Le jeudi 10 juillet 2014.

« II est temps que le travailleur laisse de côté sa timidité ordinaire et se décide à produire lui-même ses observations et ses idées par la plume comme par la parole. »
Eugène Varlin (1839-1871)



De 1957 à 1968, les frères Berteloot, mineurs de fond dans le Nord, ont animé et imprimé la revue Le Musée du soir. Ils animent aujourd’hui l’Association pour la promotion de la littérature ouvrière (Aplo), qui possède son site sur Internet.

Le Musée du soir

C’est, à l’origine, une expression utilisée par Gustave Geffroy, journaliste et critique d’art à la fin du XIXe siècle [1]. Le terme en a été repris par Henry Poulaille, en hommage à Geffroy, pour désigner ce singulier lieu de rencontre, bibliothèque, lieu de discussion, ouvert de 1934 (après le 6 février, ce qui n’est pas un hasard) à 1940 (pour les raisons qu’on imagine), que Poulaille créa avec, entre autres, le charpentier-écrivain René Bonnet et Paul A. Loffler [2]

En juin 1954, deux bouquinistes, Ferdinand Teulé et Louis Lanoizelée, reprennent le titre, avec l’accord de Poulaille, et sortent le nº 1 (et unique) de la première série de la revue Le Musée du soir littéraire et artistique avec, à la une, un vibrant hommage de Poulaille à Marcel Martinet. Trois séries suivront, la seconde animée par Hector Clara, la troisième par René et Paul Berteloot, ouvriers mineurs du Nord qui prendront la « relève » pour la série suivante (de 1957 à 1962) encouragés en cela par René Bonnet et Constant Malva. Suivra une « nouvelle » (et dernière série), de 1966 à 1968. Ils avaient déjà à leur actif une petite revue ouvrière, qui n’a pas dû dépasser les quatre numéros — intitulée Par le livre et la plume — avec la complicité d’un autre ouvrier mineur, Ignace Flaczynsky [3].

Pour ce faire, ils ont d’abord utilisé les techniques « rudimentaires » de la pierre humide et du nardigraphe (occasion pour le lecteur d’enrichir son vocabulaire en matière d’imprimerie) avant que Louis Lanoizelée ne les aide à se procurer une machine plus sophistiquée : « Une presse à épreuves et quelques polices de caractères Sudel. Marché conclu à bon prix. La sortie du Musée du soir en typo fut un événement, pour Paul et moi. Que d’heures passées à composer à la main, tirer à la main, puis distribuer les caractères sans traîner pour pouvoir composer de nouveau. Ceci dans notre chambre. Les feuilles fraîchement imprimées séchaient sur le lit. »

Littérature prolétarienne

Durant douze ans, les frères Berteloot vont consacrer leur énergie à maintenir vivante cette « tradition » de la littérature prolétarienne, bien que celle-ci ne soit plus guère de mise en ces années d’après-guerre : prédominance du Comité national des écrivains (« Il manquera toujours un A à votre nom », disait « spirituellement » Louis Aragon à Michel Ragon), influence de l’existentialisme à la sauce Sartre, puis nouveau roman façon Robbe-Grillet. Pourtant, de nombreuses revues, plus ou moins éphémères, ont tenté de maintenir le cap : Les Cahiers du peuple (Michel Ragon) qui fusionneront avec Peuple et Poésie de Jean l’Anselme, Peuple et Culture (Benigno Cacéres), Après l’boulot (Maurice Lime, hélas doriotiste notoire), Faubourgs, qui se veut dans la continuité des Cahiers du peuple. Une étude serrée de toutes ces revues serait certainement très profitable.

La plupart des numéros du Musée du soir se divisaient en plusieurs rubriques ; poèmes (Jules Mougin, Francis André), textes et récits (René Bonnet, Constant Malva, René Berteloot lui-même), études et documents (Poulaille, Loffler, Malva, Ragon…). En tout, une quarantaine de collaborateurs, bénévoles bien évidemment. Et n’oublions pas les deux suppléments », l’un dû à Hem Day : Essai d’une bibliographie consacrée à la mine et aux mineurs, l’autre dû à Paul Feller : Nécessité, adolescence et poésie (11 fascicules, 326 pages, préface de Poulaille : « Le droit à l’établi »). Malgré ses qualités, Le Musée du soir, comme beaucoup de revues ouvrières, a eu du mal à atteindre son public : à peine plus d’une centaine d’abonnés (relativisons quand même : Jean Schlumberger confiait à Michel Ragon que la prestigieuse NRF, après trois ans d’existence, n’atteignait qu’à peine elle aussi la centaine d’abonnés [4]). Rien de surprenant, en ce cas, à la lecture de l’avant-dernier numéro, « Les raisons d’un silence » : « Nos difficultés permanentes et de tous ordres, combien de fois ne les avons-nous pas répétées ? […] Que quelques abonnés négligent de verser leur souscription, et nous voilà dans l’impossibilité de payer l’imprimeur [5]. […] La parution de chaque cahier exige un travail que nous faisons de bon cœur, mais en plus de notre gagne-pain ; nous ne sommes à l’abri ni de la lassitude, ni de la maladie, ni de l’imprévu. […] Il faut savoir qu’aucune organisation politique ou religieuse, ou quoi que ce soit, ne contrôle ni n’inspire notre publication. » La revue cessera sa parution en décembre 1968. Mais, notera Vital Broutout : « La tentation est grande de citer tout ce que Le Musée a non pas engendré, mais suscité, je ne sais si l’ouvrage de Michel Ragon [6] s’est donné cet objectif, mais je serais tenté de le croire, tant cet ouvrage me fait penser au lac où aboutissent les mille et une sources de l’écrit prolétarien[[Introduction à Littérature prolétarienne en Wallonie, Plein-chant, 1985.]. » Autre « lac », bien proche du Musée du soir dans l’esprit, les éditions Plein-chant d’Edmond Thomas qui continue inlassablement depuis 1970 son grand œuvre d’éditeur-imprimeur et qui mériterait sans aucun doute une grande et belle page dans ce journal, ne serait-ce que pour sa collection « Voix d’en bas » ou Les Cahiers Henry Poulaille. Tout un programme !

Et maintenant ? « Deux déménagements, dit mélancoliquement René Berteloot, valent un incendie. » Il y a encore trois mois, les frères Berteloot ne disposaient plus d’un seul exemplaire de leur revue. La collection se complète peu à peu, avec un double but : regrouper l’ensemble (vingt-six numéros), pour leur satisfaction (c’est leur travail d’après le travail), puis aussi regrouper les numéros en un ou plusieurs lieux, de manière à ce que les chercheurs ou simplement les curieux n’aient pas à faire ce bizarre tour de France ou d’Europe des particuliers ou des bibliothèques (BNF, Roubaix, Strasbourg, Troyes, Bruxelles, Genève et autres. La palme à ce conservateur de bibliothèque qui a répondu : « Il n’y a pas de ça chez-moi »). Notre mémoire s’éparpille ! À croire qu’on veut nous fabriquer, sciemment ou non, un Alzheimer prolétarien… À quoi peut bien servir le dépôt légal en trois exemplaires ? Paul Berteloot a son idée sur la question : « Je dis que je suis sérieux quand je parle de censure, dans les années 1950, parce que, peu après notre première déclaration d’édition au dépôt légal, nous fûmes, René et moi, convoqués à la sous-préfecture de Douai, où deux agents des Renseignements généraux nous ont soumis à un interrogatoire en règle sur la raison de notre publication, son éventuelle connotation politique, ou syndicale, si nous-mêmes fréquentions ou même avions des contacts avec une quelconque organisation anarchiste, etc. Il faut croire que cela nous a quelque peu marqués, puisque je m’en souviens encore, très précisément. » Il est vrai, de toute façon, que depuis la thèse de René Bianco (1987) Le Musée du soir est estampillé « périodique anarchiste », ce qui semble ne troubler que très modérément le sommeil des frères Berteloot !

Et maintenant encore ? Nos deux retraités ont créé l’Aplo (http://litteratureouvriere.fr/). L’association a, comme il se doit, son site Internet et propose divers « services » : entre autres un répertoire des écrivains ouvriers, un forum de discussion qui permet de débattre sur la littérature prolétarienne. Un Musée du soir, tel que le rêvait Poulaille, pour lequel il n’y aurait pas à pousser les murs pour accueillir tout le monde ; un moyen de fédérer tous ceux pour qui le terme de littérature prolétarienne a encore un sens : des ouvriers, des prolétaires (et, de nos jours, le terme de « prolétaire » a évolué, certains portent col blanc, mutation sociologique oblige) qui ont écrit, écrivent et écriront. Comment définir un écrivain prolétarien ? Hier ? Et aujourd’hui ? Autant de questions qui restent d’actualité !

Salut fraternel, en tout cas, aux frères Berteloot, au Musée du soir et à l’Aplo.

Jean-Dominique Gautel


N.B. Pour de plus amples informations sur les noms cités, consulter L’Histoire de la littérature prolétarienne, de Michel Ragon et/ou le « Maîtron en ligne », ou, à défaut, le Dictionnaire des écrivains prolétariens de Thierry Maricourt. Les citations des frères Berteloot proviennent d’une correspondance privée ; elles sont publiées avec leur accord. Toute réaction à cet article sera la bienvenue : le lecteur pourra envoyer un courriel à l’adresse suivante : jdgautel@laposte.net


[1« Musée du soir aux quartiers ouvriers », article de Geffroy consultable sur le site Gallica de la BNF.

[2Voir l’article de Christian Porcher : « Le Musée du soir, un lieu de culture prolétarienne », revue Itinéraire nº 12, consacrée à Henry Poulaille.

[3Une biographie à faire !

[4Michel Ragon, D’une berge à l’autre.

[5À partir de 1966, l’impression de la revue a été confiée à un imprimeur.

[6Il s’agit de L’Histoire de la littérature prolétarienne, Albin Michel, 1974.