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Hommage

Alexandre Skirda, l’anar du quai Saint-Michel

février 2021.

HISTOIRE POLITIQUE. Homme discret voire secret sur ses amitiés et sur son action militante, Alexandre Skirda vient de s’éclipser à la toute fin de cette année ravageuse pour les penseurs et figures libertaires.



Il est né en 1942 à Paris de parents russe et ukrainien. Il a commencé à militer dans les rangs libertaires au début des années 1960, dans un petit groupe communiste libertaire, le « Groupe d’études et d’action anarchiste ». Après, il faut le suivre dans les entrelacs d’un micro-monde.

Il a rejoint l’Union des groupes anarchistes communistes, participé à la fondation du Mouvement communiste libertaire qu’il a quitté par rigueur organisationnelle pour rejoindre l’Organisation révolutionnaire anarchiste, où il a milité sous le pseudonyme de Brévan. Partisan d’une organisation anarchiste structurée, il était du côté des « plateformistes » de l’anarchisme russe, considérant leur option non pas comme un mouvement philosophique et culturel, mais bien une branche du mouvement ouvrier. Mais il était avant tout un passionné d’histoire, qui participa à plusieurs groupes de réflexions sur la mémoire du mouvement libertaire. Cette passion se transforma en un ensemble de publications approfondies sur l’anarchisme russe. Comme Kronstadt 1921. Le prolétariat contre le bolchevisme et Les Anarchistes dans la révolution russe. Au fil des ans, Il augmentait régulièrement ses publications que les Éditions de Paris-Max Chaleil, l’un de ses plus fidèles éditeurs, rééditaient. Dans les années 1970, les archives soviétiques n’étaient ouvertes qu’à quelques personnalités, triées sur le volet par le Parti-État soviétique. Skirda n’était pas persona grata. C’est de Paris qu’il a patiemment rassemblé les documents auprès des militants en exil et traduit les textes disponibles en langue russe. Il mettait parfaitement en évidence la responsabilité de Trotski dans la répression de Kronstadt et n’avait de cesse de souligner la part importante de l’anarchisme dans la Russie des soviets tant sur la promotion des idées que sur l’organisation sociale.

De son œuvre on retiendra surtout sa biographie de Nestor Makhno, Le cosaque libertaire et plus largement celle du mouvement anarchiste ukrainien, la makhnovtchina. La première version de son livre date de 1982 et les éditions Spartacus viennent de publier la toute dernière édition, la cinquième. Il y retrace ses quatre années de lutte contre les Rouges et les Blancs, en proposant une généalogie et aussi en analysant sa légende. Il a poursuivi ce travail sur Makhno en traduisant ses Mémoires et l’intégralité de ses œuvres en 2009, un travail magistral disponible aux éditions Ivréa. Le traducteur aura fait connaître également au public francophone, la figure de l’essayiste libertaire polonais, Jan Waclaw Makhaïski (1866-1926) et son ouvrage passionnant, Le Socialisme des intellectuels, critique des capitalistes du savoir.

Excellent historien du dimanche, il a été soucieux de préserver la mémoire des militants en recueillant leurs témoignages directs, enregistrés ou filmés (avec la complicité de Bernard Baissat). Ce qui a abouti au magnifique livre de Marcel Body, Un Piano en bouleau de Carélie, lui aussi constamment réédité depuis. Il a fait de même avec le libertaire suisse André Bösiger en co-écrivant ses mémoires Souvenirs d’un rebelle, sur l’anarcho-syndicalisme dans le monde helvétique. Il enregistra également le témoignage de plusieurs militants historiques contemporains de Makhno, comme Nikola Tchorbadieff. À la fin de sa vie, il avait élargi le champ de ses recherches à l’esclavage en Russie et à l’histoire de ce pays. Il avait levé aussi un dernier lièvre dans son ultime travail de recherche : soit le copié-collé de Marx, montrant, après deux militants libertaires qui avait flairé la supercherie au XIXe siècle, que le Manifeste communiste emprunta beaucoup au Manifeste de la démocratie de Victor Considérant (recension du livre Un plagiat « scientifique » : le copié-collé de Marx parue dans le ML 1815 de mars 2020. NDLR).

Alexandre était aussi devenu depuis le début des années 1980, un bouquiniste hors pair. Passer le voir sur les quais, c’était s’assurer de repartir un peu moins riche sur un plan financier mais certainement pas sur celui de l’humanité et des idées. Pour ceux qui ont eu la chance de l’approcher, il était passionné et pas uniquement par l’histoire de l’anarchisme. Sous ses airs bourrus, il savait se montrer généreux. Alors que je travaillais sur Voline, le poète et théoricien de la « synthèse anarchiste » pour le numéro de la revue Itinéraire, il m’a ainsi introduit auprès de Nikola Tchorbadieff, alors que cette tendance politique n’était pas vraiment sa tasse de thé.

Cruelle ironie de la faucheuse, Alexandre Skirda est donc décédé le 23 décembre, quelques semaines avant le centième anniversaire de la répression contre la Commune de Kronstadt et de la makhnovtchina. On essaiera de le faire à ta place, la larme à l’œil. Salut Alex.

Sylvain Boulouque
Texte paru sur le site Les influences