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Histoire et révolution

Chronique d’une mort annoncée

Le jeudi 9 avril 1992.

La révolution pour quoi faire ? Est-elle encore de mise dans une société où tout semble si futile, et ou l’idéal devient une denrée rare ?

Autant de questions que pose Bertrand du groupe Humeurs Noires de Lille. Autant de questions qui conduisent à une radioscopie du mouvement révolutionnaire, et par là-même libertaire.



Ironie d’une époque où la fin de l’Histoire, tant de fois prédite, louée et attendue par les théoriciens révolutionnaires d’hier arrive en pleine figure des militants révolutionnaires d’aujourd’hui ! Évidemment pas la fin radieuse promise par nos mentors d’hier ni d’ailleurs celle, officielle, qu’on nous sert tous les jours — celle de la fin des luttes et de la démocratie bourgeoise victorieuse partout et à jamais. Non, notre fin de l’Histoire semble bien être cet espèce de brouillard où l’action révolutionnaire semble avoir perdu ses traces. Reste-t-il un exemple de révolution qui soit restée fidèle à se buts ou qui n’ait pas été écrasée ? Apparemment non. Alors à quoi bon lutter, à quoi bon espérer le « grand soir » ? Cet image faisait encore peur au pouvoir en 68 ou il y a dix ans, mais maintenant… La fin de l’Histoire révolutionnaire, c’est bien là le calvaire qu’on semble préparer au monde et le ghetto où nous enfermer, nous les anarchistes.

Un idéal inapprochable

J’ai eu le malheur, lors de discussions avec des compères étudiants, en présentant en quelques traits l’anarchie (vocable tellement plus poétique que celui d’anarchisme) de préciser sa dimension révolutionnaire. Qu’avais-je dit là ! Il me semblait pourtant qu’anarchie et révolution allaient de pair. Mais non ! Si mes interlocuteurs pouvaient trouver attrayant l’idéal anarchiste — la démocratie directe, l’entraide, le fédéralisme libertaire — cet idéal était évidemment inapprochable. Quant à la révolution… J’avais à peine prononcé le mot que, en voyant leur air interrogateur, leur mine désabusée ou leur sourire vaguement narquois, je ne pus m’empêcher de me sentir quelque peu honteux et dérisoire : la révolution, comment avais-je pu moi-même prononcer ce mot si incongru, si rabâché, si… archaïque ! La révolution est bel et bien morte pour eux. Qu’on est loin de Mai 68 chez ces étudiants de 1991, dépourvus de toute trace de romantisme révolutionnaire ! Comment un tel changement a-t-il pu s’opérer en si peu de temps ? Vingt ans, c’est l’intervalle entre deux révolutions crébondieu ! Juste le temps nécessaire pour rassembler ses forces et se lancer à nouveau à l’assaut de la société honnie. Malheureusement, depuis 1968 en Europe l’ardeur révolutionnaire semble s’être éteinte. Bien des bouleversements « à l’Est », l’auto-implosion ou la mutation des régimes communistes… Mais des révolutions ? Que nenni, ou alors des simulacres macabres quand ils ne sont pas simplement ridicules ! Mai 68 est maintenant un symbole désuet ou même ringard. Les dernières survivances de la vague révolutionnaire, ces avatars monstrueux qui ont pour noms CCC, RAF, Action directe viennent de disparaître.

Mais quels mouvements se déclarent encore révolutionnaires ? Le PC, ça fait longtemps qu’il a abandonné tout projet de changement radical pour quelques éphémères ministères, des députations et quelques mairies. Il a d’ores et déjà abandonné la plupart des fondements idéologiques et devra sans doute abandonner le reste d’ici peu. De toutes façon, vu l’état de ses forces…

Reste-t-il quelque grand syndicat révolutionnaire ? Un grand quoi ?

Reste-t-il seulement des intellectuels pour oser prononcer le mot de révolution en public ? Montrez-moi donc ces oiseaux rares.

Les gauchistes ? Un petit bataillon. Les anarchistes ? Une poignée dont la portée révolutionnaire se perd dans les luttes quotidiennes et l’administration du mouve-ment. De l’activisme révolutionnaire, plus rien donc que des luttes d’arrière-garde, de défense. En France du moins !

L’idéal a bien souffert

L’idéal révolutionnaire, « la Sociale », a bien plus souffert que les idéologies dont on nous dit qu’elles ont disparues pour le plus grand bien de tous. Ou plutôt, c’est bien lui dont on veut la mort avec tant de rage. Quoi de plus vivaces en effet que toutes ces idéologies mystiques et réactionnaires que sont le culte de l’argent, de la réussite, de l’entreprise, de l’armée et la guerre des religions, de la Nation, de la petite morale de tiroir-caisse, de conformité et autres ! Le marxisme, tombé de son trône, est maintenant foulé aux pieds. Au grand soulagement des anars, las de s’être battus contre lui, heureux de se voir
les seuls héritiers de l’idéal socialiste et révolutionnaire, et impatients de voir leurs mérites reconnus. « Nous avions raison ! ». Sans doute, mais qui s’en souciera maintenant que la révolution n’intéresse plus personne ! Arriverons-nous seulement à servir de conscience libre de ce siècle — de « mémoire des vaincus », selon l’expression de Michel Ragon — où la révolution a engendré tant de monstruosités, des goulags de Staline en passant par le massacre des libertaires espagnols jusqu’à l’holocauste organisé par les khmers rouges. L’idée révolutionnaire est aussi responsable en grand partie de son déclin, elle s’est fourvoyée dans tant de voies sans issues. Reste-t-il un seul exemple de révolution qui ait su éviter le piège de la contre-révolution ? Jacobins de 1789, Russes de 1917, castristes de 1959, sandinistes de 1979, tous ont eu à affronter leurs « Blancs ». Tous furent contraints de se défendre par les armes et la répression, quand ils ne devançaient pas l’appel et se lançaient dans des conquêtes militaires… Guerre à couteaux tirés, guerre contre le reste du monde, comme le dit le Trotsky de Michel Ragon dans La Mémoire des vaincus : « Qu’ai-je proclamé devant les plénipotentiaires allemands à Brest-Litovsk ? Que nous nous retirions du conflit […]. J’attendais qu’après cet acte pacifiste les ouvriers allemands, autrichiens, français, anglais, italiens décrètent la grève générale et congédient eux-même leur armée. […] Le prolétariat occidental ne bougea pas. Et les armées allemandes se ruèrent sur la Russie désarmée. Puisque le monde entier voulait écraser notre révolution, il fallait bien que j’organise des groupes de partisans. »

Aucun n’a résisté à la tentation du durcissement doctrinal du régime, même si certains étaient plus enclins, beaucoup plus enclins que d’autres à ce pénible travers. La contre-révolution, même vaincue, scellait la mort de la révolution. Le durcissement du régime, la longueur des combats amenaient la méfiance du peuple et un nouveau durcissement, de nouvelles purges… Le combat contre de perpétuels contre-révolutionnaires en devient la méthode de gouvernement la plus usitée.

On pourrait croire que les anarchistes, lors de leurs expériences révolutionnaires, ont réussi à éviter ce piège. Ce serait se leurrer. Ainsi, il y a eu par exemple ces ideinys, ces anars ralliés aux bolcheviks, complices conscients ou non des pratiques de ces derniers et complètement intégrés dans la machine d’État infernale mise en route par les disciples de Lénine et Trotsky ! Victor Serge fut l’un d’eux. Mais plus inquiétant encore, au sein de la révolution espagnole, un phénomène semblable n’a pas tardé à se manifester avec ces quatre anarchistes entrés au gouvernement. Pourquoi ? Michel Ragon donne sa version des faits à travers le personnage historique de Federica Montseny : « L’an dernier - c’est seulement fan der-nier - il n’était plus nécessaire de détruire l’État, écroulé de lui-même. Nous nous trouvions en situation anarchiste exemplaire. […] Ce fut à ce moment que nombre de nos militants furent pris de panique. L’État détruit, se révélaient comme un vide, un gouffre, qu’il fallait combler avec d’autres structures qui n’existaient pas […]. Les relations internationales, la guerre moderne, tout cela nous surprenait dans toute son urgence. […] D’où l’acceptation provisoire d’un gouvernement républicain qui ne jouerait qu’un rôle de façade, le mouvement syndical que nous contrôlions entièrement possédant la puissance, mais cet État provisoire ne tarda pas à devenir un État définitif. […] Nous étions dans le gouvernement et la rue nous échappait, […] l’unité du mouvement s’effritait. […] Nous devions accepter des postes de chefs de corps d’armée, de chefs de police, de directeurs de prison, de commissaires politiques. À chaque fois nous abandonnions un peu plus de notre raison d’être. Mais quoi, on ne gagnera pas la guerre en se contentant de défiler dans les rues, le poing levé en criant : "No pasaran I" »

De nouveaux espaces de résistance

Certes, les libertaires de la CNT furent loin d’instaurer une dictature. Les quatre ministres en question abandonnèrent leur poste au bout de quelques mois. Mais nous-mêmes butons sur la guerre et la nécessité de vaincre les ennemis de la révolution. Nous voulons nous en protéger en refusant toute idée de gouvernement révolutionnaire et en nous imposant une sorte de rigueur morale de non compromission et d’intégrité. La fin ne justifie pas les moyens. Mais d’erreurs en erreurs, parfois infimes, le moment arrive où le choix des moyens ne semble plus exister. Cruel dilemme !

L’idée révolutionnaire est donc mal en point, après ces deux siècles passés à courir la planète, après s’être elle-même disqualifiée auprès de nombre de nos contemporains. Repenser, à nouveau, ses contradictions paraît difficile. Est-ce à dire qu’il faille la laisser aux poubelles de l’Histoire ? Nous vivons dans une société sans projet d’avenir. Vouloir la changer un tant soit peu par une action commune semble Irréalisable. Chacun s’en trouve réduit à se laisser malmener au gré des soubresauts qui la traversent sans avoir la possibilité de déclencher le spasme final. Tout ceux, complices du pouvoir à qui l’idée révolutionnaire faisait si peur, se sont empressés de tirer sur cet enfant malade. Ce monde semble sans avenir et on veut nous empêcher de rêver l’après de celui-ci. La voilà, la fin de l’Histoire. Pourtant l’instabilité de la situation mondiale actuelle nous laisse penser que quelque chose doit inexorablement arriver. Toutes les contradictions que nous vivons quotidiennement devront bien trouver un aboutissement un jour. Alors, la révolution ou la guerre ? Encore une fois, on a bien l’impression d’être acculé. À la fin du XIXe siècle, de nombreux penseurs, dont Kropotkine, prédisaient l’imminence de l’effondrement du capitalisme du fait de ses propres contradictions. Survinrent alors à la fois la guerre de 14-18 et une période révolutionnaire sans précédent dès 1917. La société du XIXe siècle en est morte, mais pas le capitalisme. Notre époque semble s’écrouler sous les dissensions. La mini-guerre du Golfe en apparaîtrait presque comme une tentative de réorganisation, mais l’Afrique explose dans la famine et la guerre civile, l’ex-bloc de l’Est n’en finit pas de se désagréger, le Nord si prospère génère une masse de pauvres dont la situation n’a rien à envier au lumpenproletariat si cher à Bakounine et Kropotkine, une masse de plus en plus nombreuse. À mesure que le monde se désorganise, que certains tentent d’imposer leur Nouvel ordre mondial, de nouveaux axes de lutte s’ouvrent à nous, en même temps que de nouvelles perspectives de changement radical. Si ce monde n’a pas d’avenir, c’est peut-être finalement pour ceux qui tentent actuellement d’imposer leur domination. Mais pour nous, que d’ouvertures, soudain ! Des banlieues qui se révoltent, des dictatures qui tombent, des politiciens discrédités, des espaces de résistance qui ne cessent de s’ouvrir. Il reste encore, et ce n’est pas une mince affaire, à réhabiliter l’idée révolutionnaire, à la poser à nouveau en alternative mais aussi à mettre en communication tous ces espaces de résistance… À les fédérer en quelque sorte, pour qu’ils deviennent une véritable force de changement et prennent le relais d’un mouvement ouvrier défunt depuis longtemps.

Bertrand (gr. Humeurs Noires - Lille)