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À propos du décès de Jeanne Humbert

Le jeudi 11 septembre 1986.

« Sera puni quiconque aura décrit, divulgué ou offert de révéler des procédés propres à prévenir la grossesse… » C’est pour avoir combattu cette loi que notre camarade Jeanne Humbert sera condamnée et incarcérée dans la prison de Saint-Lazare. Elle s’est éteinte au début du mois d’août, âgée de plus de 90 ans. La pugnacité ça conserve… à travers les guerres, à travers les luttes, à travers sa vie pleine de combats, dans Génération consciente, La Grande Réforme, et bien plus près de nous dans Le Réfractaire avec May Picqueray. Nous avons choisi de lui rendre hommage en publiant un article (« Con-naissance et culture de soi : quelques réflexions sur les mythes sexuels et autres ») paru dans la revue La Rue (nº 27, 3e et 4e trimestre 1979, en vente à la librairie du Monde libertaire). 11 importe que le féminisme anarchiste soit mieux connu.

La rédaction



Il peut paraître étrange qu’à notre époque de prétendu progrès social, sinon humain, et malgré l’évolution des mœurs, un raz de marée érotico-délirant, une licence sexuelle jusque-là inconnue, la liberté pour la femme, enfin obtenue, d’être mère à son gré, la législation de l’avortement (…), il soit encore nécessaire de définir plus nettement certains phénomènes primordiaux attachés à la vie de chacun. C’est donc qu’en dépit des apparences il demeure au fond des esprits, en général, des obscurités tenaces héritées de longue date et qui resurgissent du passé. Cela tient, je crois, à un persistant restant d’atavisme judéo-chrétien, dans lequel même ceux qui se croient affranchis semblent parfois encore englués, et qui pèse toujours sur tout ce qui touche à l’amour, à l’acte physique surtout, et l’entoure d’une sorte de halo d’impureté, « Il est plus difficile de désintégrer un préjugé qu’un atome », a dit Einstein.

Remorqué à sa sortie des grottes par les seules religions, l’homme, d’après le docteur Pierre Simon, « ne distinguait pas le divin du naturel. Science, philosophie et religion inextricablement mêlées ne lui permirent qu’une acquisition lente de la connaissance des phénomènes de la nature. » Ceux qui ont quelque lecture sur le sujet, et qui ont eu l’avantage des études du genre de celle, par exemple, très instructive, de l’écrivain anglais Rattray-Taylor : Une Interprétation sexuelle de l’histoire, ont pu se rendre compte du rôle prépondérant de l’Église, de l’Église médiévale surtout, de ses codes, de ses principes rigoureux eu égard à la chose sexuelle, ainsi que des persécutions, des pénitences, des châtiments, des tortures que ses tribunaux spéciaux infligeaient aux mal-heureux contrevenants. De tout cela, beaucoup d’interdits perdurent, malgré les poussées contestataires qui se manifestent périodique-ment. (…)

L’amour est, sans conteste, l’une des plus grandes, des plus impérieuses préoccupations humaines. On peut dire que tout tourne autour, tout s’y rapporte, et ceci au cours de toute la vie. Tant en littérature qu’en poésie pure, en peinture, en sculpture, en musique, au théâtre, partout, enfin, les artistes, les poètes, les écrivains s’en sont inspirés, l’ont décrit, chanté, magnifié, parfois maudit. Et l’on n’a pas fini d’en débattre. Un grand nombre de livres contiennent des pages précieuses, hardies, de grande sensibilité et de vérité parfois amère. « C’est dans les livres que j’ai découvert l’univers », écrit J.-P. Sartre dans Les Mots. Il est vrai que les livres choisis avec discernement renferment dans leurs développements, leurs évocations, des avis dont il est bon et souvent profitable de s’imprégner. Ces fenêtres ouvertes sur des sentiments inexplorés ou restés confus dans l’esprit ravissent cette soif de connaître et enrichissent tous ceux dont la curiosité reste sans cesse insatisfaite. Il est regrettable que le goût de la lecture déserte tant de nos jeunes, et de moins jeunes aussi, pris de trop de divertissements, parfois, hélas ! bien inférieurs. (…)

Il est de toute évidence que le désir de rapprochement entre l’homme et la femme est d’abord sous la dépendance directe de l’attrait charnel. Alfred Fabre-Luce dans son livre L’Homme-Journal écrit ceci : « Le coït n’est qu’un stupide réflexe de l’espèce s’il ne s’accompagne d’aucun amour véritable, aucune découverte de l’intelligence ou de la sensibilité. » On peut ne pas partager en entier l’opinion de cet auteur, mais il faut convenir que, même très ardemment épris, on ne peut faire l’amour vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; qu’il y a par conséquent, des vides à combler entre les transports amoureux ; lesquels d’ailleurs s’atténuent, on le sait, avec l’excès même et la redoutable habitude.

Paul Robin, à qui il faut sans cesse revenir, disait : « L’amour est un art que quelques-uns devinent, mais que presque tous doivent apprendre.  » Il entendait par là que cet accès au bonheur dans sa plénitude, dans son harmonie la plus accomplie, celui qui allie à la fois les sens, les sentiments affectifs, la compréhension, n’est pas aussi facile à atteindre qu’il y paraît à première vue, car cette harmonie, si délicate à réaliser, est aussi très facile à détruire. En effet, dès l’abord, ni l’un ni l’autre des partenaires ne se connaît et ne s’évalue selon la vérité de son propre état naturel, et l’on peut ainsi perdre, gaspiller et définitivement gâcher ce qui aurait dû créer et protéger cette harmonie sexuelle et sentimentale tant souhaitée et en général si peu obtenue.

Dans cette course au bonheur où nous voyons trébucher tant de couples, il y a, certes, pas mal d’obstacles à surmonter. Or à la base de toute conquête, de toute évolution, de quelque ordre que ce soit, il y faut une préparation, une indispensable connaissance, une éducation non seulement sexuelle mais totale de l’individu.

De quoi s’agit-il donc ? Eh bien, d’abord, pour l’homme comme pour la femme, de bien se connaître soi-même pour se modifier, s’améliorer, prendre conscience de sa valeur intérieure sans complaisance mais sans humilité ; avoir respect de soi, affermir sa personnalité, sa structure ; se placer hors du troupeau, du tout-venant ; fortifier sa volonté. Prendre en toute circonstance une position nette et digne. Ne pas se plier aveuglément, par paresse d’esprit et sans analyse aux usages de la routine communément suivis qui conditionnent, sclérosent la pensée, médiocrisent les sentiments et enferment tout être dans une sorte d’œuf dont il lui semble impossible de briser la coquille. Se créer aussi un idéal, élever son jugement, cultiver ses connaissances, contrôler ses réactions impulsives, freiner ses instincts agressifs ou brutaux. Rejeter ce penchant « propriétariste » de jalousie possessive, si profondément enraciné chez beaucoup. Enfin, essayer de parfaire ce que l’hérédité, le terrain familial et le milieu social ont mis en chacun de bon, et lutter contre ce qu’ils ont déposé de nocif pour soi et pour autrui. Cette récréation, en quelque sorte, ne peut être qu’une victoire de l’individu sur lui-même, une victoire quel quefois âprement remportée. On est toujours un peu l’artisan de sa réussite ou de son échec. Tout être intelligent et sensible doit s’efforcer au mieux, et en dehors de toute influence astreignante, de s’élever en humanité sans capituler devant les statuts conventionnels en usage dans notre société malade.

Je sais bien que cette culture de soi, indépendamment du milieu, est ardue ; qu’il y faut une constante et vigilante attention, une ténacité sans faille et aller souvent à contre-courant pour échapper aux habitudes contractées dès l’enfance, aux traditions opprimantes et contraires à tout épanouissement vital. Mais c’est un effort payant et libérateur. Il aidera puissamment ceux et celles qui le tenteront à ne pas sombrer dans des aventures douteuses qui ne sont que des contrefaçons ; à glisser sur des pentes vulgaires, déprimantes (…) ; à éviter des concessions humiliantes et regrettables. A atteindre, enfin, à un idéalisme réaliste et vivifiant.

Tout ceci est, naturellement, valable pour l’un et l’autre sexe, bien que nous sachions que l’homme et la femme sont deux êtres distincts et souvent opposés. D’ordinaire, en effet, on ne prend guère la peine de regarder avec assez d’attention, non seulement pour voir la per-sonne à qui l’on porte intérêt, mais aussi pour apercevoir la figure exacte de son état humain défini dans le sexe qui est le sien. Il nous est assez difficile de nous abstraire suffisamment de notre point de vue sexuel particulier pour raisonner impartialement à l’égard d’une personne de sexe contraire. De là, au départ, une absence de communication, de générosité mutuelle, ce qui engendre cette « guerre des sexes », ces luttes déguisées qui séparent au lieu d’unir.

Les laudateurs de la femme qui se perdent dans des formules sirupeuses emploient avec usure et ignorance des mots qui dénaturent la vérité qui les déserte : mots sonores, mots-tabous, mots-clés, mots-chocs, ces mots-maîtres, disait Mussolini qui en connaissait bien la magie, sans que ceux-ci soient, pour autant, exacts et représentatifs du but visé. Nous en avons des tas nous, Français, et, parmi eux, ceux qui figurent au fronton de tous nos monuments publics de la mairie à la prison, mots fort beaux s’ils étaient vrais : Liberté, Egalité, Fraternité. Or la liberté… où se cache-t-elle ? L’égalité ? où la trouve-t-on ? Quant à la fraternité, nous savons combien en vaut l’aune. Je me garde pour ma part de charger mon vocabulaire de ces mots dévalués qui ont perdu leur rigoureuse signification, mais qui abondent sans retenue dans les discours redondants et qui flattent délicieusement les oreilles complaisantes et complices des béats qui les écoutent.

Si donc l’égalité est un terme impropre dans le général, comment pourrait-il s’appliquer et qualifier deux êtres aussi différents qu’un homme et une femme ? Ils n’ont ni la même morphologie, ni le même psychisme, ni les mêmes réactions nerveuses et sensorielles, ce qui n’enlève à l’un comme à l’autre aucune de leurs facultés naturelles, de leurs particularités, de leurs qualités respectives, pas plus qu’il ne peut s’agir d’une hiérarchique tendance de supériorité ou d’infériorité en ce qui les con-cerne, contrairement au vieil impératif codifié par Napoléon qui accorde à l’homme un pouvoir de domination.

Sur le plan social, comme sur le plan humain, ils sont, quant à moi, absolument équivalents, ce qui, je crois, les situe plus justement que cette désignation facile et tant galvaudée d’égalité qui, pas plus là qu’ailleurs, ne répond à sa définition formelle. Je vois donc ces deux facteurs d’humanité allant de pair, chacun gardant son intégrité essentielle. Il nous est alors facile d’imaginer que ces deux êtres, malgré leur dissemblances, leurs singularités, leurs fonctions matérielles et physiologiques bien définies, leurs qualités et leurs faiblesses peuvent s’entendre, s’unir, se compléter, s’aider et s’aimer. En dehors de l’attrait physique qui, d’abord, les rapproche, en dépit de leurs divergences de goûts, d’idées ou l’antagonisme de leur formation première, il leur reste à trouver un terrain d’entente, une voie de communication non illusoire pour, dans cette période d’adaptation initiale, arriver à conclure un accord sinon parfait, du moins possible ; gardons-nous des termes absolus, la perfection en toute chose étant rarement atteinte. (…)

Jeanne Humbert


Nous tenons à remercier Bernard Baissat pour les photos qu’il a bien voulu nous transmettre. Il est, par ailleurs, le réalisateur d’un film racontant Jeanne Humbert (« Ecoutez Jeanne Humbert »)