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Le Monde libertaire a trente ans

Le jeudi 22 novembre 1984.

Nous étions au début d’octobre 1954. Dans ma librairie de la rue Lamarck, qui lui servait de siège provisoire, nous nous serrions autour du premier numéro du Monde libertaire étalé sur une table. Le premier numéro d’un journal est toujours une aventure, qui répond rarement aux espoirs mis en lui et aux efforts déployés. Ce premier numéro, comme tous les premiers numéros ne sera pas une réussite et nous laissera sur notre faim, même si chacun de nous avança de multiples raisons de satisfactions ! Mais c’était le premier numéro… Sortant d’une longue période de difficultés, la Fédération anarchiste s’était reconstituée et ce numéro, avant de courir les carrefours où les militants le crieraient, allait s’étaler dans les kiosques et annoncer aux partis, aux lecteurs, mais surtout aux militants que le journal, fer de lance de l’organisation, venait de reparaître. Ce journal qui est l’ancêtre de celui que vous avez acheté cette semaine et que peut-être vous avez donné à lire autour de vous, je l’ai devant les yeux. Bien sûr, il n’est pas parfait, mais voyons quelle a été l’idée essentielle des militants, qui au cours d’un congrès, avaient décidé sa création, et comment le comité de rédaction désigné pour le réaliser avait accompli sa tâche. Comment également avaient été rassemblés les fonds pour que le projet devienne réalité ?

Lorsqu’on décide de créer un journal, les brillants esprits qui en seront les rédacteurs s’enflamment et leur imagination se déchaîne ; les images se dessinent merveilleuses d’un journal de rêve, mais autour d’eux, des militants peu portés par leur tempérament aux exaltations, posent le vrai problème — le problème crucial — où trouver des sous ? Des sous, on va en trouver grâce à quatre personnages qui vont drainer la monnaie qui permettra au journal de vivre. Des sous, on va en trouver à travers un outil parfaitement mis au point par Suzy Chevet et par Vincey, « les fêtes », auxquelles Georges Brassens et Léo Ferré apporteront leur concours et en feront des succès retentissants. Nous verrons, pour écouter Brassens, trois mille personnes enthousiastes à la Mutualité et au Moulin de la Galette, où Ferré chantera dans une salle pleine à craquer. Le groupe Louise-Michel, qui pourtant comme la fourmi n’est pas prêteur, sacrifiera sa recette pour le journal. Et sitôt la parution du premier numéro, la liste de souscriptions sérieusement tenue à jour par Vincey près de ses sous, sera alimentée régulièrement par les militants de province.

Mais ce journal, sitôt les fonds recueillis, il fallait le réussir car on ne recommence pas deux fois une opération financière si délicate. Et c’est bien sûr le cœur serré que nous contemplions ce premier numéro, enfin étalé devant nous. J’ai dit qu’il n’était pas parfait mais contenait déjà tous les éléments qui feront sa réussite. Certes nous ne fûmes pas les seuls à noter ses défauts, et j’ai dans ma brochure Histoire du journal de l’organisation des anarchistes [1] souligné la joie de personnages qui nous voulaient du mal et qui prédisaient sa disparition à brève échéance. Trente ans déjà, ils ont bonne mine ces forts en thèmes.

Ce qui fut l’idée maîtresse du comité de presse qui était composé de militants désignés par le congrès et qui choisissait dans son sein les responsables des différentes rubriques, s’était de sortir le journal des lieux communs, des échos de boîtes mis à la mode par la presse d’opposition marxiste et conférer au journal un caractère universel où à côté des luttes sociales, toutes les autres manifestations de l’esprit humain qui sont le sel des sociétés soient examinées à la lumière de la philosophie anarchiste. Le monde changeait, les hommes lisaient, écoutaient la radio, regardaient les actualités au cinéma, sortaient du pré carré. Ils étaient assaillis par le son et l’image. Donner notre opinion sur les conditions sociales, confronter celles-ci à ce qui se passait autre part était indispensable, mais ne suffisait plus. Il fallait élargir le champs à la philosophie de notre mouvement et aux mouvements de l’esprit qui secouait le pays et enroulait le mécanisme de l’évolution. C’est ce que nous avons essayé de faire et ce sera à l’histoire de dire si le fardeau ne fut pas trop lourd pour nos épaules.

Ce premier numéro du Monde libertaire a le format classique de l’époque. Quatre pages qui constituent à peu près les huit du format actuel. Sa première page est réservée aux problèmes d’actualité immédiate, la seconde aux impératifs de la Fédération anarchiste et aux syndicats, la troisième à la philosophie et la dernière est consacrée aux arts et à la littérature. Cette page sera la surprise de notre nouvelle présentation, mais convenons-en, nous devions bien ça aux artistes et aux écrivains — après tout, grâce aux livres vendus à notre siège et au cours des galas, que nous devions de faire face aux fins de mois difficiles. Ce journal se voulait moderne et il le sera ! Si je saute le premier numéro et que j’étale devant moi ceux qui suivront, je vois les nombreux dessins et photos qui les éclairent. Ce fut une réussite ! Le meilleur probablement de tous les hebdomadaires publiés par notre mouvement libertaire. Vous n’êtes pas convaincus ? Feuilletez les premiers numéros !

Naturellement, au cours des années qui suivront, le journal bougera, avec raison car le mouvement c’est la vie. Son format se modifiera, ses rubriques augmenteront, mais l’esprit qui anime sa rédaction restera le même. Le Monde libertaire doit être le journal de tous les anarchistes ! C’est difficile…, je le sais bien. Chacun d’entre nous a dans le cœur et dans l’esprit « son » journal idéal. Trouver à ces diversités, qui sont la richesse de l’homme et auquel il ne faut à aucun prix toucher, un dénominateur commun demande beaucoup de sagesse et de patience, voire d’abnégation. C’est le pari que depuis trente ans les militants désignés par le congrès ont réussi à tenir, malgré les criailleries qui sont dans la nature de l’homme.

Ce Monde libertaire fondé il y a trente ans bat tous les records de longévité de la presse anarchiste de notre pays. Il existe, parmi d’autres, une raison qui explique ce succès. C’est son refus de céder aux modes que des têtes légères ont essayé de lui imposer. Et il s’est tenu en marge de toutes ces « philosophies » en « ismes », aussitôt nées, sitôt disparues. Journal anarchiste, il est resté et restera un journal anarchiste. Il évoluera dans les analyses de la société en place, chaque fois que celle-ci évoluera ; il préconisera les moyens qui correspondent à cette évolution des êtres et des choses, mais il restera un journal dont les principes anarchistes seront immuables. Ce n’est pas en allant chercher chez d’autres les éléments de son évolution, mais en plongeant profondément en lui-même, qu’il conservera une éternelle jeunesse.

Maurice Joyeux


[1Histoire du journal de l’organisation des anarchistes, M. joyeux, édit. Volonté anarchiste, gr. Fresnes-Antony, 25 F.