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Festival « Art et anarchie » de Lille

L’esthétique anarchiste

Le jeudi 14 janvier 1993.

L’art comme gardien de l’esprit de rupture, tel est le sens du texte d’André Reszler, extrait de L’Esthétique anarchiste, qui nous est proposé par nos camarades du groupe Humeurs Noires comme support au festival « Art & anarchie » qu’ils organisent à Lille du 17 au 25 janvier.



« La culture doit sa grandeur et sa signification au fait que son rayonnement méconnaît les frontières politiques et sociales », note Rudolf Rocker dans Nationalisme et Culture. Et, si elle est supérieure à l’État et à sa réalisation, c’est parce qu’elle est au sens le plus profond du terme anarchiste. Les grandes époques créatrices coïncident avec l’autonomie de la cité et l’organisation fédéraliste de la société. Par conséquent, dans les époques dominées par la pensée ou l’action politique, la culture périclite.

L’art de la cité grecque, l’art de la cité du Moyen-Age naissent de l’épanouissement de la personne au sein d’une communauté à dimensions humaines.

« Enfant et père de la liberté », l’art est le symbole de la créativité illimitée de l’homme et aux époques de la tyrannie, le symbole de sa part inaliénable, des sentiments d’amour et de fraternité.

En étudiant la nature de l’art et sa fonction sociale, le théoricien anarchiste rejette les schémas étroits des déterminismes économiques et sociaux, même s’il lui arrive d’interpréter tel aspect de l’art dans ses relations avec la fortune d’une classe sociale historique. Et il tend à le considérer dans son autonomie vivante, rendant l’artiste le seul arbitre de la création.

Le respect de l’art ne lui permet pas d’échapper ni à la tentation iconoclaste des hérétiques de toujours ni à la haine irraisonnée du « grand art », de artiste génial ». Le chef-d’œuvre n’est-il pas le symbole du pouvoir du Prince, du Prélat ? Le créateur unique ne doit-il pas son génie à la dépossession des masses de leur pouvoir créateur au profit d’un seul ? Mais il ne vise ni à la table rase du nihiliste ni à l’égalité dans l’uniformité. Ce dont il rêve, c’est le « foisonnement horizontal » de la création populaire et diverse.

Entre les deux écoles vivantes de la pensée esthétique socialiste, l’esthétique anarchiste et l’esthétique marxiste, la parenté se situe au niveau de deux intentions premières : mettre à nu les fondements sociaux de la création littéraire et artistique, définir le rôle social (révolutionnaire) de l’art. Au-delà de ces traits généraux (qu’elles partagent avec les tenants de toutes esthétiques politiques d’hier et d’aujourd’hui) tout les sépare.

Tout d’abord, les origines. En partant d’une sensibilité qui seule donne à leurs interprétations de l’art leur cohérence, c’est Godwin, Proudhon, Bakounine eux-mêmes qui esquissent les traits nécessairement sommaires de la vision anarchiste de la création.

L’esthétique marxiste ne s’appuie pas sur une sensibilité propre à elle. Appliquant les lois du matérialisme dialectique ou historique (ou les thèses du jeune Marx sur l’aliénation de l’homme et de l’artiste) au domaine de l’esthétique, elle apparaît un demi-siècle après la mort de Marx et d’Engels. Elle n’ignore pas l’échec des fondateurs du « socialisme scientifique » qui n’ont pas su réconcilier leur vision déterministe de la culture avec leur goût personnel (et les « lois du développement inégal » qui en découlent), mais elle n’obtient la cohérence de ses thèses que grâce à la simplification des données initiales de la réflexion de Marx et Engels sur l’art et la littérature.

L’esthétique anarchiste se tourne résolument vers l’avenir, vers l’inconnu. Elle contribue ainsi puissamment à l’éclosion de la culture moderne. L’esthétique marxiste ne porte pas son regard au loin. Elle se contente de « régenter » ou d’interpréter le « réel » ; elle met l’œuvre qui existe en rapport avec la situation économique, sociale et politique de la société pour en dégager la signification sociale.

L’esthétique marxiste contribue à la modification de la culture par une fonction essentiellement critique. Elle se pose en adversaire de la culture bourgeoise (d’une culture de classe basée sur le monopole de la culture), de la philosophie de l’individualisme, de l’angoisse et surtout d’une culture esthétique minoritaire dépourvue de toute réalisation sociale. Elle rappelle inlassablement à l’écrivain, à l’artiste, sa responsabilité sociale. Elle l’invite à prendre part dans les grands débats sociaux, politiques, philosophiques du temps. Elle le somme de « descendre dans l’arène », de s’engager.

L’esthétique anarchiste voit dans la création artistique et dans la création sociale les réalisations jumelles de l’homme révolté. En l’encourageant à s’affranchir du poids de la tradition, elle joue auprès de l’artiste une fonction libératrice plus accusée, mais aussi, et avant tout, une fonction créatrice. Elle l’engage à rechercher les voies toujours renouvelées de la création.

L’esthétique marxiste se présente en tant que gardien de la tradition réaliste. L’esthétique anarchiste est le gardien de l’esprit de rupture. Et parce qu’elle a le regard fixé sur l’avenir, elle exprime peut-être mieux l’aspiration de l’artiste d’aujourd’hui à la libre expression de sa foi d’hérétique.

André Reszler


N.B. : André Reszler, L’Esthétique anarchiste, PUF,1973.