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D’une guerre à l’autre

Museler l’information pour mieux assassiner

Le jeudi 14 janvier 1993.

Tout conflit armé connaît sa guerre de l’information à coups de communiqués plus ou moins justes, d’images préfabriquées, de témoignages manipulés… et quand cela ne suffit plus, il y a généralement recours au silence de la censure. Censure qui peut prendre divers aspects, ne fusse que par la difficulté d’acquérir du matériel d’impression, de radio ou de télévision.

Notre camarade Claude, du groupe Louise-Michel, pose le problème du silence et des mensonges médiatiques, ainsi que celui de la capacité d’y répondre et de s’y opposer.



L’une des premières mesures dans un pays en guerre est de museler l’information en général et la presse en particulier. C’est-à-dire supprimer toute indépendance pouvant se révéler critique et imposer la vision du gouvernement ou des groupes de pression qui le manœuvrent.

La suppression de la retransmission des émissions radio et télé « étrangères » (non-serbes, non-croates…), dès l’annonce des indépendances, doit faire réfléchir.

Le discours autre est acceptable en période de calme relatif : voir la France actuellement ou même celle d’avant les deux guerres mondiales, où les journaux pacifistes, et même anarchistes, paraissaient en se permettant d’être très virulents. Mais dès que celles-ci ou celle d’Algérie, pour citer quelques exemples parmi d’autres, ont démarré, le discours pacifiste ou anti-militariste, ou simplement contre « cette guerre-ci » fut interdit pour et par la sécurité de la nation.

La haine, la désinformation, l’escalade sont encouragées et carrément nationalisées.

L’intervention de l’ONU, de la CEE, de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) et autres machins étatiques et supra-étatiques auraient dû d’abord garantir le maintien de la diffusion du discours de l’autre, qu’il soit haineux ou non, nationalisant ou non. Les actions humanitaires, rôles où ils se cantonnent, ont été à leur terme bien inefficaces par rapport à ce qu’aurait pu être la garantie de la liberté d’information. Chez les méchants-pas-beaux serbes, Belgrade, capitale actuelle des agresseurs des valeurs occidentales, est aussi le fief, au cœur de la Serbie, des opposants à la guerre. Cette ville, comme ses alentours, n’est pas particulièrement le siège de minorités ethniques qui se mobilisent par crainte de l’hégémonisme serbe ; il s’agit bien souvent de Serbes. Fait plus intéressant, cette région correspond à la zone de diffusion d’informations et de discours différents par rapport à ceux du pouvoir en place. Gageons que si la guerre atteint cet État, le gouvernement, ses alliés et ceux dont il sera l’otage sauront faire taire ces dernières voix discordantes.

Pour la Bosnie, on peut donc comprendre la réaction de l’association « Reporters Sans Frontières », qui réclame de l’ONU le convoiement de papier pour le journal indépendant, en l’occurrence anti-guerre, de Sarajevo.

Il n’est pas du rôle des anarchistes de se lancer dans des discours de haine ou simplement d’alliance sous couvert de secourir les victimes de l’action des non-victimes. C’est-à-dire ceux sur lesquels les nationalistes sont vainqueurs militairement, dont le rôle aurait pu être inverse, et le deviendra certainement. Pour être plus précis, l’horreur n’aurait pas
été moindre avec une victoire croate ; l’illusion serait de croire à une différence de qualité des horreurs « inévitables » de la guerre, la différence ne peut être que quantitative. On ne peut, ici, que recommander la lecture de la dernière brochure sur la Yougoslavie des éditions du Monde Libertaire, qui sort actuellement.

On ne peut pas seulement renvoyer les parties dos-à-dos. S’il y a, au contraire, un combat à la mesure de nos faiblesses, et où en plus nous pouvons ne pas être seuls, c’est bien celui de l’information et de la contre-information, ici comme sur place, sur cette guerre et sur toutes les autres manipulations.

Ce n’est pas nouveau : notre compagnon Roger Noël, alias Babar, de Bruxelles, doit se souvenir des prisons polonaises du général Jaruzelski, qu’il fréquenta pour avoir convoyé du matériel radio en 1981, lors de la période de l’État de siège. Notre Monde libertaire et notre radio avaient fait du bon travail à l’occasion du show de Timisoara, lors du renversement du dictateur roumain Ceausescu, et avaient ainsi échappé à l’hystérie collective. Les copains avaient souvent su ne pas céder à la désinformation générale lorsque tous les médias renchérissaient dans le sensationnel de peccadille ! Et nous avons pu nous en vanter lors du colloque du 1er mai 1990 qui s’est tenu à l’initiative de la Fédération anarchiste sur le thème de l’Europe de l’Est.

Depuis, nous nous sommes un peu endormis sur nos lauriers. Il est temps de se mobiliser et de faire se mobiliser les ennemis de la haine et du mensonge.

De nombreux contacts existent avec des exilés, mais aussi sur place avec des morts en sursis, du fait de la guerre ou d’assassinats politiques (s’il existe une différence !). La survie de ceux-ci, de tous les autres, passe par une offensive médiatique (et contre les médias), ici en France et en Belgique (où on nous lit aussi et où il existe un groupe libertaire bruxellois affilié à la FA), et sur place, dans la mesure de nos moyens, de préférence au-dessus de ceux-ci. On peut gloser sur les actions pacifistes (au début du conflit) de la population de Sarajevo qui n’ont fait que retarder les combats : d’une part, ils l’ont fait bien plus que la communauté inter-nationale, d’autre part, soyons sérieux, les combats n’ont pas arrêté la guerre. Les vérités n’existent pas, mais les réalités doivent être recherchées, dites et criées au besoin. L’insidieux est, là, constructif et d’avenir.

Claude (gr. Louise-Michel - Paris)


(Lire P. 4 les appels contre l’intervention occidentale en Bosnie.)