Ne commettons pas l’erreur de sous-estimer Balladur. Ce fin tacticien a su tirer profit de toutes les vieilles recettes politiciennes. Chaque fois qu’il a voulu imposer une réforme importante, il a employé sa méthode privilégiée : le leurre.
En effet, la mobilisation fleuve du camp laïque ne doit pas nous faire oublier que si l’abrogation de la loi Falloux a été reléguée aux calendes grecques, l’école « libre » a été copieusement servie par les budgets 1993 et 1994. Les sommes allouées par l’État à l’enseignement privé ont progressé beaucoup plus vite que les crédits globaux de l’Éducation nationale (+ 7,82% contre 4,73% en 1993 ; 5,29% contre 2,86 en 1994). Représentant à peine 17% des élèves scolarisés en France, l’enseignement privé (à 90% catholique) a bénéficié de 45% des 3 088 nouveaux postes créés par le ministère de l’Éducation nationale, soit 1 392 salariés supplémentaires pour le privé aux frais des contribuables [1].
De même la révolte nombriliste de la jeunesse contre le Contrat d’insertion professionnelle (CIP) n’a pas empêché Michel Giraud de faire passer son plan quinquennal pour l’emploi qui consacre — entre autres atteintes aux acquis sociaux — l’annualisation du temps de travail. Certes, le patronat n’aura pas encore la possibilité de sous-payer les jeunes diplômés à 80% du SMIC mais il aura cependant obtenu d’importantes compensations.
Bien sûr, ces luttes ont permis de constater que la population savait encore descendre dans la rue, mais elle est encore rétive à une globalisation des revendications et fonctionne, hélas, encore d’après des réflexes catégoriels sinon corporatistes. Ce qui permet au gouvernement Balladur de faire deux pas (de géant) en avant tout en ayant l’air de céder aux revendications populaires. Et d’une pierre deux coups !
Le projet de loi « d’orientation et de programmation relatif à la sécurité » préparé par Charles Pasqua pourrait bien être le dernier avatar en date de cette méthode diablement efficace. S’il est légitime de dénoncer les dérives sécuritaires les plus flagrantes du texte voté le 8 juillet dernier par les sénateurs et qui aura été étudié le 3 octobre par le Parlement, il nous appartient de tout mettre en œuvre pour que la sacro-sainte opinion publique en découvre toutes les facettes. Car la copie du locataire de la place Beauvau ne se résume pas, loin s’en faut, à la restriction du droit de manifester et à la vidéo-surveillance [2], mais — et c’est là l’essentiel — pose les bases de la réorganisation structurelle de la police. Et là-dessus force est de constater que l’opposition parlementaire n’a pas été très loquace. Sans doute parce qu’elle partage certaines des vues du ministre de l’Intérieur !
Bon élève, Pasqua a su tirer partie des leçons de stratégie politicienne de Balladur. Car pour assurer la pérennité de ses vues sécuritaires, il a remarquablement préparé son dossier.
En novembre 1993, il charge Pierre Bordry, conseiller d’État, de l’orchestration d’une large consultation des fonctionnaires de police, et ceci à deux niveaux. Tout d’abord, par le biais d’un questionnaire adressé à tous les membres de cette grande famille, puis par celui de rencontres régulières avec les organisations syndicales. La constance du soutien de Pasqua à ses troupes et les « qualités » de dialogue de Pierre Bordry expliquent en partie le taux élevé de réponses : 70 000 sur un effectif de 120 000 policiers [3].
Pasqua s’est, par contre, bien gardé de publier le rapport d’étape de Pierre Bordry, car selon certains responsables syndicaux de la police, il dénonçait de graves dysfonctionnements, dont l’étalage sur la place publique aurait fait mauvais genre en cette période pré-électorale [4].
Lors de la table ronde du 28 avril dernier qui réunissait l’ensemble des directeurs de la police et les diverses formations syndicales, Pasqua a dressé les grandes lignes de son projet [5]. Citons-les dans le désordre :
— création de 1 500 emplois de personnels pénitentiaires sur trois ans ;
— recrutement annuel d’un millier d’agents administratifs pendant cinq ans pour sortir les policiers « actifs » des bureaux ;
— attribution d’indemnités aux policiers de terrain exerçant des missions « difficiles » dans certaines agglomérations ;
— simplification des corps et carrières à trois ensembles : un corps de conception et de direction (commissaires) ; un corps de commandement et d’encadrement (les inspecteurs, les commandants et les officiers) ; un corps de maîtrise et d’application (la masse des autres catégories de policiers, gradés et gardiens de la paix pour l’essentiel). Les officiers et commandants en tenue se verraient reconnaître la qualification d’Officier de police judiciaire (OPJ) ;
— pour échapper aux coupes budgétaires des ministres du Budget et de la Fonction publique, les policiers obtiendraient un statut social dérogatoire, inscrit dans la loi ;
— enfin, Pasqua a obtenu l’assurance de pouvoir disposer d’un plan quinquennal de 8 milliards de francs sur cinq ans pour la modernisation de la police (immobilier, transmission informatique, renforcement des équipements de protection des CRS…).
Après quatre mois d’état de grâce le consensus qui entourait cette consultation a commencé à subir de nombreuses failles. Failles qui ont amené Pasqua à placer des hommes sûrs aux postes clefs, début septembre.
Claude Guéant, secrétaire général de la préfecture des Hauts-de-Seine de 1986 à 1991, numéro 2 du cabinet du ministre de l’Intérieur, est catapulté directeur général de la police nationale. Après avoir remplacé à la tête de ce même cabinet, en avril 1993, Philippe Massoni, actuel préfet de police de Paris, Joël Thoraval devient quant à lui Préfet de Paris et de l’Ile-de-France.
Avec ce trio de fidèles, Pasqua compte bien renforcer sa mainmise sur la police [6]. Juste au cas où certains membres de la hiérarchie policière verraient d’un mauvais œil le renforcement des pouvoirs préfectoraux au détriment de ceux des commissaires de la République.
Pourtant, la partie est loin d’être gagnée pour Pasqua car une partie de la majorité risque de l’interpeller sur nombre de sujets passionnels. Parmi ceux-ci, soulignons la polémique qui entoure le statut des polices municipales. Car de nombreux élus de droite, notamment Pierre Balkany (député RPR des Hauts-de-Seine, auteur d’un rapport commandé par Édouard Balladur sur ce sujet en juillet 1993), mais aussi de gauche réclament l’extension des attributions des policiers municipaux en dehors du cadre des simples codes des communes et des arrêtés signés par le maire [7].
L’autre pomme de discorde portera sur l’abrogation de l’arrêté du 12 messidor de l’an VII 1er juillet 1800) qui interdit au maire de Paris de créer une police municipale. Quoique Jacques Chirac ait cherché à arrondir les angles, Jacques Dominati, qui entend bien lui succéder à la Mairie, n’hésitera pas à relancer le débat par l’intermédiaire de son fils, Laurent Dominati, député de Paris et cosignataire d’un projet de loi allant dans ce sens [8].
De toute façon, avant même que les parlementaires aient planché sur le sujet, il y avait, en 1993, 10 977 policiers municipaux dans 2 849 communes contre 5 641 agents dans 1 748 communes en 1984. Et depuis le 12 mars, chaque maire peut, s’il le désire, armer sa police municipale. Ce qui est d’ores et déjà le cas pour 36% d’entre elles.
Christophe (groupe Humeurs Noires - Lille)