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Après le remaniement du GPRA

La Révolution algérienne continue

octobre 1961.

La presse bougeoise a fait grand bruit ces derniers temps autour du remaniement du GPRA et de ce que l’on a appelé le « limogeage » de Ferhat Abbas.

On sait les efforts déployés par les forces capitalistes françaises et occidentales pour sauvegarder leurs privilèges économiques en Algérie. C’est à ce travail d’illusionniste que s’emploie le gouvernement gaulliste suivant les théories su Grand Général. On a appelé cela le néo-colonialisme : c’est au fond la même opération que celle que fait le patron intelligent d’une usine lorsqu’il « reconnait » la légitimité d’un syndicat « maison » ou qu’il organise des distributions de pommes de terre avec ses « collaborateurs » du comité d’entreprise. Opération d’ailleurs parfaitement réussie en Afrique Noire où le régime économique est resté le même et les pouvoirs des gouvernements ne sont que de simples hochets. La théorie semblait avoir des résultats tout aussi heureux en Tunisie après la grande opération de séduction que fit le Général sur la personne de Bourguiba. Car la bourgeoisie tunisienne, elle aussi, a peur de perdre ses privilèges. L’évolution de la lutte des peuples coloniaux est pourtant irréversible et passe de plus en plus par une libération économique. C’est ainsi que la bourgeoisie tunisienne entre en conflit avec de Gaulle, obligée qu’elle est à faire de la surenchère dont Bizerte fut le prétexte.

À tort ou à raison, les bourgeois français pouvaient espérer certains arrangements de la part de Ferhat Abbas. C’est maintenant qu’il disparait que l’on s’aperçoit de ce que cet homme avait de rassurant. De culture française (les imbéciles ne manquaient jamais de faire remarquer qu’il ne parlait que l’arabe), il avait fondé avant la guerre un parti réformiste. Il s’était rallié très tardivement au FLN. On avait pris l’habitude ensuite de le considérer comme le « chef ».

Les arguments de la presse aux ordres s’interrogent donc sur le sens de ce remaniement. La première question posée fut de savoir si le nouveau chef du GPRA était communiste. La deuxième question de savoir si les pourparlers de paix étaient compromis. Car il se trouve que le Capital désire très fort la paix en Algérie et la souhaite d’autant plus ardemment qu’il voit ses chances de maintien se détériorer. En ce sens, c’est bien de Gaulle et non les ultras qui font la politique du grand capital. En ce sens, c’est bien le mot d’ordre « pacifiste » de paix à tout prix en Algérie qui fait le jeu de la politique réactionnaire occidentale : tous les partis de « gauche » s’emploient à le faire triompher. Mais Lugrin a échoué tout comme Évian parce que les Algériens n’ont pas voulu et ne voudront jamais céder sur le Sahara.

Il est courant d’entendre dire dans les milieux qui se disent « révolutionnaires » ou « de gauche » que toute cette querelle concernant le Sahara n’aurait pas eu lieu si l’on n’y avait pas trouvé de pétrole. On se plait à imaginer derrire le FLN, on ne sait quelle compagnie pétrolière qui le pousserait à l’intransigeance pour s’emparer des richesses déjà détenues d’ailleurs par le Capital international.

C’est de la part du gaullisme, de la « gauche » en général et même des « révolutionnaires » dont nous parlons, une ignorance voulue de l’essence profonde de la lutte algérienne. Il appartient à un journal révolutionnaire d’exposer la réalité : il est remarquable de constater que tous les journaux (même et surtout communistes) n’ont, jusqu’à ces dernières semaines, parlé de la lutte du peuple algérien que comme d’une lutte basée sur l’indépendance nationale. Par contre, les Algériens ont toujours parlé de « Révolution ».

On peut déjà considérer comme effarant le fait qu’aucun théoricien n’ait eu l’idée de ce pencher sur le caractère de cette Révolution. Il est difficile de le faire dans le cadre de ce modeste article.

Disons seulement qu’il est impossible de comprendre les réactions du FLN si on ne sait pas que pour lui — comme pour nous d’ailleurs — la lutte contre le colonialisme est avant tout la lutte pour le renversement d’un système économique d’exploitation. Que cette lutte dépasse largement le simple cadre de l’indépendance de l’Algérie et qu’elle n’aurait pu se mener pacifiquement en Guinée, par exemple, sans l’existence d’une lutte violente directe de la part de la Révolution algérienne.

Plus personne ne conteste aujourd’hui que la lutte de classe dans la deuxième moitié du 20e siècle se caractérise surtout par la lutte des peuples sous-développés. L’inexistence ou presque d’une bourgeoisie algérienne a fait que ce pays est devenue normalement le centre de cette lutte révolutionnaire. Le fait que le FLN proclame maintenant sans équivoque qu’il recourra à des méthodes socialistes fait que le triomphe de la Révolution algérienne est appelé à bouleverser l’Afrique de fond en comble et peut-être même l’Europe occidentale. Il ne faut pas cacher que nous nous trouvons dans la même situation qu’en 1937 au moment de la Révolution espagnole. On constate d’ailleurs la même réaction de la « gauche » et de l’Occident vis-à-vis de la Révolution algérienne qu’à l’égard de la Révolution espagnole. L’identité de situation ne doit pas échapper aux anarchistes.

Certes la Révolution algérienne n’est pas libertaire a priori. Elle comporte pourtant des signes certains de démocratie intégrale et ses méthodes sont riches d’enseignement à plus d’un titre.

Il faut savoir que son idéologie s’est forgée dans la lutte même, de même que sa structure et, ceci à partir de rien. C’est un fait sans précédent, qu’un mouvement d’action directe directement parti de la base ait réussi à faire éclater les structures de tous les partis politiques existants et ait forcé même les hommes politiques en vue à s’y intégrer. On sait que même le PCA y fut obligé malgré lui… Voilà ce que la CNT d’Espagne pourtant libertaire, n’avait pas réussi à accomplir.

Le gros public a donc appris que le Conseil national de la Révolution algérienne s’est réuni à Tripoli du 9 au 27 aout dernier. Il a appris par là même l’existence de ce Conseil national. Ce conseil représente réellement toutes les tendances de l’Algérie en lutte (et particulièrement les maquis). Le pouvoir gaulliste s’est rendu compte avec stupeur qu’il n’avait eu en face de lui à Évian et Lugrin que les mandants de ce Conseil ; parce que c’était lui qui était souverain et non le GPRA. Ce conseil qui se conduit comme un véritable parlement n’a pourtant rien à voir avec une quelconque assemblée consultative telle que de Gaulle avait installé à Alger pendant la dernière guerre où la désignation des délégués était toute arbitraire et où on étouffait au maximum la voie de la résistance intérieure. Il représente une nouvelle forme de démocratie que nous pourrions qualifier de « dynamique », en ce sens qu’elle est forgée et existe dans la lutte. Et c’est là où toutes les légendes d’un pouvoir algérien différent de la base et formant une nouvelle bourgeoisie hypothétique sont en train de s’écrouler. Que l’on se souvienne des positions avant-gardistes de Berneri pendant la guerre d’Espagne au moment où beaucoup d’anarchistes sombraient dans la collaboration de classe. C’est bien un conseil révolutionnaire de ce genre qu’il préconisait(Guerre de classe en Espagne [1]).

Tout le monde sait donc maintenant que le GPRA n’est rien en lui-même qu’un instrument diplomatique, qu’il n’a jamais été que cela. Abbas ou Ben Khedda ? Quelle importance ? Seules, les circonstances de la lutte les conditionnent.

Il n’est pas inutile de connaitre ce qui s’est décidé à Tripoli :
Précision idéologique des objectifs de la Révolution — choix du camp « non engagé » — contenu démocratique et social, économie au service du peuple — intégrité du territoire y compris le Sahara.

On peut aussi comprendre que, loin d’être chauvine, la revendication du Sahara est nécessaire parce que la Révolution ne pourrait se payer le luxe d’une présence capitaliste sur ses arrières.

Dans sa dernière conférence de presse, de Gaulle vient de céder sur le Sahara : cela prouve que l’action directe paye toujours et que la mise au grand jour du caractère révolutionnaire de la lutte a complètement mis à néant le plan néo-colonialiste.

Le pouvoir gaulliste essaiera encore de mettre en place son fameux « exécutif provisoire » à condition qu’il trouve des Algériens pour s’y prêter.

Tout cela sera sans issue et ne pourra que renforcer la position des fascistes d’Alger. L’échec de la politique gaulliste fera que le Capital se trournera de nouveau vers les ultras. Un seul fait compte : la Révolution algérienne continue et la lutte pour la liberté en France sera de plus en plus objectivement solidaire de cette révolution.

Ahmed Abderamane


[1Camillo Berneri : Guerre de classes en Espagne. Paru à Nimes chez Terre libre en avril-mai 1938 (Les Cahiers de Terre libre, nº 4-5, 48 p.). Cettre brochure reprend 12 articles parus dans Guerra di classe (Barcelone, 1936-1937). Retiré en juillet par la revue Les Humbles (cahier nº 7 de la 23e série). En fait il s’agit peut-être de la même impression ainsi qu’une édition [?] par Spartacus, la même année. Voir le Catalogue général des éditions et collections anarchistes.