Accueil > Archives > 1961 (nº 66 à 75) > ..67 (févr. 1961) > [Pour la Révolution cubaine]

Pour la Révolution cubaine

février 1961.

Nous croyons de notre devoir de donner la traduction de l’article ci-dessous, émanant de nos camarades anarchistes des USA. Le sort de la Révolution cubaine tient trop au cœur de tous les hommes libres pour que nous omettions de poser les problèmes soulevés par un tel article. Au moment où nous mettons sous presse nous apprenons l’interdiction du Libertaire [1] de La Havane, ce qui confirme singulièrement les informations de nos camarades américains.

La rédaction



Les nécessités et aspirations du peuple cubain réclamaient des solutions révolutionnaires. Une révolte « de caserne » n’aurait pas suffi si elle avait simplement remplacé un pantin impérialiste par un autre pantin sans toucher au système d’exploitation économique. La chute de la tyrannie donna libre cours à de grandes forces de transformation sociale.

Tout comme d’autres révolutions, la Révolution cubaine est très compliquée, ayant des aspects qui à première vue paraissent contradictoires et confus. Dans la mesure où elle a détruit en grande partie les anciennes relations capitalistes, elle a un caractère nettement social. Les industries et les grandes propriétés ont été enlevées des mains des exploiteurs aussi bien nationaux qu’étangers et remises au contrôle presque exclusif de l’État.

Une révolution à laquelle tout le peuple a participé a été canalisée par des voies totalitaires sous contrôle d’une camarilla [2] politique. Ce qui revient à nier les vraies valeurs révolutionnaires.

Dans une révolution sociale, l’initiative doit toujours revenir au peuple, c’est lui qui doit participer directement et librement dans tous les domaines à la recréation de la société et à la structuration d’un nouvel ordre qui, malgré tous les défauts qu’il pourrait avoir, serait l’œuvre du peuple lui-même.

Les ouvriers, paysans et étudiants de Cuba avaient le droit d’espérer tout au moins la naissance d’une démocratie révolutionnaire qui leur laisserait la liberté de chercher leurs propres solutions telles que l’expropriation des industries avec un véritable contrôle ouvrier sur elles, une révolution agraire menée à bout et administrée par les paysans eux-mêmes, et la complète liberté dans l’enseignement. Au lieu de cela, l’État s’est imposé comme maitre tout-puissant, remplaçant les maitres trop faibles d’hier. À Cuba, l’État totalitaire freine et essouffle l’initiative locale. Les syndicats sont tansformés en « fronts ouvriers » de l’État, sans aucun pouvoir autonome. Ils sont à leur tour contrôlés par des chefs staliniens qui leur ont été imposés d’en haut. Malgré le développement de l’État totalitaire, la Révolution cubaine a apporté quelques avantages. Au guajiro [3] cubain qui avait si peu de bénéfices avant, ces avantages paraissent bien plus grands que ce qu’ils sont en réalité. Les réalisations révolutionnaires ne sont pas aussi grandes ques certains l’affirment, elles ne sont pas non plus aussi inconséquentes que d’autres le disent. Fidel Castro apparait comme le généreux bienfaiteur qui fait des cadeaux à son cher peuple.

Mais celui qui a la possibilité de « donner » a aussi l’autorité de dicter ses conditions, et même de reprendre ce qu’il a donné.

L’industrie, l’agriculture, la banque, la presse, la radio, la télévision, l’université, les syndicats ouvriers, les écoles et les milices sur lesquels on a tant exagéré, tout est sous le contrôle direct et rigide de la camarilla de l’État totalitaire. La plupart des postes-clé de contrôle et de responsabilité sont dans les mains des hommes du Parti communiste, dont la plupart sont cubains mais avec des « experts » et des « techniciens » russes, chinois et tchèques qui les secondent.

Cuba suit la même voie tragique que les pays d’Europe orientale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une fois de plus, comme il est arrivé autrefois en Russie, en Hongrie et en Chine, on dévie et on ruine la révolution au moyen de l’étatisation de l’économie et de la suppression des libertés humaines. Si le peuple ne participe pas, volontairement et activement, avec libre spontanéité, sans supervisation ni contrôle de l’État, toute révolution est condamnée au même sort. On ne peut nier qu’il en soit ainsi dans le Cuba d’aujourd’hui où les prisonniers politiques sont beaucoup plus nombreux qu’au temps de Batista.

On peut dire que Fidel Castro n’a pas fait le nécessaire dans les domaines les plus importants et qu’il s’est outrepassé là où il n’aurait jamais du se mêler. Malgré ses désirs personnels ou sa possible honnêteté (qui ne rentrent pas en ligne de compte) il faut reconnaitre que Fidel Castro a tronqué [4] la révolution cubaine. Il en est arrivé à personnifier la contre-révolution dans la révolution.

Dans chaque période de renaissance sociale, il y a des groupes idéologiques qui jouent - ou essaient de jouer - des rôles d’avant-garde dans la situation donnée. Dans ses débuts, le « Mouvement du 26 Juillet [5] » était un amalgame politique dont l’unité éphémère se fondait sur son opposition à Batista, sur la personnalité de son chef suprême et sur son langage anti-impérialisme, ce dernier trait étant presque général dans les mouvements d’opposition politique en Amérique latine. Il avait une structure très autoritaire. Ses militants se recrutaient surtout dans l’« Action catholique » et parmi les membres du Parti communiste qui s’étaient infiltrés dans le mouvement. Immédiatement après la chute de Batista, le « 21 Juillet » écarta tous ceux qui avaient été ses alliés dans la lutte commune et s’empara du contrôle politique et militaire. Ceci fut possible grâce au fait que Fidel Castro avait conquis l’imagination populaire ; il fut salué comme le sauveur de la patrie, et il avait assumé, sans en rougir, le rôle de « chef aimé ».

Par la suite, il se développa une lutte à l’intérieur du « 26 Juillet » qui aboutit au limogeage, peu à peu, des éléments anti-communistes. Ceux dont le seul intérêt avait consisté à détruire Batista s’opposaient aux démarches révolutionnaires postérieures entreprises par Castro. Certains réagirent contre le caractère ultra-autoritaire du nouveau régime. Quelques-uns se penchaient vers un arrangement avec les intérêts yankees. D’autres, voyant l’approche de l’orbite moscovite s’opposaient simplement au remplacement d’un maitre impérialiste par un autre.

De nombreux anciens compagnons de Castro prirent le chemin de l’exil, d’autres, se retirèrent dans la vie privée. Des centaines d’autres ont été emprisonnés et quelques-uns ont disparu mystérieusement. Le Mouvement du 26 Juillet, tel qu’il était aux jours héroïques de la sierra Maestra [6] n’existe plus. Maintenant, il n’est plus qu’une espèce de front du Parti communiste. Rien de tout cela ne doit surprendre ceux qui connaissent le machiavélisme bolchevik, l’ayant observé dans d’autres occasions. Le parti qui autrefois avait soutenu Batista jouit aujourd’hui d’une situation tout à fait indiquée pour obtenir les buts qu’il se propose. Pour les communistes cubains, le plus important n’est pas de gouverner en leur propre nom. Pour le moment, ils se contentent de s’infiltrer et de gouverner en coulisse.

Les représailles économiques entreprises par les USA et la campagne de propagande de la presse yankee ont servi les intérêts des Russes et de leurs agents cubains, puisqu’elles ont eu pour effet de pousser Castro dans les bras de Moscou. Ces mêmes facteurs ont eux aussi augmenté la popularité de Fidel dans l’Amérique latine et, soit dit en passant, l’appui de Castro de la part des Russes a augmenté le prestige communiste dans toute l’Amérique latine.

Pour un politicien d’ Amérique latine en mal de popularité, la route la plus courte pour l’acquérir consiste à s’opposer activement à l’impérialisme des États-Unis, chose déjà vue dans le cas de Calles au Mexique, de Péron en Argentine, et maintenant de Fidel Castro à Cuba. Les peuples du continent américain et plus particulièrement les Cubains sont fatigués de l’arrogance et de l’exploitation yankee. Pour la plupart d’entre eux, la Russie est une valeur inconnue. Elle se trouve en opposition avec l’exploiteur connu, et est vue, par conséquent, comme un allié puissant.

***

De nombreux Cubains indentifient encore Castro avec la révolution qu’il a usurpée et ils croient que son régime favorise leurs intérêts, mais le ressentiment contre les aspects dictatoriaux et arbitraires augmente. Il y a déjà plusieurs mouvement d’opposition parmi lesquels le Front révolutionnaire démocratique est le plus important. Il est composé de cinq ou six groupes politiques animés pour la plupart d’éléments qui autrefois militaient dans le Parti « authentique [7] » et le « 21 Juillet ». La plupart sont des libéraux mais sans une idéologie positive commune, étant d’accord uniquement sur la nécessité de chasser Castro. Omettant les problèmes fondamentaux posés par la révolution, ils considèrent le renversement de Fidel Castro comme principalement un problème militaire et non comme un problème social et révolutionnaire. Le Front révolutionnaire démocratique a déjà des forces armées qui luttent en plusieurs endroits de l’ile, et il s’emploie activement au recrutement et à la recherche d’armement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

À notre avis, pour renverser Fidel Castro et sa clique stalinienne, est nécessaire une politique qui soutienne l’extension de la révolution avec la remise du contrôle de la révolution aux mains du peuple. La seule alternative consiste à chercher l’appui des USA. Une lutte contre Castro avec un appui yankee serait interprété par le peuple cubain comme une contre-révolution, et dans cette appréciation il aurait raison. L’impérialisme nord-américain ne donnerait son appui qu’en échange de garanties pour les investissements yankee. Puisque nous qui luttons pour la révolution sociale avons pour but d’étendre la révolution jusqu’à la compléter, nous n’avons pas grand’chose de commun avec les ennemis de Castro qui ne sont pas révolutionnaires. Il faudra aussi se défaire des manœuvres de l’Église. Les révolutionnaires doivent forcément résister à toute tentative dirigée vers le rétablissement des vieux privilèges capitalistes déjà détruits.

Un intervention venant des USA trouverait la tenace résistance du peuple cubain. Il ne verrait pas dans cette intervention un simple aspect de la « guerre froide » mais une agression impérialiste contre la révolution.

Le mouvement radical nord-américain et en général les ouvriers et libéraux de ce pays doivent s’opposer à cette intervention, quelle que soit leur opinion envers Fidel Casto ou leur attitude vis-vis du régime.

***

La ligne à suivre proprement révolutionnaire pour Cuba exige l’opposition à toute intervention économique, politique ou militaire tant des USA que de l’URSS. On doit se fonder sur le droit du peuple cubain à se diriger lui-même libre de toute tutelle étrangère… et sans « sauveurs condescendants » qu’ils soient cubains ou étrangers.

Dans d’autres pages de ce numéro de Views and comments nous reproduisons un document des syndicalistes libertaires de Cuba [8] avec lequel nous sommes en accord complet. Si les idées qui y sont exprimées sont appliquées concrètement, il pourrait servir de guide à une politique révolutionnaire juste, pour cette période critique.

Les révolutions doivent réfléter la volonté des peuples et pendant la réalisation de cet idéal, les groupes d’« avant-garde » ont le droit et même le devoir de propager leurs idées et de travailler effectivement à sa réalisation, on ne doit permettre à aucun groupe d’imposer sa volonté comme gardien unique de toute vérité et de toute vertu.

Dans la lutte pour renverser Castro, dans le but de sauver la révolution, nos camarades cubains devront agir avec d’autres groupes dont les buts coïncident dans les situations concrètes pouvant se présenter. Mais l’identité et les principes de l’avant-garde révolutionnaire doivent y être jalousement maintenus. Elle ne doit jamais renoncer à agir pour son compte. Les principes révolutionnaires ne sont efficaces que s’ils ont mis en pratique par un mouvement responsable, qui lutte sous son propre drapeau pour les objectifs de la révolution sociale.

Nous renouvelons l’expression de notre complète solidarité avec nos camarades cubains dans notre lutte pour des idéaux communs, dans ces jours qui pour eux sont de décisions difficiles et de lutte tenace.

J. R. Bray


Article paru dans le nº 40 de Views and comments, organe de la Ligue libertaire, organisation anarchiste d’Amérique du Nord, traduit par Ariel.


[1Au sujet de cette interdiction d’El Libertario, un erratum est paru en mars 1961.

[2Clan, coterie.

[3Paysan blanc de l’ile de Cuba.

[4Châtré est l’expression du texte. J’u cru bon de la remplacé par « tronqué », d’autant plus que « châtré » n’a vraisemblablement été employé que pour faire un jeu de mots avec Castro. En effet châtré se dit castrado. Ce qui donne : « Fidel Castro ha castrado… ».

[5Mouvement insurectionnel animé par Fidel Castro et ses compagnons et qui les mena au pouvoir.

[6Principale chaine montagneuse de Cuba où les insurgés se réfugiaient et d’où partit la lutte armée menée par Castro et ses compagnons.

[7Aucune précision n’est donnée dans le texte espagnol au sujet de ce parti « authentique ».

[8La traduction en a paru dans le numéro 65 de décembre 1960 du Monde libertaire : « L’Anarchie dans la Révolution cubaine ».