Accueil > Archives > 2019 (nº 1802 à 1812) > 1806 (mai 2019) > [L’écologie sociale et libertaire de Bookchin]

L’écologie sociale et libertaire de Bookchin

mai 2019.

Propos à partir de Murry Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, publié à L’Échappée, Paris, 2019.



Lorsque l’on pense aux grandes figures de l’anarchisme, on pense habituellement à des penseurs du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Goldman, etc. On pense moins en revanche — même si cela tend à changer heureusement — à Murray Bookchin, décédé en 2006, qui fut à la fois attentif à la théorie et à la pratique anarchiste, en rupture avec les mouvements marxistes avec lesquels il a milité dans sa jeunesse. Je voudrais ici insister sur son écologie sociale et libertaire, à l’occasion de la parution récente d’un recueil de textes importants à L’Échappée. Bookchin a en effet développé une conception écologiste, fondée sur des connaissances précises — ce que montre l’entretien « la crise de l’énergie, mythe et réalité » — qui constitue un point d’entrée dans un renouvellement de l’anarchisme au XXe siècle. Le problème écologique devient, par son importance, dès les années 1960, un moyen de réinterroger la structure sociale existante, mais aussi les conditions de cet état de fait, à savoir les relations de pouvoir et de domination qui permettent celui-ci

En quoi la pensée de Bookchin est-elle actuelle ?

À l’heure où le thème du « réchauffement climatique » est omniprésent, où les marches pour le Climat revendiquent la reconnaissance de l’urgence climatique et où l’environnementalisme tend parfois à la leçon de morale collective — remplaçant le discours politique par le discours moralisant pour tous, niant ainsi la dimension politique de la critique de l’écologie, au profit de « gestes citoyens » aussi nombreux qu’inutiles — Bookchin est rafraîchissant. Écologiste il l’est pourtant. Dès 1969, il annonçait « qu’il ne nous reste guère plus d’une génération avant que la destruction de l’environnement devienne irréversible » (p. 23), mais il se refuse aux alternatives nombreuses qu’on nous glisse aujourd’hui : liberté du marché et responsabilité individuelle, progrès technologique ou primitivisme, statu quo ou contrôle des naissances. Il pointe inlassablement au contraire le fait que la véritable cause du problème écologique réside dans les « racines sociales » de la crise.

Pourtant Bookchin se situe radicalement contre le catastrophisme écologiste. Si la destruction de l’environnement produit des résultats irréversibles, on n’assiste pas à une apocalypse, vendue notamment par la collapsologie aujourd’hui. Certes la domination de l’humain sur la nature est grave et provoque des dégâts importants, mais ceux qui prédisent la fin prochaine et brutale de toute la civilisation le font généralement d’une part en niant le fait que « la dégradation régulière » (p. 53) de l’environnement est bien plus probable qu’une apocalypse, mais surtout pour défendre un agenda politique et idéologique particulier (prise de pouvoir technocratique et autoritaire, imposition de mesures aux citoyens). Tout cela a par ailleurs un effet pervers pour Bookchin : « Paniquer face à cette crise, décrire en termes apocalyptiques l’inévitable “effondrement” de l’environnement d’ici quelques dix ans, cela revient à encourager la passivité, un fatalisme mortel, qui favorisent le pouvoir en place. » (p. 56). Il faut donc tout autant critiquer le mode de production qui engendre la dégradation de l’environnement que les « alternatives » réactionnaires se cachant derrière un discours révolutionnaire.

L’auteur donne quelques illustrations concrètes de ces pensées réactionnaires. La technologie est un bouc émissaire aisé (bien que Bookchin soit conscient du fait que la technologie a aussi un potentiel aliénant, voir « Les ambiguïtés de la science », p. 91), puisqu’il n’y a pas une technologie unique qui existerait indépendamment des conditions et des relations sociales ; le discours néo-malthusien qui se cache derrière l’écologisme est potentiellement totalitaire en ce qu’il impose un contrôle social des naissances ; la responsabilité individuelle est factice lorsque la ville entière est pensée pour la voiture, que l’accès à des technologies est vu comme un moyen d’ascension sociale, qu’il est impossible d’aller travailler sans consommer du carburant ; la « régression mystique » (p. 145) de certains courants comme l’écologie profonde, qui ne mènent qu’à des discours vagues et imprécis sur « l’écospiritualité », revient à nier les conditions sociales du problème écologique.

Bref, Bookchin est un véritable remède contre ceux aujourd’hui qui veulent imposer un contrôle social technocratique à partir du diagnostic de la crise écologique, contre le citoyennisme qui en appelle à la responsabilité individuelle pour ne pas oser une critique structurale, contre les fausses réponses du « capitalisme vert », contre les appels aux « chefs d’État ou aux institutions bureaucratiques nationales et internationales, c’est-à-dire à des criminels qui contribuent matériellement à la crise écologique actuelle » (p. 35), contre ceux qui fondent l’écologie avec une spiritualité New-Age, poreuse aux récupérations publicitaires du capitalisme.

« Le conflit entre l’humanité et la nature est un prolongement du conflit entre l’homme et l’homme »

Tous ces faux diagnostics manquent le coeur du problème : le pouvoir et la domination. C’est ici que la pensée de Bookchin est profondément anarchiste. En refusant les alternatives figées qu’on nous présente comme faussement évidentes, Bookchin montre que la véritable cause de l’exploitation de la nature — qui n’est pas uniquement un « environnement » qui nous entoure, passivement, mais un milieu avec lequel nous sommes en constante interaction, de ce fait Bookchin oppose constamment « environnementalisme » à « écologie sociale » (p. 80-81) — c’est avant tout le pouvoir, le pouvoir de subordination d’autrui à sa volonté propre.

Il y a donc une origine profonde à l’exploitation de la nature, qui n’est pour l’auteur qu’une forme spécifique d’exploitation : « la conception selon laquelle l’humanité doit dominer et exploiter la nature découle de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme, et même, plus loin encore dans le temps, de l’assujettissement de la femme à l’homme au sein de la famille patriarcale. » (p. 28). C’est à partir du moment où l’humain se trouve être une ressource pour autrui, un moyen pour une fin, qu’il s’est également placé comme « maître et possesseur de la nature », selon l’expression de Descartes. Bookchin vise ici une même origine à la domination : la hiérarchisation entre des individus exploitants et d’autres exploités, qui a produit l’idéologie productiviste et, finalement, capitaliste.

En effet, Bookchin trace une ligne conceptuelle entre d’un côté la domination de l’humain par l’humain dans le « marché bourgeois » (p. 68) et l’utilisation de la nature comme « ressource » (p. 69), permettant une plus grande productivité et un gain sur le marché, dominé par la concurrence et l’antagonisme entre individus. Cette intuition centrale d’une cause de l’exploitation de la nature dans le développement d’une forme de rationalité instrumentale est le cœur du diagnostic philosophique de l’auteur. Il faudra ainsi substituer l’écologie sociale à l’économie politique.

De ce fait, Bookchin est sceptique de toute solution qui ne passerait pas par une remise en cause radicale du pouvoir, de la domination et de la hiérarchie. Toute solution qui fait l’économie de ce questionnement est condamnée à un combat d’arrière-garde, un combat visant au ralentissement des logiques en place plutôt qu’à leur subversion. La radicalité de l’écologisme libertaire est, au sens propre du mot, radicale, à savoir qu’elle prend les choses à leur racine. Il faut ainsi lutter contre tout un univers en place : « Depuis la naissance, nous sommes conditionnés par la famille, la religion, l’école et le travail à accepter la hiérarchie, le renoncement et le pouvoir d’État comme les prémices fondamentales de toutes pensées. S’il ne se situe pas sur des bases entièrement différentes, tout projet de restauration d’un équilibre écologique ne sera qu’un palliatif voué à l’échec. » (p. 30).

L’écologie comme fondement politique stratégique

L’écologisme de Bookchin n’est pas un combat local, axé uniquement sur la défense de « l’environnement », mais une porte d’entrée vers une refonte globale de la société. En cela, le combat écologique étant stratégiquement le plus pressant, doit devenir le coeur de la réflexion pour la rénovation sociale. Du diagnostic bookchinien sur la cause de la dégradation écologique, on peut par exemple tirer un argument fort contre le capitalisme : la rationalité capitaliste de la concurrence sur le marché, utilisant des « ressources » pour une fin de production et d’enrichissement, est antagoniste avec le respect de la nature, elle participe au contraire — puisqu’elle en descend directement — du type de rationalité qui est la cause du problème écologique. L’écologie sociale de Bookchin est un anticapitalisme radical. En effet, il oppose à l’économie de marché ce qu’il appelle une « économie morale », à savoir une économie qui réalise la sortie des modes de domination de la rationalité instrumentale : « l’économie de marché et l’économie morale présentent des conceptions fondamentalement opposées de l’accomplissement de l’humanité et des buts qu’elle peut se fixer, conceptions qui définissent le sens même des fondements matériels dont dépend en fin de compte notre épanouissement. » (p. 141).

L’auteur anarchiste appelle donc, plus positivement, à des réformes majeures de nos modes de vies, non pas pour revenir à une communauté primitive, ou à la « cueillette paléolithique » (p. 73), mais pour aboutir à des « écocommunautés ». Celles-ci ne sont pas un retour aux « communautés de contre-culture », telles qu’il y en avait beaucoup dans les années 1970-1980, mais des communautés d’humains à grande échelle, un « réseau de communautés libres » (p. 83), avec des individus capables de s’autogérer. Bookchin est ainsi parfaitement conscient des limites du discours du retour à la communauté : « toute communauté autogérée s’efforçant de vivre isolément et de développer son autosuffisance court le risque d’être gagnée par l’esprit de clocher, ou même le racisme. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’étendre la politique écologique des démocraties directes à des confédérations d’écocommunautés, et d’encourager de saines relations d’interdépendance au lieu d’une indépendance repliée sur soi et abêtissante. » (p. 175). Le « municipalisme libertaire » (p. 179) qu’on accole au nom de Bookchin découle de cette théorie positive de l’organisation sociale, n’abolissant pas les relations d’interdépendances, constitutives de toute vie humaine, qui se forme dans la relation à autrui, mais qui modifie ces relations pour recouvrer un contrôle humain sur son milieu. En cela, la multinationale et l’entreprise d’État sont des monstres au même titre, fonctionnant toutes les deux sur le modèle de la hiérarchie et du pouvoir bureaucratique. Le municipalisme libertaire, n’est pas alors le retour aux petites communautés fondées par des individus aux tendances autarciques mais un changement radical de projet de société, fondé plutôt sur la volonté collective d’une abolition, autant que faire se peut, de la hiérarchie et du pouvoir. Le nouveau mode de vie et de pensée que Bookchin appelle de ses voeux n’est donc pas un retour à la petite communauté, un primitivisme ou un retour à une spiritualité empreinte de mysticisme, mais avant tout un projet de renouvellement de nos catégories politiques et sociales, visant une reviviscence de la politique comme auto-organisation de citoyens libres dans les communes.

De son diagnostic à ses conclusions, Bookchin propose donc une théorie absolument soluble dans l’anarchisme. Les causes des problèmes écologiques sont le pouvoir et la domination, qui s’incarnent aussi bien dans le patriarcat que dans le capitalisme et dans l’exploitation de la nature ; les solutions consistent dans le fait de replacer les individus au coeur du système politique, en modifiant les milieux dans lesquels ils évoluent, de façon à permettre un véritable contrôle collectif du politique. On retrouve ici le mot d’ordre central de l’anarchisme, l’autogestion, qu’il faut relier avec un autre concept présent chez Bookchin (p. 177), bien qu’il n’en traite pas nommément dans ce recueil d’articles, celui de fédéralisme, qui constitue la mise en réseau des communautés, distinguant précisément le projet anarchiste d’un repli sur soi isolationniste de happy few privilégiés.

On aurait tort, alors que l’écologie est plus que jamais un thème central et pressant, de se priver d’une référence aussi importante sur le sujet. Le travail de Bookchin permet à la fois de poser le problème écologique de façon libertaire, mais aussi d’éviter les écueils de l’écologisme contemporain.

NCJ (groupe Graine d’anar, Lyon)


https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=4085