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Stéphane Stéphane, sympathisant anar, et Gilet Jaune

mai 2019.

Putain !

Naître en 67. Grandir en HLM auprès de grands-parents ouvriers s’étant tirés d’une misère crasse à la force du poignet et de la soumission au patron, sachant à peine lire et écrire, pieds-noirs déracinés et furieusement anti gaullistes, anti « France de merde » et j’en passe. Dans le quartier, jouer avec Abdel, David, Juan ou Isabelle.

École et collège publics, d’après 68 mais où l’on n’hésite toujours pas à mettre des baffes, à la joue comme au cœur, à tirer les oreilles et pratiquer l’humiliation publique des moins scolaires, des plus réfractaires, des qu’ont pas la moyenne. T’apprends. À faire le dos rond, te rendre insoupçonnable, obsédé à ne pas te faire remarquer, donc pas emmerder. Et puis le lycée, où t’apprends encore : à compter, coefficienter, argumenter, justifier, bref, t’insérer dans le cadre étroit des 270 points à obtenir, attestation d’une clôture réussie à ce que l’on appelle scolarité. Ensuite la fac bien sûr, comme une oasis entre deux déserts, où les mirages les plus variés t’offrent des routes à prendre pour « l’après », avant que le comptage de points et les murs des concours ne te stipulent à nouveau que tout ne sera que concurrence, course au fric et bien-pensance sine qua noniste afin de ne pas être trop emmerdé par les uns, rejeté par les autres, caricaturé par tout le monde.

T’avances. Tu sais pas dans quoi, t’as pas encore les mots, tu l’as comme sur le bout de la langue mais t’arrives pas à l’exprimer clairement. Tu sais que t’es pas à ta place, que ça ne te correspond pas, mais ta « place », ce sésame, devient une bouffonnerie que tu endosses avec le sourire (la fameuse « banane » si rassurante aux yeux du troupeau) histoire qu’au moins on te foute la paix. T’essaies les cames, liquides, solides, fluides : tu vérifies que la vérité ne soit pas ailleurs ; t’endosses la rock n’roll attitude… et tu finis par te convaincre que t’es rebelle, alors que tu ne fais que revêtir des oripeaux piqués à d’autres et pas forcément taillés pour toi. Mais qui t’es, toi ? Tu sais pas, personne t’a jamais vraiment demandé ni appris à y réfléchir et t’évites au fond de te poser réellement la question, sentant que la réponse ne sera pas simple, ni à comprendre ni à assumer.

T’avances, tantôt locomotive et tantôt wagon de fond, au mépris de rails qui foutent le camp sous tes roues mal assemblées, sans regarder le paysage qui défile trop vite, seulement obstiné à rester accroché à la structure ; surtout ne pas dérailler ! Ne rien risquer qui desserve le bel équilibre de l’ensemble auquel tu t’es accroché et dont t’entends dire que t’es une pièce, un rouage, un collaborateur, vieille valeur française.

Tout devient compromis. T’es le compromis. On te présente ça comme une valeur, certains y voient de la sagesse, alors tu te compromets, encore et encore, acharné à te coupler, enfanter, élever, partit tôt le matin et rentrer vanné le soir, au terme de cette « journée de travail », ce festival de la routine où t’apprends plus, t’attends. L’avancement. La retraite. La mort.

Et ce cœur qui bat, encore et encore, malgré les pelletées de fadeur et le sentiment diffus d’échec, concept terrible, qu’on t’a incessamment invité à éviter, qu’aux yeux du monde tu as su contourner, mais dont tu sais au fond de ce qui te sert d’âme que tu t’y es vautré, comme un porc dans la fange, mais avec moins de gloire.

Défilent les années, les votes, les gouvernements, les guerres, cette ronde sans fin des éternels retours. Tu te dis que c’est foutu, qu’y a plus rien à trouver en ce monde soumis aux réseaux, d’influence, sociaux, où on ne te propose plus que de consommer des clics, t’acoquiner exclusivement à ceux qui te ressemblent, à bouffer ce qu’il te reste de temps au service de GAFA, nouvelle hydre cnidaire, polype immortel, dans un grand renoncement à celui que tu fus : l’enfant en devenir auquel t’as renoncé, dont t’as trahi la quête complexe au profit de la tranquillité.

Et puis tout ça t’apparaît, tu sais pas trop pourquoi, peut-être parce que t’as été au bout de ces mots vidés de substance : citoyenneté, démocratie, tolérance, bienveillance et consorts, tous ces noms communs propres à t’étouffer de rire tant nos sociétés les ont vidé de sens. Le cynisme des bourgeois libéraux, leur froideur bienséante, qui nous en prient, et qui ricanent, à n’en plus finir, loups rassasiés d’eux-mêmes, ventripotents cruels, confiscateurs du beau, du vrai et du réel.

Alors tu sors du rang, histoire de voir ce qui se passe ailleurs que dans ton train-train suspect d’inepties faciles. S’aventurer sur des ronds-points. Y croiser des gueux, des sans dents, des humains. Des qui te rappellent d’un coup d’où tu viens, toi, mais aussi bien d’autres. Du monde de l’espoir. Des lendemains qui chantent. Des combats à mener au nom du plus grand nombre, celui des petits, des cabossés, des méprisés, des exclus, bref, des gens.

Le monde tourne encore autour de ses puissants. Mais des failles apparaissent, des réchauffements, des hypothèses d’ailleurs comme autant de possibles ; des autrement. Et les mots te reviennent, sous les humiliations, les coups de matraques et les gaz de dispersion des foules. Tu souris. Tu les entends. Tu te les répètes à l’envie, conscient qu’a y est ! T’as enfin trouvé et tu te surprends à vivre :

« No pasarán ! »

Stéphane Stéphane


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