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Air France

Un grand clash dans le consensus

Le jeudi 4 novembre 1993.

Une bouffée d’air frais, sain et revigorant dans un paysage social où l’ambiance était à la morosité si ce n’est la débandade. Tel est le bilan que nous allons pouvoir tirer de ces deux premières semaines de grève à Air France. Certes, le mouvement s’est suspendu ce week-end, dans l’attente des premières rencontres mardi avec le nouveau patron de la compagnie aérienne, Christian Blanc. Mais ces dix-sept jours de grève totale et dure, ainsi que la démission aux airs de limogeage de Bernard Attali et le recul plus spectaculaire que réel du gouvernement, tout cela incite à penser qu’il est toujours possible de compter sur le monde ouvrier pour mettre des bâtons dans les roues du capital.

Mais revenons d’abord sur le mouvement en lui-même. Parti lors de la journée nationale d’action du 12 octobre à l’appel de F0, la CGT ainsi que la CFDT d’Air France (à l’encontre de la position de l’appareil confédéral), il ne tardait pas à s’étendre aux deux aéroports d’ile-de-France, l’ensemble des salariés protestant contre un troisième « Plan de retour à l’équilibre » (PRE).

Bernard, salarié du service d’entre-tien des avions au sol et non syndiqué (« qui n’en pense pas moins », nous dit-il) nous livre le sentiment des salariés « au sol » : « Un copain a tout résumé en trois secondes à la télé : y’en a marre, on augmente les commandants de bord et au même moment on nous impose le PRE ». Celui-ci prévoit des réductions importantes d’indemnités (jours fériés, horaires décalés tôt le matin ou tard le soir), pour les personnels au sol. La perte de revenu mensuel se montait pour certains jusqu’au millier de francs. En outre, le plan prévoit 4 000 suppressions d’emploi, dont 3 000 passaient par des filialisations de certains secteurs de la compagnie (hôtellerie, restauration, cars, télécoms…).

Bernard : « On vend des services rentables comme les cars. Ça leur permet de faire procéder aux licenciements par les filiales privées. À terme, la direction veut passer d’une entre-prise de 64 000 salariés à 10 000 ». Les autres se retrouveront dans des filiales privées dans lesquelles Air France n’aura qu’une part du capital. Pour le secteur hôtelier, la filiale (Orly Air Traiteur) existe déjà et cohabite tant bien que mal avec le service Air France. Dans cinq mois, les 600 employés d’Air France dans ce service doivent rentrer dans OAT. Ils y perdront leur statut, leurs avantages et une relative sûreté de l’emploi. Ceux qui refuseraient d’être intégrés dans cette nouvelle entreprise seront considérés comme démissionnaires et non pas licenciés. Des départs « volontaires » donc… OAT doit en plus supprimer la moitié de ce personnel. Pour Bernard, être employé dans ces filiales ou des petites entreprises privées, « c’est de l’esclavage. Pour le chargement de la nourriture sur les avions, par exemple, les mecs effectuent seuls un boulot qu’ils étaient quatre à faire auparavant. Le droit de grève n’existe pas. L’année dernière, le personnel naviguant de la compagnie Air Outre-mer a tenté de faire grève. Le soir même, la direction prononçait le look out de l’entreprise. Les grévistes ont repris le boulot le lendemain… ».

Ce mouvement à Air France, il remonte sans doute loin. Un troisième plan a déclenché la révolte, car c’est de révolte qu’il s’agit. Philippe est militant CFDT, employé dans le secteur hôtelier. Pour lui, « une pression folle est exercée sur les salariés, afin de les pousser à se taire. Il y a quelques mois, ils m’ont infligé un blâme parce que j’avais pris… une orange ! Pour eux, c’était une manière de dire aux salariés de se tenir à carreau. » Les attaques contre les primes, elles n’étaient pas nouvelles.

Bernard : « En un an, j’ai l’impression d’avoir perdu ce que les vieux ont mis trente ans à gagner par la lutte ». Signe avant-coureur du mécontentement dans les ateliers : la parano de la direction. « Ils avaient peur, dit Philippe, depuis six mois, ils installent des portes de sécurité partout, ils embauchent des vigiles, ils essaient de semer la terreur parmi les salariés par des sanctions ». Et la révolte a éclaté.

« C’était dingue », nous confie Philippe. « J’ai vu des mecs, dont je n’aurais jamais pensé ça d’eux, (marié, des gosses, calme) prendre des pierres, instinctivement et les lancer à la gueule des flics, sans même penser à se masquer le visage pour se protéger des éventuelles poursuites ! ». « Quand je suis rentré de vacances, s’exclame Bernard, je croyais que c’était un banal mouvement. Une journée de grève, sans plus. Mais j’en suis pas revenu. J’ai vu des anciens de la boîte nous dire qu’ils n’avaient jamais vu ça, même en 68 ! ». La grève a touché « neuf salariés sur dix », selon Bernard. Elle a touché le fret, les personnels au sol, les filialisables et jusqu’aux personnels commerciaux et d’accueil (ESC), ainsi que quelques stewarts et hôtesses, dont ce n’est pourtant pas le genre de se mettre en grève. Les grévistes étaient très déterminés et le sont toujours. Occupation des locaux pendant toute la durée de la grève, blocage des pistes… L’arraisonnement du Concorde présidentiel fut une action particulièrement réussie et médiatique.

Mais la réplique de la direction et du gouvernement fut à la hauteur de l’attaque et du danger pour le patronat : présence massive des forces de l’ordre, évacuation des pistes par la force. « On était très bien organisés, rapporte Philippe, on avait de quoi se protéger des gaz lacrymogènes. On n’a pas hésité à utiliser les matériels anti-incendie sur la piste. Les copains étaient tellement révoltés qu’il ne nous a malheureusement pas été possible de se rapprocher des flics pour un combat au corps à corps qui les aurait beaucoup plus gênés : les affrontements commençaient de trop loin. »

Mais le plus important fut sans doute la détermination de la base. « Dès le début du mouvement, explique Philippe, l’ensemble des syndicats a dit aux salariés : “voilà, c’est votre mouvement, vous décidez des formes qu’il prendra.” Les décisions se sont prises en assemblée générale et en totale transparence de la part des militants syndicaux. Nous, on essaye de préserver l’unité syndicale. »

Dimanche 23, FO annonce unilatéralement la cessation du mouvement puisque le plan est « retiré » et Attali démissionnaire. La confédération est désavouée par les assemblées générales, ce qui la poussera à attendre le mardi 25 pour appeler à l’arrêt du conflit. « On tient à être très prudents à ce sujet, dit Philippe, et à ne pas rajouter de querelle syndicale. Mais c’est vrai que la position de l’appareil de FO n’est pas claire. Cependant, il faut dire qu’il y a encore des délégués FO qui sont toujours dans le mouvement, j’en connais au moins un ».

Qu’en est-il donc du PRE ? Pour Philippe, « Bosson a annoncé son retrait. Blanc parle, lui, de suspension en attente de la concertation sociale. Il y a tout à parier que, les négociations entamées, la direction ressortira le PRE vaguement toiletté ». C’est pour cela que la mobilisation continue. « Jeudi, on a été voir les cadres. On les a d’ailleurs séquestrés gentiment deux ou trois heures. On leur a demandé si le PRE était retiré. Ils ont été incapables de nous répondre. De même pour les filialisations prévues par le plan. »

Les premiers contacts de Blanc avec les syndicats devaient donc avoir lieu mardi dernier. « Il reçoit les organisations une par une, s’indigne Philippe. On compte bien y aller tous ensemble Espérons que FO jouera le jeu ».

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce conflit, notamment le fait que quand un patron fait des conneries, c’est l’ouvrier qui paye. Le rachat dans des conditions douteuses d’UTA, en 1990, a ainsi coûté 7 milliards (pour seize appareils) à Air France, c’est-à-dire le montant de son déficit depuis. Mais laissons Bernard conclure : « On ne se battait pas seulement pour Air France. Il y a des milliers de suppressions d’emplois partout en Europe. Pendant la lutte, des entreprises en France et à l’étranger nous ont regardé. Ça a redonné un coup de fouet au monde ouvrier. Et pas seulement en France ! ».

Propos recueillis par Bertrand Dekoninck


Air France… enfin une solution patronale ?
Pascal Mary (26 octobre 1993)