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Médias et Kosovo

Le jeudi 27 mai 1999.

Inlassablement, devant chaque conflit où l’Europe est engagée, médias européens et vedettes de ceux-ci réhabilitent le leitmotiv « plus jamais ça ! », sans réflexion, comme une formule rituelle d’une nouvelle religion animiste.

Pour eux, on ne peut, « décemment » laisser faire certains débordements qui choquent les bonnes consciences. Ainsi des crimes d’Hitler, de Milosevic, de Karadzic… ; alors que d’autres ont été moins reconnus, en leur temps : Staline ou les Khmers rouges, ou le sont moins aujourd’hui : Soudan, Rwanda et de multiples conflits d’Asie du sud-est (Bangladesh, Birmanie…) ou d’Amérique latine (envers des minorités « indigènes » bien souvent). Ces autres x-cides à grande échelle ont l’excuse (!) de frapper des mondes moins semblables aux nôtres et donc de moins nous renvoyer les réalités de cette guerre au Kosovo qui choque tant après celle en Bosnie. Ce ne sont plus simplement des images ou des commentaires de mort, de torture, de viol et de déportation mais, d’un coup, soi-même qui lutte pour la survie et contre l’horreur. Le fait que l’ennemi choisi soit lui-même si proche, si semblable, renforce la haine et l’aveuglement et conduit de manière irrationnelle à la volonté d’agression contre « le » mal ; ce mal désigné est une autre population pour laquelle on ne reconnait plus, ou pas, le droit d’être formée d’individus mais, que l’on désigne comme une somme de multitudes de criminels de guerre en action ou en pensée. Le plus tragique de l’histoire et de l’Histoire c’est le manque d’esprit de conséquence envers le leitmotiv cité.

Hypocrisie occidentale

Il semble entendu, dans notre monde merveilleux, qu’il ne soit plus permis à des dirigeants d’attenter aux populations civiles en tant que problèmes à éliminer ou à éradiquer. On ne pose jamais la question de l’accession au pouvoir de ces dirigeants et, encore moins, la question du pouvoir. L’origine commune de ces drames comme souvent, tient dans cette soit-disante nécessité de choisir des chefs, toujours bons ou meilleurs, et par là même de les accepter sous peine de guerre civile. On dénonce par ici Milosevic et par là Hussein, mais on les a courtisé pendant des années ; on leur fait la guerre, mais on souhaite prendre paisiblement le thé avec eux. Parfois on parle de juger quelques criminels de guerre — catégorie où ne rentre pas les chefs d’État, aussi longtemps qu’ils le sont — mais pas de juger les systèmes qui les créent et les entretiennent. Si prétendre que le Troisième Reich n’est pas Hitler mais les élections, ou que Staline est la seule et logique conséquence de la pensée de Marx sont des formules un peu courtes, on ne pourra jamais économiser la réflexion. Loin de ces débats, la guerre est là ! Elle a toujours été présente — pas partout à la fois — et celle qui préoccupe le plus notre canton occidental est cette tragédie qui détruit le Kosovo et dont on ignore évidemment les futures extensions.

Souvenons-nous du conflit entre les visions confédérale et fédérale — celle du gouvernement de la Serbie — de la Yougoslavie qui de débat idéologique, politique et économique a abouti à l’indépendance de la Slovénie, puis à la guerre croato-yougoslave et, provisoirement, à la folie bosniaque. L’étape suivante ou, selon beaucoup, le retour à la première étape de ce conflit, est le Kosovo. Comme le conflit bosniaque, le conflit kosovar pousse les Occidentaux à réagir, à s’engager, à choisir leur camp. Celui de l’agressé contre l’agresseur quitte à se tromper dans la définition de l’agresseur : à nommer une armée ou des mouvements armés, peuple ; à nommer peuple, une population ; à nier l’existence individuelle de tous ceux qui sont sous la coupe du pouvoir de I’« ennemi » et à exalter celle de ceux qui sont dans le camp « ami ». C’est-à-dire des civils massacrés par des Serbes en uniforme ou, pour les hommes survivants, réembauchés comme chair à canon, méprisés par tous les camps pour le plus grand profit des futurs vainqueurs — militaires ou diplomatiques.

L’avenir de la région est inquiétant. La guerre au Monténégro ou en Macédoine est crainte par beaucoup, à raison. Les Bulgares ont majoritairement — pour ceux qui voudraient agir —trop peur, de par leur histoire, d’être dans le camp des perdants et préféreront certainement s’accrocher à un semblant de neutralité. L’État hongrois, lui, n’a aucun intérêt à intervenir dans ce conflit et son adhésion récente à l’OTAN l’handicape fortement par rap-port à son souci de ne pas nuire aux populations magyarophones de Voïvodine et, incidemment, de Roumanie, de Slovaquie et d’Ukraine. La Grèce reste l’État le plus imprévisible de la région dans ce conflit et l’hystérie longtemps entretenue autour de l’indépendance d’un pays utilisant le nom de « Macédoine » inquiète sur les conséquences de l’exaspération nationaliste. Toutefois, les conflits les plus probables déchireront les populations d’Albanie et du Kosovo, même après un retrait des armées yougoslaves.

Des intérêts multiples…

Alors que l’Albanie vit un état de guerre civile de « basse intensité » pour utiliser une expression à succès et que les mouvements armés indépendantistes kosovars, notamment l’UÇK (armée du libération du Kosovo) qui pratique l’enrôlement forcé, essaient de se placer pour l’après-guerre, il serait douteux que les parties en conflit en Albanie ne tentent de profiter de ces nouvelles données. Au mieux, les potentats locaux n’essaieront pas d’utiliser l’UÇK si cet allié devient trop puissant. Mais, même si les mouvements de « libération nationale » se battent assez longtemps, ils n’atteindront pas de crédibilité ou d’efficacité militaire contre les forces serbes dans un pays dépeuplé. Ils peuvent toutefois imposer leurs chefs comme seuls recours contre le gouvernement yougoslave. L’UÇK est la mieux placée pour éliminer les autres groupes armés comme les Forces armées de la république du Kosovo (FARK) proches de la Ligue démocratique du Kosovo, puis la LDK elle-même avec Ibrahim Rugova.

À l’évidence, ni l’unification des territoires albanophones, ni la serbisation du Kosovo ne créera une nouvelle stabilité. Tôt ou tard, il y aura un partage des biens des expulsés, Serbes, Turcs, Tsiganes ou Albanais, des prébendes à distribuer, et des reconstructions où de nouvelles mafias vont émerger et d’anciennes se renforcer et, quelles que soient leurs langues, elles sauront collaborer. Entre temps, la Serbie peut encore se déchirer entre Serbes, non-Serbes, vrais Serbes, sous-Serbes et sur-Serbes, l’Albanie présente ou future entre Albanais, non-Albanais, vrais Albanais, sous-Albanais et sur-Albanais. Et comme pour la Yougoslavie, une réaction commune, en Occident, sera de se désintéresser de « ces » gens qui ne savent que s’entre-déchirer. Mais, la question devrait être pour qui ? et non pour quoi ? ; les guerres présentes ne diffèrent en rien des précédentes, ceux qui se battent pour un Kosovo indépendant ignorent parfois qu’ils ne peuvent en même temps se battre pour un Kosovo libre dans un monde libre. Leurs dirigeants n’ont pas cette naïveté. Beaucoup d’intérêts personnels de pouvoir, ou d’ambition, et d’intérêts financiers prospèrent dans les guerres et une paix rapide va souvent à leur encontre.

Alors, que faire ?

C’est celà qui rend difficile la tâche des anarchistes dans les guerres. Se battre contre une dictature ou un nationalisme, ou ne pas intervenir militairement ? Si, en 1914, aller en 15 jours à Paris ou à Berlin aurait du n’avoir aucun intérêt pour les anarchistes, la guerre entamée par ou contre l’Allemagne nazie (et plus particulièrement ses conséquences : l’installation d’une dictature planifiant — en plus — un génocide) pouvait, quant à elle, engager les anarchistes à prendre les armes. La nuance, pour des anarchistes, c’est non seulement contre qui se battre, mais aussi avec qui prendre les armes : maquis, sabotage, armée régulière ou rebelle ; c’est bien la question de pour qui et du pour quoi on se bat… et du comment. Par projet politique (la chute du nazisme et du fascisme comme préalable à celle du franquisme), beaucoup de compagnons espagnols feront le choix du combat, y compris dans l’armée. Les anarchistes de l’ancien territoire yougoslave ont su — pour ceux qui le sont restés — nommer leur ennemi : la dictature et le nationalisme, l’État présent ou à venir. Ils ont choisi aussi de ne pas entrer dans les différents mouvements militaires ou paramilitaires qui se sont déchirés les territoires et les pouvoirs. Mais comme les « démocrates », ils ont du mal à faire entendre leur discours à côté des nationalistes et même auprès des médias occidentaux.

J’espère que beaucoup d’anarchistes tiendront compte de l’action et du discours des compagnons qui vivent ce conflit, comme, en leur temps, beaucoup — jamais assez — ont su écouter leurs compagnons cubains contre la normalité guévariste et fidéliste. N’oublions pas aussi que, partout dans le monde, l’on cherche à connaitre et comprendre l’avis et l’analyse des anarchistes des pays européens membres de l’OTAN.

Claude Delattre