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Le réveil du monde musulman : de Tunis à Casablanca où murissent

Les Fruits de la colère

décembre 1954.

De tout temps, les rivages ensoleillés de l’Afrique du Nord suscitèrent les convoitisent. Sur ces terres baignées d’or, d’azur et de pourpre, les hordes des successifs conquérants déferlèrent, traîant dans leur sillage les calamités habituelles des invasions.

Après les Romains, les Vandales, les Arabes et les Turcs, les Anglais, les Espagnols et les Français s’y taillèrent des empires coloniaux.

Mais ce qui était hier ne peut plus être aujourd’hui : l’Histoire a sonné, définitivement, le glas des conquêtes coloniales — au moins dans les formes brutales de l’occupation militaire. Inconscients, fous ou criminels sont ceux qui se refusent à s’incliner devant l’évidence.



L’Afrique du Nord a rejoint les peuples asservis dans l’universelle lutte que mènent ceux-ci pour l’indépendance nationale. Déjà l’Égypte et la Lybie ont secoué le joug. La Tunisie et le Maroc s’insurgent. À son tour l’Algérie, cette « partie intégrante du territoire français » (Mendès-France dixit) connaît les heures fiévreuses de l’insurrection.

Que faut-il penser de ces événements ?

Nous laisserons aux honorables farfelus qui s’entassent sur les travées du Palais Bourbon la naïveté de s’étonner de cette explosion trop prévisible de « terrorisme », de verser des larmes sur l’« ingratitude » des populations algériennes et de déclamer les habituelles homélies sur la « mission civilisatrice de la France ». Car il y aura toujours de ces « indécrotables imbéciles » dont parlait naguère Urbain Gohier et dont on ne pourra jamais espérer la plus petite lueur d’intelligence ou de bon sens.

Confort des « occupants », misère des « occupés »

Nous laisserons à tous les journalistes « nationaux » et « résistants » le ridicule de condamner la résistance nationale nord-africaine en puisant dans le vocabulaire des feuilles pétainistes des années 1940-1944 et de qualifier une lutte clandestine, toujours sauvage, d’« actes de terrorisme » et ses auteurs de « hors-la-loi ». Car il y aura toujours des hommes à la mémoire courte.

Nous laisserons aux stratèges en habits de laquais du parti communiste le soin de glorifier le mouvement nationaliste algérien et son chef, Messali Hadj, après avoir qualifié ce dernier, au temps des embrassades gaullistes, de « mouchard » et d’« agent provocateur ». Car les domestiques ne discutent jamais les ordres des maitres.

Nous laisserons aux défenseurs intéressés d’un colonialisme rapace, toujours condamné par les hommes libres et vomi aujourd’hui par l’Histoire, le triste privilège de hurler à la mort et de réclamer en Afrique du Nord l’application d’une politique de force qui a donné en Indochine les brillants résultats bien connus. Car il y aura toujours des fripouilles pour qui la « grandeur » nationale se mesurera à la surface des cimetières et au volume de leurs comptes en banque.

Diviser pour régner ?

Nous laisserons les hystériques nationaux se masturber avec frénésie dans les plis des drapeaux tricolores et fleurdelisés en évoquant les « épopées » coloniales de jadis et réclamer l’occupation militaire de la Libye [1]. Car il y aura toujours des névrosés de la gloire qui éjaculeront leur fureur guerrière par la plume de leur stylo.

Nous laisserons à P.M.F. [2] la responsabilité d’un « génie » politique renouvelé de Catherine de Médicis et la naïveté de croire que le « diviser pour régner » aura quelques chances de maintenir la présence française en Afrique du Nord. Car il faut beaucoup d’aveuglement pour espérer qu’une politique de demi-concession en Tunisie, de demi-fermeté au Maroc et de répression en Algérie suffira pour dissocier le bloc arabe.

Nous laisserons même à un quarteron de marxistes honteux en mal d’« activités » pseudo-clandestines, se donner beaucoup de mal pour exécuter leur numéro d’imitation et conquérir à bon marché des lauriers de martyrs. Car il y aura toujours des imbéciles qui se prendront pour Dieu le père, Marx le prophète et Tarzan le libérateur.

Tout cela n’est pas sérieux.

Laissons donc le naïfs de la politique, les fripouilles du colonialisme et les cinglés du patriotisme se livrer à leurs exercices habituels et disons, sans démagogie, en quelques mots, ce que nous pensons de ces problèmes.

D’abord - mais est-il besoin de le préciser ? - nous condamnons toutes les formes du colonialisme, y compris celle qui se camoufle sous une « intégration » territoriale. Baptiser terre française d’Algérie - où la grosse majorité des autochtones ne disposent d’aucuns droits, d’aucune liberté politique, ni d’aucune égalité économique avec les occupants - sous prétexte qu’on y a créé artificiellement trois départements français, est une imbecillité ou une plaisanterie d’un gout douteaux [3].

luxe insultant, misère cruelle…

Les partisans de la politique de force eux-mêmes - au moins certains - sont bien obligés de la reconnaitre : le niveau de vie des indigènes est resté à un niveau effroyablement bas. Et la « modernisation », tant vantée, de ces pays n’a servi, en fin de compte, que l’enrichissement des capitalistes et le confort des occupants.

Dès lors, il était naturel, prévisible et inévitable que les auteurs et responsables de cette politique imbécile recueilleraient un jour les fruits d’une colère que leur criminel égoïsme a plantée dans le cœur des indigènes.

Ce jour est arrivé et toutes les pleurnicheries, naïves ou jouées, toutes les indignations, vraies ou feintes, toutes les fureurs, sincères ou intéressées, n’y changeront rien.

Ceci dit, approuvons-nous pour autant les mouvements nationalistes et « séparatistes » qui surgissent de ces explosions de colère ?

Il serait paradoxal que les anarchistes, qui dénoncent les frontières comme des réalités haïssables, approuvent sans réserve des idéologies dont l’objet est d’en créer de nouvelles.

Il serait paradoxal que les anarchistes, qui dénoncent les méfaits de l’emprise religieuse, approuvent sans réserve l’action d’hommes dont il est notoire qu’ils sont inféodés à un esprit religieux proche du fanatisme [4].

Il serait paradoxal que les anarchistes qui dénoncent toutes les formes de l’exploitation approuvent sans réserve une lutte dont le résultat sera de « libérer » le prolétariat indigène de l’exploitation des Européens pour le livre à celle de sa propre bourgeoisie [5].

Il y a, en vérité, dans l’évolution historique de notre temps, de tragiques contre-sens.

C’est au moment où, sous l’effet des progrès de la technique - particulièrement dans le domaine des transports - le globe terrestre subit un véritable « rétrécissement » qui fait éclater l’absurdité des cloisonnements nationaux, que des mouvements nationalistes surgissent de toutes parts et réclament de nouvelles frontières.

C’est au moment où la science affirme la primauté du rationalisme, que les fanatismes religieux redressent partout la tête et renaissent là où ils étaient en sommeil.

C’est au moment où, le capitalisme arrivant au terme de ses ultimes contradictions, l’unité prolétarienne et la volonté révolutionnaire seraient des necessités, que cet unité se dissocie et cette volonté se dilue dans des revendications nationalistes et religieuses anachroniques.

Ces luttes stériles retardent d’autant la grande et inévitable transformation sociale d’où, seule, pourra surgir un monde habitable. Elles illustrent la funeste erreur de cet article de catéchisme marxiste selon lequel la libération nationale des pays asservis doit précéder et permettre leur libération sociale. Les prolétaires n’ont pas de patries : pourquoi lutteraient-ils pour en créer ? Malatesta a jadis dénoncé cette duperie marxiste qui détourne l’action révolutionnaire de ses véritables et permanents objectifs.

C’est pourquoi nous disons - et nous sommes les seuls à pouvoir le dire dans ce journal libre qui n’émarge aux fonds secrets d’aucun gouvernement ni d’aucune propagande.

Oui : ceux qui, aujourd’hui, font couler le sang en Afrique du Nord comme hier en Indochine sont des criminels.

Oui : ceux qui espèrent assurer la présence française en Afrique du Nord à grands renforts de compagnies de CRS, de parachutistes et de ratissages sont des fous dangereux [6].

Mais nous disons aussi aux prolétaires nords-africains : nous suivons vos luttes avec sympathie, car nous serons toujours du côté des opprimés contre les oppresseurs. Mais prenez garde : ne sacrifiez pas inutilement vos forces neuves dans des batailles vaines.

Vous avez autre chose à faire que de lutter pour vous enfermer dans de nouvelles frontières. Autre chose à faire que de lutter pour changer de maitres. Autre chose à faire que de lutter pour remplacer l’Évangile par le Coran.

Par dessus les préjugés de races, les mirages nationalistes et les mensonges religieux, les anarchistes vous convient fraternellement à les rejoindre dans la seule lutte valable : celle qui a pour objectif de libérer tous les hommes - ceux des pays colonisés comme ceux des pays colonisateurs - de toutes les exploitations et de toutes les tyrannies.

Peuples nords-africains !

Vous avez raison de vous insurger contre ceux qui vous asservissent. Mais vous avez tort de la faire sous l’égide d’un nationalisme et d’un fanatisme religieux, générateurs de nouvelle servitudes.

La véritable libération ne viendra que de la Révolution Sociale. Et celle-ci ne sera que si les peuples retrouvent les voies de l’internationalisme.

Maurice Fayolle


[1Rivarol du 11 nov. 1954

[2Pierre Mendès-France

[3Mais cet « artifice » a permis à P.M.F. de prendre une mesure qu’aucun président du conseil n’avait osé décider avant lui : l’intervention du contingent dans une guerre coloniale. Car, en Algérie, « terre française », il n’y a pas des rebelles, mais des « séparatistes »…

[4Voir le message qu’Habib Bourguiba a adressé au conseil national du Néo-Destour. Il peut se résumer en trois mots : Dieu, Patrie, Islam.

[5La Ligue arabe, animatrice des luttes nationales des pays islamiques, rassemble tout ce que l’Orient compte de seigneurs féodaux et de fanatiqees religieux. Curieuse « libération » que pourra apporter aux peuples colonisés une telle direction !

[6Des tracts, lancés par avions sur le massif de l’Aurès, se terminent par ces mots : « Bientôt un malheur terrifiant s’abattra sur la tête des rebelles. Après quoi régnera à nouveau la paix française ». On savait déjà que la Légion étrangère utilisait les « compétences » des anciens SS pour des opérations de « police ». Les utiliserait-elle également pour rédiger ses proclamations ?