Accueil > Archives > 1954 (nº 1 à 3) > ....3 (déc. 1954) > [La Tête de portail…]

Magistratures et polices de droit divin

La Tête de portail…

décembre 1954.

En novembre, la nuit qui tombe tôt mange le paysage qui enserre la Seine. Une Mercury folle déchire le brouillard qui s’élève du fleuve et dresse un mur ouaté au-dessus du ruban noir que trace le route du Havre. Des coups de sifflets, la voiture est prise en chasse par la police de la route qui la rejoint puis la double. Elle s’arrête, repart ! - la chasse reprend. Les villages sont franchis en trombe, tous phares éteints. Dans la traversée de Pontoise, un agent est distancé, l’aute s’acharne, colle au bolide piloté d’une main malhabile. À la sortie de la ville, la Mercury heurte le bas-côté de la route. Un silence très court, des coups de feu éclatent, c’est le drame ! L’affaire Portail commence.

Je ne connais pas Portail. La presse, longuement, s’est étendue sur son passé. Le vagabondage, les commandos de marine, apprentissage légal de la rapine et du meurtre, enfin la vie en marge. Portail, pour son propre compte, emploie des méthodes que la collectivité sanctifie ou condamne suivant les circonstances. La densité humaine de l’homme reste cependant une inconnue. Mais l’affaire n’est pas là !

À l’issue de la poursuite hallucinante, deux hommes armés se font face. L’agent Grimber est mort, Portail est en fuite…

Le second agent rejoint le carrefour tragique. Rapidement, la police est sur les lieux. Dès lors tout va être mis en œuvre, non seulement pour se saisir du coupable, mais pour que l’affaire soit présentée au jury de telle façon que la tête de Portail, en roulant dans la panier, efface le lèse-majesté dont il s’est rendu coupable, pas seulement contre une vie humaine mais surtout contre une institution de droit divin. Pour cela, il faut que Portail ait prémédité son crime. Il faut que Portail ait délibérément et de sang-froid abattu la victime, il ne faut pas que celle-ci se soit servie de son arme. Mieux, il faut, malgré les coups de semonce, que l’agent ait eu l’arme à l’étui. On prouvera tout cela, on démontrera tout cela. L’affaire s’est passée sans témoins. Le deuxième agent, contre toute vraisemblance, aura tout vu, tout entendu !

Le parquet de Bordeaux avait mis sept ans pour faire condamner à deux ans de prison avec sursis deux flics qui avaient assassiné un innocent. Pour créer la légende Portail, pour enserrer l’homme dans l’étau, pour annihiler les droits imprescriptibles de la défense, le parquet de Versailles a été incomparablement plus rapide.

Dès le lendemain, la complicité de certains journaleux et des flics était scellé.

Tous les « pisse-copies » qui dans les matins sales vont trier leur pâture dans les corbeilles graisseuses des commissariats de quartiers se mettaient à l’œuvre.

La silhouette de l’homme en fuite projectait à la une des feuilles d’informations son expression très « série noire »… Portail le dur, l’Américain, Portail le tueur, Portail l’ennemi nº 1. Cet homme est dangereux ! Alerte à toutes les polices, à tous les ports, à tous les « honnêtes » auxiliaires de la Police outragée !

Dix jours après, tout s’effondrait. Portail, tirant la jambe, démuni d’argent, pâle, la faim au ventre, était arrêté dans un bateau ancré au bord de la Seine où, démuni de tout, il cachait son désarroi. Le visage falot de l’homme apparaissait giflant la presse à sensations où son complexe « Peter Cheney » s’étalait d’une encre encore humide.

Cependant que sur les lieux du drame, notre ami Georges Arnaud, exerçant sa profession de journaliste, découvrait l’impact d’une balle tirée sur Portail par l’agent Grimber.

Tout était remis en cause ! - le cas Portail changeait d’aspect. L’homme pouvait sauver sa tête. Je le répète, je ne connais pas Portail. J’ai en horreur les lois qui rgissent l’appareil de répression. Mais enfin ces lois existent… et dans leur cadre, Portail sauvait l’essentiel. On pouvait le croire !

À la suite du rapport d’experts, dont la compétence a été démontrée au cours d’autres assises dont le souvenir est encore dans toues les mémoires, la trace de la balle tirée sur Portail est devenue la trace d’un clou. La propriétaire du mur où elle s’est logée, qu’avant le drame aucune trace n’existait, se rétracte, ne se souvient plus de rien. Un sieur Reliquet, procureur de la République de son état, injurie Georges Arnaud, témoin cité par la défense auquel il reproche en particulier son drame magnifique Les Aveux les plus doux que les lecteurs parisiens ont pu applaudir à notre gala. Mieux, le président, bafouant les droits de la défense, retire la parole à l’écrivain indigné. L’agent Hainaut est pris en flagrant délit de mensonge ; rassurons-nous personne ne songe à la poursuivre pour injure à la magistrature. Enfin, pour situer ce meurtre, le Parquet a fait donner la garde. Le général Navarre, un connaisseur, personne ne le niera, est présent.

Malgré les pressions éhontées de la magistrature, malgré le tripotage des pièces à conviction, malgré l’orientation des témoignages, malgré les pressions de toutes sortes, le jury a repoussé la préméditation. Portail échappe à la peine de mort.

C’est un camouflet à l’institution du droit divin ramenée rudement dans le cadre d’une loi certes abominable mais que ces gens-là, au nom de l’intérêt supérieur de leur clan, s’apprêtaient à violer.

Le cas Portail, en dehors du fait moral de l’affaire proprement dite et que chacun est libre d’apprécier à travers son optique particulière est révélateur des méthodes actuellement en honneur dans ce pays. Magistrats et police forcément associés dans la défense et le maintien de privilèges qui font d’eux des intouchables, règnent avec arrogance sur la multitude, auréolés d’une atmosphère d’infaillibilité que cette multitude a eu le tort de leur tolérer et auxquels ils se cramponnent par tous les moyens.

Maurice Joyeux