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Où va la Révolution cubaine ?

La « Déclaration de la Havane »

janvier 1961.

La Conférence tenue à San José de Costa Rica en aout par l’Organisation des États américains (OEO) examina, outre le différent Vénézuela-République Dominicaine, la plainte de Cuba contre les États-Unis, renvoyée devant elle par le conseil de sécurité de l’ONU ; elle étudia également la menace communiste dans l’hémisphère sud, le renforcement de la solidarité des Amériques face aux interventions extra-continentales et la coopération interaméricaine à la défense des institutions démocratiques contre les subversions venues d’organisations ou de gouvernements, en fait cela constituait les plaintes contre Cuba.



La ralliement, de plus ou moins bonne grâce, des gouvernements américano-latins aux thèses défendues par M. Herter amena la délégation à quitter la conférence. À la Déclaration de San-José du 29 aout, signée par les ministres des affaires étrangères, Castro opposait la Déclaration de La Havane… lue et approuvée par l’Assemblée nationale du peuple de Cuba, tenue sur la place Martí à La Havane, Cuba, Territoire libre d’Amérique, le 2 septembre 1960.

Ce document d’une part explique et tente de justifier la politique extérieure cubaine, d’autre part pose les principes dont se réclame la Révolution castriste et les buts qu’elle se propose.

La déclaration dénonce donc, chose facile et irréfutable, le colonialisme de fait, tant politique qu’économique, que les États-Unis font peser sur l’Amérique latine, colonialisme sur lequel nous ne reviendrons pas [1] et que El Mundo, quotidien cubain définissait ainsi : « au sein de l’OEA cohabitent depuis toujours un requin et vingt sardines ». L’exposé concernant les rapports Cuba-URSS-Chine est plus intéressant. Comme un défi « l’Assemblée du peuple déclare à la face de l’Amérique et du monde son acceptation et sa gratitude pour l’appui des fusées de l’Union Soviétique dans le cas où son sol serait envahi par des forces militaires des États-Unis. »

Tout cela étant d’ailleurs fort peu compromettant, car il est improbable qu’un soldat américain, en tant que tel, mette un jour le pied sur le sol cubain. Que la seule politique possible pour Castro soit de jouer à fond la carte de l’amitié avec les communistes est probable, qu’ainsi il lui ait été possible de desserrer l’étranglement économique instauré par les Américains est certain et les récents accords passés à la suite du voyage de « Che » Guevara en témoignent, que « du premier au dernier coup de fusil, du premier au dernier des vingt mille martyrs tombés dans le combat […], de la première à la dernière loi révolutionnaire, du premier au dernier acte de la Révolution, le peuple de Cuba ait pris ses décisions lui-même dans une liberté totale et absolue », soit, mais que l’aide du bloc oriental soit désintéressée nous en doutons.

À l’issue de la réunion des représentants des 81 partis communistes à Moscou, il fut décrété que les révolutions nationales étaient l’une des voies vers la révolution socialiste et donc devaient être encouragées et aidées.

Dans l’immédiat, il n’y aura pas de contrepartie en échange de l’aide communiste et le danger qu’une démocratie du type des démocraties populaires s’installe à Cuba est nul ; il en sera certainement autrement lorsque le reste de l’Amérique latine bougera. Cuba n’est que la première brêche.

D’autre part, il semble que l’expérience chinoise soit le modèle vers lequel s’oriente, ou on oriente, le processus cubain ; la Chine est souvent citée en référence dans la déclaration et l’interview accordée par Che Guevara au correspondant du Monde à Moscou le montre [2]. Dans les faits, l’amitié avec la bloc orinetal se traduit par la reconnaissance de la Chine de Pékin et de la légitimité de sa prétention à être membre de l’ONU, la rupture avec Formose.

S’opposant aux gouvernements d’Amérique latine, « moutons de Panurge » des États-Unis à qui elle refuse la qualité de démocratie, de par l’existence de minoritées opprimées : « ce peuple de noirs lynchés, d’intellectuels persécutés, d’ouvriers contraints d’accepter la direction des gangsters et l’exercice d’un vote électoral presque toujours fictif et utilisé par les grands propriétaires et les politiciens professionnels », alors que le critère de la démocratie est « le droit pour les citoyens de décider de leur propre destin [par] l’exercice effectif de la souveraineté exprimée par le suffrage universel direct et public », Cuba prétend être « le porte-parole de l’espérance et de la résolution des peuples latino-américains ».

Voici la position de politique extérieure de Cuba ; mais au nom de quels principes cette révolution ?

« L’Assemblée nationale du peuple de Cuba proclame à la face de l’Amérique :
 le droit du paysan à la terre, le droit de l’ouvrier au fruit de son travail ;
 le droit des enfants à l’éducation, le droit des jeunes au travail ;
 le droit des étudiants à un enseignement libre, expérimental et scientifique ;
 le doit des noirs et des indiens à la pleine dignité de l’homme ;
 le droit de la femme à l’égalité civile, sociale et politique ;
 le droit des vieillards à ue fin de vie assurée ;
 le droit des intellectuels, artistes et savants à lutter par leurs œuvres pour un monde meilleur ;
 le droit des États à nationaliser les monopoles impérialistes pour récupérer les richesses et les ressources nationales ;
 le droit des pays au libre commerce avec tous les peuples du monde ;
 le droit des nations à leur propre souveraineté ;
 le droit des peuples à transformer les casernes en écoles et armer les ouvriers, paysans, intellectuels, étudiants, noirs, indiens, femmes, jeunes, vieillards, tous les opprimés et exploités, afin qu’ils puissent eux-mêmes défendre leur droit et leur avenir.

L’Assemblée nationale du peuple de Cuba reconnait le devoir pour les ouvriers, paysans, intellectuels, noirs, indiens, jeunes, femmes, vieillards de lutter pour leurs revendications économiques, politiques et sociales ; le devoir pour les nations opprimées et exploitées de lutter pour leur libération ; le devoir pour chaque peuple d’être solidaire de tous les peuples opprimés, colonisés, exploités ou victimes d’une agression, quel que soit le continent où ils se trouvent et la distance qui les sépare. Tous les peuples du monde sont frères ! »

De ces principes, il en est beaucoup que nous ne saurions refuser, ne serait-ce que le devoir de lutter ou le droit de transformer les casernes ; cependant, il est encore trop fait mention aux droits des nations qui dépassent ceux des individus ? D’ailleurs, il est souvent fait appel au sentiment nationaliste et la maxime « La patrie ou la mort » en frontispice est quelque peu choquante ; il est des étapes par lesquelles il n’est peut-être plus nécessaire passer et est-il si difficile de faire appel à des sentiments moins primaires ? D’ailleurs, ici comme d’une manière plus générale actuellement, le mot nationalisme exprime à la fois la notion habituelle et une plus large que l’on pourait appeler continentalisme ; il est fait appel au sentiment latino-américain comme ailleurs à l’africanisme ou l’asiatisme.

Appuyée sur le nationalisme, la révolution cubaine veut, en principe - mais les faits ne se plient pas toujours aux principes, quelle qu’en soit la sincérité, et il est encore trop tôt pour juger de la révolution cubaine —, être l’expression profonde de la masse latino-américaine et le noyau autour duquel se cristalliseront les mouvements révolutionnaires. Ceci est en parti réalisé, l’attrait exercé dans toute l’Amérique du Sud sur les éléments révolutionnaires, en particulier les jeunes, les étudiants et les intellectuels est indéniable.

Destinée à maintenir au niveau nécessaire la tension révolutionnaire du peuple cubain, le « Déclaration » est souvent lyrique ou épique, de style image d’Épinal du romantismle révolutionnaire, nul doute qu’elle ne veuille être à l’Amérique latine ce que fut la Déclaration des Droits de l’Homme à l’Europe du 19e siècle.

Monique Berthault


[1Le Monde, 21 décembre 1960

[2Le Monde, 21 décembre 1960