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Dossier « coopératives »

Coopératives de production et anarchisme

une méconnaissance réciproque
Le jeudi 26 octobre 2006.

Le développement du mouvement des coopératives de production en France accompagne les questionnements du mouvement ouvrier. Pourtant, les militants de la coopération se sont considérés mis à l’écart.



Le coopératisme doit sa conceptualisation et son essor à des pensées utopiques à caractère égalitaire, et dans un objectif qui s’affirmait nettement pour l’abolition du salariat. Il y a peu encore, Jean Gautier, qui fut directeur général de la Confédération générale des scops dans les années 1990, soutenait : « À travers l’abolition du salariat, ce qui est visé, c’est la rupture du lien de subordination des travailleurs par rapport aux propriétaires de capitaux [1] ».

Pourtant, très tôt, les divergences avec les organisations du mouvement social et politique sont nettes. Sur le plan syndical et dès le début du XXe siècle, la CGT ignore voire rejette ses affiliés qui sont coopérateurs (donc, détenteurs d’une part du capital d’une entreprise : la leur). Des rapprochements auront lieu, plus tard, ponctuellement. Après 1945 en passant par la décennie 1975-85 pourtant autogestionnaire, et jusqu’à maintenant, avec un paysage syndical nettement diversifié, les centrales syndicales ne soutiennent pas plus les scoops, malgré quelques tentatives du Mouvement visant à sortir de son isolement.

Sur le plan politique, les premières organisations qui se réclament de la lutte contre le capitalisme se dissocient de la voie coopératiste. Pourtant, avec la baisse d’influence des idéologies favorables à l’abolition du salariat, d’autres organisations politiques, interclassistes et parlementaires, assureront un soutien aux coopérateurs. Aujourd’hui, un rapprochement se confirme entre le réseau Attac et la CG des scops ; de façon globale, toute la gauche française, communiste, altermondialiste autant qu’écologiste adopte le coopératisme comme une voie pour affirmer qu’« une autre économie est possible ».

Mais à l’origine, le désaccord est bien idéologique. Il faut relever que le courant le plus déterminé en faveur de la coopération est l’Associationnisme. Ce courant, fortement inspiré de thèses sociales chrétiennes — surtout protestantes —, prône le remplacement du capitalisme par l’économie, cherchant à associer capital et travail, à faire du travailleur le propriétaire du fruit et de l’outil de travail. Et si, longtemps, le mouvement coopératiste encouragea clairement ses membres à se syndiquer, il se construisit aussi contre la théorie du Grand Soir ou de la lutte des classes. Pour les coopérateurs, le travail associé peut saper le capitalisme.

Pourtant, aujourd’hui et de son propre aveu, le Mouvement n’a pas pu, malgré son ancienneté, faire tâche d’huile ; il n’est pas le seul, il est vrai. Il faut sans doute interpréter l’adoption dans les années 1990 par la Confédération Générale des Scops du terme de « co-entrepreneur » pour désigner les coopérateurs, comme une autre adaptation pour tenter de sortir de l’ornière dans lequel le Marché cantonne le mouvement des coopératives de production. Tout en réaffirmant ses valeurs sociales, en s’ancrant solidement dans le nouveau concept de « l’économie sociale », le Mouvement se cherche un souffle nouveau. l’Etat l’aide sur un plan technique avec diverses lois de modernisation du statut des scops.

Scops et révolution

Du coté des anarchistes, on connait l’influence déterminante de P.-J. Proudhon en faveur de l’économie mutuelliste, mais l’évolution des sociétés ouvrières de son temps l’amena à la défiance puis à envisager d’exclure la co-propriété ouvrière pour l’élargir à la propriété collective, sociale tout en s’opposant à la propriété d’État (Louis Blanc). Bakounine, de son côté, reconnaissant des mérites organisationnels au coopératisme, poussait les travailleurs à « s’occuper moins de coopération que de grève [2] ». Nombre de coopératives verront pourtant le jour au cours du magnifique mouvement de collectivisations ouvrières et paysannes espagnoles entre 1936 et 1939 [3]. L’ancienneté et l’enracinement en Espagne du secteur coopératif, associés à la forte prégnance politique et sociale de la 1re Internationale dans le champs syndical, ont permis cette « unité d’action » jusque dans les villes [4].

Ces dernières années, des anarchistes en recherche sur la question de l’organisation sociale autogestionnaire, réaffirment — non sans réserves — la voie coopératiste comme une voie à emprunter (A. Guillen, F. Carrasquer). Il est certain que l’un des enjeux forts du projet libertaire étant la socialisation des moyens de production et de distribution à travers l’abolition de la propriété privée, et celui de la coopération de production la généralisation de la condition du travailleur associé au capital de son entreprise, il y a conflit. Comment envisager la société coopératiste autrement que comme une société de travailleurs-propriétaires ? Cette option est un déplacement du capital vers de plus nombreux petits possesseurs, mais cela ne garantit pas la fin des injustices qui découlent de la jouissance de la propriété privée. L’option libertaire est plus radicale : l’objectif est bien la socialisation de la production, pas la co-propriété.

Les conséquences de ce débat inabouti sont inattendues. En Europe notamment, le mouvement des « fasinpat » (Fabricas SIn PATrones, usines sans patrons) latinoaméricaines fascine bien que cette émergence soit conjoncturelle : une crise économique sans précédents pour l’Argentine, un gouvernement populiste pour le Vénézuela, par exemple. Le mouvement social argentin n’a pas vocation à remettre en cause la propriété privée [5] et l’indiscutable courage des coopérateurs doit beaucoup à leur désir d’exister à travers leur poste de travail et surtout de faire vivre leur famille, et souvent en pratiquant une forme de redistribution vers les populations défavorisées de leur quartier.

Quant au Vénézuela, le gouvernement de Chavez est propriétaire majoritaire du capital des quelques entreprises dont la gestion est confiée aux travailleurs. Nous sommes là dans la situation de coopératives d’État, forme économique « participative » s’il en est puisque les travailleurs produisent pour l’État-patron, ce dont le secteur coopératif traditionnel se méfie comme de la peste. Cela rappelle quelques souvenirs à ceux qui ont connu les économies d’Etat soviétiques, même si les supporters français — de la LCR au PCF — du « chavisme » l’ont déjà oublié ; mais est ce un hasard ?

Si l’autogestion libertaire est une voie émancipatrice, la cogestion ou la coopération de production gardent une empreinte conservatrice puisqu’elles sont associées à l’organisation capitaliste qui repose sur la propriété privée. Nul besoin de survaloriser les « FASINPAT » latinoaméricaines pour savoir que nous pouvons nous passer des patrons pour produire. Coopératives ou pas, en plus de la forme juridique, l’autogestion se mesure aussi à l’aune des pratiques concrètes, quotidiennes. Nous devons simultanément appréhender le réel et affiner notre vision du projet libertaire. Le mouvement coopératiste, en France comme en Argentine, offre de multiples facettes ; il mérite toute notre attention, à condition que nous remettions nos valeurs et nos objectifs au centre de nos analyses qu’il convient souvent de clarifier.

Daniel
Du groupe Gard-Vaucluse de la Fédération anarchiste


[1De 1900 à 2000, un siècle de coopération, 2000, numéro spécial du magazine Participer.

[2Daniel Guérin, L’Anarchisme, Gallimard, 1965.

[3Gaston Leval, L’Espagne libertaire, éditions du Monde libertaire, 1983.

[4José Elizalde, revue Autogestions nº 7, 1981.

[5« Mais dans le cas de la majorité des entreprises récupérées nous ne sommes pas en train de gêner l’intérêt de la propriété privée : nous n’avons pas eu d’opposition des banques […] » Par E. Murua, président du Mouvement national des entreprises récupérées (MNER) in Sin patron, ediciones La Vaca, 2004.