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La violence sociale est la pire des violences !

mai 2019.

Les couches dominantes de la société d’aujourd’hui — politiques et économiques — ne sont pas tellement différentes des aristocrates de l’Ancien régime. S’il est difficile d’imaginer que Macron et ses complices aient pu ignorer la situation réelle de « leur peuple », comme aurait dit Louis XVI, ils ne peuvent plus l’ignorer aujourd’hui : une partie importante de la population vit dans la terreur de sombrer dans la pauvreté, mais il est vrai que des gens qui n’ont jamais eu à fouiller fébrilement les poches des vêtements accrochés dans la penderie pour trouver la petite monnaie qui permettra d’acheter une baguette, qui n’ont jamais été obligés de trouver des stratégies à la con pour finir le mois ou payer le loyer, ces gens qui n’ont jamais été obligés, lorsqu’ils étaient jeunes, de porter des vêtements défraîchis qui avaient servi à deux frères plus âgés, ces gens-là peuvent bien être surpris qu’on ne puisse pas se payer un resto à 200 euros ou s’étonner qu’on n’ait pas assez d’argent pour envoyer ses enfants voir la mer. Ils ne peuvent pas comprendre cette femme seule, licenciée de son travail, expulsée de chez elle avec deux enfants qui est censée vivre avec le minimum social.

Si ce n’est pas de la violence, ça, je ne sais pas ce que c’est. Simplement c’est de la violence sociale, qui n’est pas reconnue comme telle, qui est rarement évoquée dans les médias, et trop rarement évoquée par les gilets jaunes eux-mêmes.

Ni le connard qui pense qu’on a raté sa vie parce qu’on n’a pas une Rolex, ni aucun député macroniste n’ont été empêchés d’aller à l’enterrement de leur mère parce qu’ils n’ont pas assez de sous pour mettre de l’essence dans leur voiture, comme l’a dit en pleurant une femme interviewée.

Pourquoi l’aristocratie néolibérale qui dirige le pays s’obstine-t-elle dans la voie qu’elle a choisie ? C’est à mon avis très simple : ils suivent les directives qu’on leur donne et sont en position de ne pas pouvoir reculer. Macron ne peut pas revenir en arrière.

Il y a vingt ou trente ans, on pouvait mettre sur le compte de certaines institutions internationales les effets désastreux de la politique ultra-libérale : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Commission de Bruxelles et même la Banque centrale européenne (BCE). Mais les choses ont, semble-t-il, un peu changé.
Ces institutions, très pesantes en termes de réactivité, ont fini par se rendre compte, après la crise de 2008, que peut-être elles avaient été trop loin, que les inégalités s’aggravaient, que la dictature des marchés menaçait la croissance et constituait un danger pour la démocratie et l’environnement. Elles en sont venues à reconnaître que l’État devait jouer un rôle de régulateur. Toutes ces idées, qui auraient été considérées comme “communistes” il y a trente ans, ont fini par pénétrer les cerveaux doctrinaires des économistes surpayés qui dominaient les “think tanks” — les groupes de réflexion — néolibéraux.

Depuis quelques années, on peut lire des rapports qui préconisent la hausse des salaires et des investissements publics, la réduction des inégalités, la mise au pas de la finance, la condamnation des paradis fiscaux. Ces rapports préconisent en outre une fiscalité progressive et redistributive, l’abondance des liquidités sans avoir peur de l’inflation. Toutes choses absolument inimaginables il n’y a pas si longtemps.

À la lecture de ces préconisations, on comprend bien que Macron ne suit pas du tout la nouvelle tendance des grandes institutions internationales (mais il n’est pas le seul). La politique de Macron est donc en total décalage avec ce qui est maintenant devenu l’air du temps. Mais il faut dire que chez les politiques et chez les « experts » médiatiques, ces idées « nouvelles » qui ressemblent étrangement à du keynésianisme, une des doctrines du capitalisme devenue hérétique, ces idées « nouvelles », donc, ne semblent pas encore avoir pénétré les cerveaux des décideurs en politique. C’est qu’on a affaire à un revirement tellement spectaculaire qu’il a du mal à être assimilé par les politiques, pourtant habitués à dire une chose et son contraire.
Edgar Faure, qui occupa d’innombrables fonctions sous la IVe et la Ve Républiques, disait : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent… » Macron et ses godillots, enfermés dans leurs bureaux, ne sentent pas le vent qui tourne. C’est que dans le cas présent le revirement implique des modifications extrêmement profondes dans des programmes dont les promoteurs avaient fini par oublier qu’il ne s’agissait que d’options parmi d’autres et avaient fini par croire qu’il s’agissait de lois de la nature. Bref, ces braves gens continuent de raisonner avec des concepts qui étaient en vigueur avant la crise de 2008 et de préconiser les mesures mêmes qui ont conduit à cette crise.

On voit aujourd’hui que, malgré le changement de cap des institutions internationales qui donnaient le ton en matière de politique économique, c’est toujours la même politique qui est suivie. Ceux qui pensaient que les décideurs politiques prenaient leurs consignes à Bruxelles ou au FMI se trompaient, finalement. Mais alors où ?

Y a-t-il un lieu, innommé, dans lequel s’élaborent les stratégies économiques qu’on impose aux populations laborieuses ? Y aurait-il un quelque chose qui se trouverait au-dessus des institutions internationales, et qui serait capable d’élaborer des politiques économiques pour le plus grand profit d’une minorité d’exploiteurs ?
Ces institutions internationales qui donnaient le ton en termes d’orientations économiques des États sont financées par les « cotisations » des État membres. Les dirigeants politiques avaient intégré le discours idéologique néolibéral qui s’était imposé à la suite d’une stratégie extrêmement active de communication initiée par les « Chicago Boys » un groupe de pression néolibéral états-unien ; une stratégie que Susan George a très clairement expliquée dans « Comment la pensée devint unique » [1]. Pendant un moment, on a cru que ces institutions internationales étaient devenues toutes-puissantes, mais dès lors qu’elles se sont mises à préconiser des mesures contraires aux intérêts des grands groupes financiers internationaux, leurs préconisations n’ont pas été appliquées, à commencer par Macron. Ce qui montre à quel point les groupes financiers contrôlent les gouvernements. Tout ça fait un peu « théorie du complot », mais comme dit ma concierge, ce n’est parce qu’il faut dénoncer les théories du complot qu’il n’y a pas de complots. L’accession de Macron au pouvoir est, je pense, littéralement le résultat d’un complot. Toutes les mesures prétendument sociales qu’il prend visent à préserver à tout prix les intérêts des grandes banques et à faire financer les mesures sociales par les pauvres eux-mêmes : il tond la laine sur le dos des gens ordinaires, et fait payer les mesures sociales en ponctionnant le budget d’autres mesures sociales. Autrement dit, il soutient maigrement les pauvres en faisant les poches des autres pauvres, ou celles des gens simplement modestes, et en permettant aux riches de devenir encore plus riches ; pas question de rétablir l’impôt sur la fortune ou d’imposer plus les revenus actionnariaux.

Arrêtons-nous un instant sur le cas de la France, sachant que le même constat s’applique partout.

Lorsqu’on nous dit que 10 % de la population a des revenus supérieurs à 5000 € par mois et un patrimoine supérieur à 500 000 €, on a inconsciemment tendance à se dire : « Finalement, les riches sont riches mais pas tant que ça. » Or dans cette catégorie de « riches », il y en a une qui est particulièrement intéressante, dont on ne parle jamais. Il s’agit de la très petite minorité de cette catégorie qui est en mesure d’orienter les décisions politiques, et qui possèdent un patrimoine allant de 25 millions d’euros à 35 milliards d’euros, ce qui ne représente que 0,01 % de la population française. Ces personnes n’ont pas acquis leur fortune en travaillant, elles sont pour la plupart nées avec un patrimoine important, en actions notamment, un patrimoine qui s’accroît de manière automatique avec les revenus du capital, c’est-à-dire le revenu des actions. On a ainsi de bonnes raisons de dire que Macron est le président de 0,01 % de la population.

Le capitaliste d’aujourd’hui n’est pas quelqu’un qui est soucieux de réinvestir son capital ; aujourd’hui, 85 % des profits nets vont aux dividendes, c’est-à-dire à payer les actionnaires, tandis que 15 % seulement va à l’investissement : autrement dit, on réinvestit juste assez pour maintenir la machine en fonctionnement, et on évite surtout de mieux payer les salariés. Ce sont les actionnaires — ceux-là, on se garde bien d’en parler — qui sont les bénéficiaires de la valeur produite par le travail en France. Ils ne sont pratiquement jamais évoqués dans les médias. Ils sont invisibles et tiennent à le rester.

Leur invisibilité explique que lorsque les gilets jaunes sont interviewés dans les médias, ils ne peuvent pas répondre de manière crédible lorsqu’on leur dit : mais si on supprime les taxes sur ceci ou cela, si on réduit les impôts, si on augmente les minima sociaux, etc. comment va-t-on payer ? Parce que lorsque les gens comme Macron (mais c’était valable avec Hollande, Sarkozy, etc.) proposent d’augmenter une dépense sociale, ils le font toujours en réduisant une autre dépense sociale, jamais en augmentant les impôts sur les dividendes. Par ailleurs, comment imaginer que Macron remette l’impôt sur la fortune qu’il serait contraint de payer ? Son argument ne consiste évidemment pas à dire : « Je ne vais tout de même pas rétablir un impôt que je serais obligé de payer ! » Non. L’argument de tous les néolibéraux en faveur de la réduction d’impôt des riches consiste à dire que cela favorise l’investissement. Mais on sait depuis longtemps, depuis Thatcher et Reagan, que la réduction d’impôt des riches ne fait que favoriser leur consommation de luxe

René Berthier


https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=4127


[1A Short history of neo-liberalism : twenty years of elite economics and emerging opportunities for structural change. Voir également « Comment la pensée devient unique », Le Monde diplomatique (aout 1996).