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Dossier « Autogestion »

Entretien

« L’autogestion ne se résume pas à la gestion d’une entreprise »
Le jeudi 2 février 2006.

Daniel est au bureau du syndicat CNT PTT et milite au Groupe d’Aubenas de la fédération anarchiste. Son parcours d’anarcho-syndicaliste permet d’évoquer l’autogestion dans le syndicalisme.



Le Monde libertaire : quel est ton parcours syndical ?

— Suite au concours de facteur, dés que j’ai été nommé (à Lyon RP), j’ai adhéré à une organisation syndicale qui me paraissait à l’époque la plus combattive et qui en plus se réclamait de l’autogestion, à savoir la CFDT. C’était en février 1977. Pourtant, quelques mois plus tard, mon syndicat, le syndicat PTT du Rhône, connaitra un conflit interne mené par les bureaucrates. Le Bureau syndical a suspendu la commission exécutive de la section syndicale des centres de tri qui était une section syndicale parmi les plus importantes (plus de 100 adhérents) et les plus combatives. Cette section se revendiquait de l’autogestion, au Bureau de section et à la Commission exécutive, siégeaient déjà des anarcho-syndicalistes. Le prétexte invoqué était que celle ci avait appelé à manifester à Malville, contre le surgénérateur nucléaire Superphénix, en juillet 1977. À cette époque, le Centre de tri de Lyon Gare connaissait également une restructuration (mise en place de l’automatisation du tri) et avec la décapitation de la section syndicale, c’était un mauvais coup porté contre les intérêts des travailleurs. Après un an de luttes, les bureaucrates ont eu le dessus. Des camarades ont alors pensé qu’il fallait créer une nouvelle structure syndicale : le SAT, Syndicat Autogestionnaire des Travailleurs, en 1978. Dès le départ, le SAT a regroupé une cinquantaine de travailleurs des centres de tri du Rhône. Bien que n’étant pas reconnu par la direction, le SAT a mené des luttes dures. Nous avions de l’influence et de la force, car nous étions à l’écoute des travailleurs, on organisait souvent des assemblées générales, les cahiers de revendications étaient élaborés après consultation de tout le monde… ce sont des pratiques autogestionnaires aussi. Si c’est l’outil syndical qui portait les revendications, c’est la base qui exprimait ces souhaits.

Cette pratique du SAT a été menée jusqu’en 1985 où un débat a traversé l’organisation. C’était un syndicat localiste qui n’avait pas d’équivalent ailleurs, même si on avait des contacts avec le syndicat parisien SDB (Syndicat démocratique des Banques), ou un syndicat d’Usinor Dunkerque et même la CNT qui était groupusculaire à l’époque. Le SAT a crevé de ce corporatisme, de ce localisme, de ce manque de développement. Lorsqu’on l’a créé, on a pensé que d’autres SAT allaient se créer partout, et qu’il aurait été possible de les fédérer. D’autre part, beaucoup de militants du SAT ont subi la répression de la direction : moi-même j’ai été rétrogradé, muté d’office…mais quand on fait du syndicalisme, on en paye les conséquences, on sait que c’est le prix de la liberté !

Donc, des camarades du SAT pensaient qu’il fallait retourner dans les organisations réformistes, de masse… Ils étaient prêts à retourner à la CFDT qui avaient même abandonné les références à l’autogestion ! D’autres pensaient qu’il fallait privilégier cette piste du syndicalisme révolutionnaire et autogestionnaire, et les contacts que l’on avait avec des camarades de la CNT qui avaient envie de s’implanter sérieusement nous ont convaincu. Nous fûmes une quinzaine à faire ce choix là. C’était en décembre 1985. Au fil du temps, l’implantation de la CNT s’est élargie, malgré la répression syndicale, les restructurations…

Le Monde libertaire : Selon toi, pourquoi les organisations syndicales ne pratiquent pas l’autogestion ?

— Aujourd’hui, les grandes confédérations, dans les plus grosses boîtes du privé comme du public — leurs bastions —, ont, pour fonctionner, les cotisations des adhérents, mais aussi des permanents, des agents détachés par les administrations et directions des entreprises. C’est un syndicalisme qui est de plus en plus intégré. Si le syndicalisme dépend des permanents, le syndiqué ne contrôle plus son organisation, le permanent qui ne connaît plus les problèmes des travailleurs prend des décisions en leur nom. Ce syndicalisme là repose sur des gens qui sont déconnectés de la réalité quotidienne des salariés, côtoient souvent les directions car ils siègent de commissions en réunions où rien d’important ne se décide, leur rôle est consultatif, les décisions ont déjà été prises, ailleurs. Comme la création de la Banque Postale, aujourd’hui.

Le Monde Libertaire : Le coté massif de ces organisations syndicales n’amène pas la nécessité des permanents ?

— Je ne crois pas. Qu’une organisation de taille importante embauche des camarades uniquement pour des tâches techniques, sous contrôle des syndiqués, même si cela ne va pas sans poser des problèmes de rapports de subordination par exemple, je n’y suis pas opposé. Par contre, aujourd’hui les permanents sont politiques et prennent des décisions, ce n’est pas compatible avec une organisation autogérée. En même temps, s’il y a des permanents, c’est aussi parce que quand ils travaillent à temps plein, les salariés, les syndiqués n’ont pas toujours envie de s’occuper des affaires qui les concernent et ils préfèrent souvent déléguer leur représentation à des bureaucrates. Ils n’ont plus alors qu’à obéir aux consignes, même si souvent ils râlent. Il faudrait donc dégager du temps de travail pour permettre à un maximum de personnes de prendre en main ce qui les regarde. À la CNT, on utilise uniquement les détachements syndicaux pour assurer et permettre de réunir des congrès, toutes les autres réunions se font en dehors du temps de travail, comme autrefois au SAT

Le Monde libertaire : Comment concrétises-tu les pratiques autogestionnaires dans ta pratique syndicale ?

— D’abord, je crois que pour cela il faut avoir envie de renverser cette société qui repose sur l’exploitation de l’homme par l’homme. On ne peut pas instaurer une société autogestionnaire dans le cadre de ce système. Ce doit être clair. C’est pour cela que les pratiques autogestionnaires développées par la CFDT ont failli, et cette organisation est devenue ce que l’on sait. Or c’est aux travailleurs qui font fonctionner la société chacun à leur niveau, qu’il revient de gérer cette société. Il faut que le syndicalisme qui souhaite avoir des pratiques autogestionnaires veule une société qui donnera aux producteurs le contrôle et la gestion de cette société là. Ça, ce sont les grands objectifs.

Maintenant, concrètement et au quotidien, il faut que les décisions soient élaborées à la base, que les gens soient syndiqués ou non, en tenant en compte des intérêts de toutes les catégories de travailleurs, il ne faut pas les opposer, exprimer des revendications unifiantes, en demandant des mesures égalitaires. Aujourd’hui la lutte pour les augmentations de salaires est quelque chose d’indispensable ; plutôt que de se battre pour des pourcentages qui ne profitent surtout qu’à ceux qui ont des salaires les plus élevés, il faut se battre pour des augmentations uniformes comme le propose la CNT. Ou pour des augmentations inversement proportionnelles aux salaires, c’est à dire plus fortes pour les bas salaires que pour les salaires élevés. Même si ça heurte certaines personnes. Tout doit être mis sur la table, discuté, avec tout le monde, même si ce n’est pas facile de réunir les salariés, en dehors du temps de travail, en dehors des périodes de luttes, pour décider de tout cela. Mais c’est indispensable aussi. Souvent, on me dit : « Toi tu es compétent, on te fait confiance ». C’est le piège à éviter.

Le Monde libertaire : Quel est le lien entre anarcho-syndicalisme et autogestion ?

— L’anarcho-syndicalisme est un outil pour changer la société inique. C’est aussi un outil pour défendre les revendications immédiates qui ne sont pas révolutionnaires en soi. Mais c’est à partir de ces revendications que dans la lutte, se forge des pratiques qui le jour venu, dans vingt, trente ou cinquante ans, permettront de gérer toute la société, au travail, dans la commune, à tous les échelons car l’autogestion ne se résume pas à la gestion d’une entreprise.

Le Monde libertaire : Qu’est ce que l’autogestion amène à ta pratique syndicale ?

— Je ne crois pas qu’il y ait des hommes ou des femmes qui soient à l’abri de dérives, même les meilleurs d’entre nous peuvent se comporter comme les pires des bureaucrates. C’est Louise Michel qui disait : « Le pouvoir est maudit, c’est pour cela que je suis anarchiste ». C’est donc une remise en cause permanente, je suis délégué syndical dans la boite où je travaille, mais lorsque je prends la parole au nom des travailleurs, il faut bien que cela soit en leur nom pas au mien. Je dois donc consulter mes collègues de travail, même si eux aussi peuvent se tromper : des fois, je suis en total désaccord avec eux. Je dois donc leur expliquer en quoi telle ou telle proposition de la direction peut mettre en danger des droits ou des statuts. Mais en permanence, il faut organiser des réunions pour que tout le monde puisse prendre des décisions, être mis au courant, prendre la parole… Et parfois, on a des mauvais réflexes en prenant une décision sans consultation. D’où la nécessité d’une section syndicale qui est là aussi pour dire : « eh dis donc, camarade, on aimerait être consulté un peu, là ! ». C’est pour cela qu’il faut former un maximum de personnes à cette pratique là. Une organisation la plus révolutionnaire qui soit peut prendre des décisions sans consulter la base. La CNT en Espagne a dû faire des conneries monumentales dans le feu de l’action, par manque de temps, etc… Il faut de la volonté ! Si la rotation des tâches est dure à mettre en place, à la CNT, elle l’est certainement plus fortement ailleurs.

Le Monde libertaire : As tu gagné des gens à la cause autogestionnaire ?

— C’est difficile de répondre. Je crois beaucoup à la valeur de l’exemple, on ne peut pas avoir une conduite de bureaucrate et un discours libertaire. À l’heure actuelle, il n’y a pas d’adhésion en masse vers les organisations se réclamant de l’autogestion, mais il ne faut pas désespérer, car je pense que c’est uniquement par les luttes sociales et syndicales que nous arriverons à inverser la tendance actuelle et certainement pas par les luttes électorales et politiciennes. La tâche est immense et nous devons nous y atteler sans relâche.