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Dossier : Médias

Entretien avec Gilles Balbastre

octobre 2015.

Le film Les Nouveaux chiens de garde montre la connivence entre les grands médias et les pouvoirs économiques et politiques, et la façon dont cette connivence oriente leur contenu. Peux-tu rappeler brièvement – pour ceux qui ne l’auraient pas vu – comment le système médiatique fonctionne et comment les grands groupes industriels et financiers façonnent les médias ?



Les Nouveaux chiens de garde est toujours d’actualité : il a été réalisé en 2011, et depuis, la situation a tendance à s’aggraver. On l’a vu avec la prise de pouvoir de Xavier Niel (10e fortune française) sur le groupe Le Monde et L’Obs avec Berger et Pigasse, et ça, c’était juste à la fin des Nouveaux chiens de garde.

Depuis, ça s’est accéléré : Bernard Arnault (1re fortune française et 13e fortune mondiale), qui a déjà le quotidien Les Échos – le seul quotidien économique en France – a le projet de racheter Le Parisien. Aujourd’hui, le quotidien national le plus lu en France. Dassault (5e fortune française) possède Le Figaro. Patrick Drahi (6e fortune française) a constitué un empire avec Libération, L’Express, L’Expansion, L’Entreprise, et il est en train de négocier le rachat de BFM TV et RMC. Le groupe Kering-François Pinault (8e fortune française) détient pour sa part Le Point, deuxième news magazine français. Bolloré (9e fortune française), qui possède déjà Direct Matin, a pris en main le groupe Canal +, Xavier Niel (10e fortune française avec le groupe Free) détient Le Monde et L’Obs, troisième news magazine français.

Voilà : les quatre plus grands quotidiens nationaux et les trois plus gros news magazines français seront bientôt tous détenus par l’une ou l’autre des douze premières fortunes françaises. Et il y a aussi Martin Bouygues (27e fortune française) qui a TF1 et LCI, et Lagardère (225e fortune française) qui tient Europe 1, Le Journal du dimanche, Paris Match, etc.

Donc, ça fait quand même une organisation de la presse au niveau capitalistique qui est assez impressionnante.

Et au-delà de ça, dans les quotidiens régionaux, il y a le groupe Crédit Mutuel qui détient le groupe EBRA (Est Bourgogne Rhône Alpes) et quasiment la totalité des quotidiens régionaux de l’Est de la France : L’Est républicain, Le Républicain Lorrain, L’Alsace, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Vosges Matin, La liberté de l’Est, Le journal de Saône-et-Loire, Le Dauphiné Libéré, Vaucluse Matin, Le Progrès et Le journal de la Haute-Marne à 50 %.

Ce qui a donné ceci au début de l’été, par exemple : alors qu’un documentaire sur une filiale du Crédit Mutuel était programmé sur Canal +, le patron du groupe du Crédit Mutuel, Michel Lucas, a téléphoné à Bolloré pour faire gicler le documentaire… ce que ce dernier a fait, car le Crédit Mutuel est en relation avec des entreprises de Bolloré. Je suis allé sur les sites internet de tous ces journaux ou quotidiens régionaux qui se sont bien gardés d’en parler. Voilà, c’est la France. Je décris pas une situation au Cameroun ou dans une république bananière quelconque, non, c’est en France. Et ça ne soulève quasiment pas, bien sûr, de bruit médiatique. C’est à dire que, quand on tue des journalistes de Charlie Hebdo, on s’indigne – et à juste titre – , mais quand la presse est mise à mal en terme de liberté et de pluralisme, bien sûr, il n’y en a aucun qui hurle.

Et ça, ça donne ce paysage médiatique tel qu’on l’avait décrit dans Les Nouveaux chiens de garde. Tel qu’il était déjà à la fin des années 2000, à partir de 2008, mais on voit bien qu’ensuite après 2010 cela ne fait que s’aggraver.

Autre petite anecdote : il y a un sondage qui est passé dans Les Échos (détenus par Bernard Arnault), réalisé par l’Institut CSA (détenu par Bolloré), qui dit que les trois quart des français sont pour l’abrogation des 35 h et pour travailler plus. On peut se poser la question : un journal appartenant à la première fortune française qui passe un sondage réalisé par une boîte appartenant à la 9e fortune française, et qui a comme intention de faire travailler plus les salariés… Il faut savoir que Bernard Arnault a plusieurs dizaines de milliers de salariés, tout comme Bolloré : effectivement, ils ont tout intérêt à ce que ces dizaines de milliers de salariés de leurs entreprises respectives – en dehors de leurs entreprises de presse qui elles ne comptent relativement que peu de salariés – travaillent beaucoup plus. Donc voilà, on est dans ce genre de paysage où faire ce type de constat n’est pas idéologique, politique ou militant mais est une réalité « objective » (si on peut employer ce mot là) du paysage médiatique français, et qui ne soulève absolument aucun cri d’indignation, ou en tout cas aucun à la hauteur de ceux qu’on a entendus à propos du 7 janvier. Même si j’ai des désaccords avec Charlie Hebdo, il n’est pas nécessaire de préciser qu’on ne peut pas être d’accord avec ces assassinats-là. Mais ce que je veux dire, c’est que la presse est assassinée (c’est sûr ce n’est pas du sang, en tout cas pas directement), assassinée par ces groupes industriels et financiers, et ça ne soulève absolument pas d’indignation de la part des chiens de garde des dirigeants de ces groupes industriels et financiers.

Comment on en est arrivés là ? Historiquement comment ça s’est mis en place ?
C’est pas un hasard si le secteur des médias a été le premier à être dérégulé de façon importante. Avant les autres, et notamment avant celui des transports, celui des Télécoms ou celui de l’énergie. Ça commence dès les années 80. Avant cela, il n’y a pas de grands groupes industriels et financiers dans les médias. Il a bien quelques exceptions comme le groupe de Robert Hersant, qui grâce à ses amitiés avec le pouvoir gaulliste ou giscardien contourne les ordonnances de 44 [note] (notamment celle qui stipule qu’un propriétaire n’a qu’un titre), mais c’est rien par rapport avec ce qui va se passer après.

En 1973, quand Paris Normandie, journal issu de la libération, est racheté par Robert Hersant, il y a 7 000 Rouennais qui manifestent dans les rues de Rouen et il y a 24 heures de grève générale de la presse française. Ça n’a pas été le cas du tout quand Xavier Niel a racheté Le Monde, qui est aussi un journal issu de la libération et qui est un journal de référence en France.

Il y a toujours eu des patrons qui avaient des journaux, mais jamais à ce point. Il y avait un monopole public de l’audiovisuel, radio et télévision, avec tout ce que ça produisait en terme d’information bien entendu : le service public de l’information était cadenassé par le pouvoir, et en 81 les socialistes arrivent au pouvoir. Mitterrand, dans l’une de ses 110 propositions, met en avant le fait de remettre en place les ordonnances de 44. Arrivé au pouvoir, il dérégule le monopole d’État de l’audiovisuel (ce qui après tout était peut-être pas une mauvaise chose, avec l’autorisation des radios libres), mais il ne prévoit pas de cadre économique qui permette de garder une pluralité ou d’empêcher de grands groupes industriels et financiers de s’accaparer les médias.

Le CNR (Conseil National de la Résistance) avait imaginé en 1944 sortir totalement l’information de la marchandisation, d’en faire un bien public au même titre que l’éducation, la santé, l’énergie ou les transports. Pour ça, ils avaient commencé à imaginer un cadre économique qui aurait permis une non marchandisation : c’est à dire certes un service public, mais à côté aussi des coopératives, des associations, des entreprises à but non lucratif qui pourraient encadrer une presse plus libre et plus pluraliste, et tout ça avec l’impôt.

Les socialistes, en 81, dérégulent mais n’encadrent pas, ne mettent pas de barrières. Du coup, les radios libres en quelques années sont récupérées par de grands groupes, ensuite il y a la mise en place de la privatisation de la télévision, et là, ils transforment tout le champ médiatique : en 1984 Canal + (la première chaîne privée) est lancée, dirigée par André Rousselet ; en 1986 La 5 de Berlusconi, d’Hersant puis de Lagardère ; puis vient la privatisation de la Sofirad [note] , l’organisme d’État qui chapeautait RTL et Europe 1, et le tout est filé à Lagardère. Là on voit arriver dans l’audiovisuel des groupes industriels et financiers qui vont balayer un équilibre de la presse qui était quand même assez précaire (j’ai pas dit qu’elle était largement pluraliste, faut pas exagére…).

Les socialistes ouvrent la porte. La droite, évidemment, comme dans beaucoup de cas dès qu’il s’agit de services publics, donne un coup de pied dans la porte… et ça fait beaucoup moins de mal de donner un coup de pied dans une porte ouverte que dans une porte fermée ! Et effectivement, privatiser TF1 en 1987 et la filer à Bouygues devient moins compliqué puisqu’il y a déjà une partie du boulot qui est fait. Puis il va y avoir les lois Carignon en 94, qui vont augmenter le seuil de concentration. Entre temps, il y avait eu aussi, en 88-89, l’introduction de la sous-traitance massive dans les chaînes de télévision avec les boîtes privées de production, etc., etc. Donc, les années 80 sont vraiment des années de privatisation et de dérégulation des médias. Et dans les années 90, on continue avec l’énergie, les télécoms et les transports : comme s’il fallait peut-être déréguler d’abord l’information pour pouvoir mieux déréguler les autres secteurs derrière.

Quels impacts ont eu ces changements sur le contenu et la fabrication de l’information ?
Du coup, effectivement, l’information change. Arrivent des concepts d’information de plus en plus « marchandise », avec de nouveaux produits, et notamment l’info en continu. La 5 de Berlusconi, Hersant puis Lagardère va se lancer dans ce concept : « faire » des évènements en direct, comme la révolution roumaine en 89. Il faut pas oublier que la plus grande bavure médiatique de toute l’histoire de la presse, c’est Timisoara [note] , et Timisoara correspond à cette époque là. En 1980, c’est l’arrivée de la chaîne tout info américaine CNN, puis en en 87 c’est la naissance de France Info, première chaîne tout info française ; en 94 c’est LCI, en 99 iTELE, et en 2005 c’est BFM TV. Ce concept de « tout info » est un concept de marketing, de marchandisation : c’est l’info comme produit, et non plus comme garant d’une société démocratique. Il faut produire de plus en plus vite.

L’arrivée d’internet va encore accélérer énormément les choses. Il faut faire attention à ne pas se braquer uniquement sur les chaînes tout info style BFM : avant c’était TF1, maintenant c’est BFM, mais les autres font pareil. Quand tu regardes les pages internet des journaux, même Le Monde, Libé, etc., au moment où il y a de grands faits divers comme par exemple le crash de l’avion dans les Alpes et l’« affaire Andréas Lubitz » (le co-pilote allemand), Le Monde et Libé titrent sur leur site internet, à un instant T, la même chose que Le Parisien ou RTL, voire Le Sun. C’est à dire qu’il y a une uniformisation de l’information, qu’elle soit people ou prétendument « de meilleure qualité ». Et ça, c’est vraiment une transformation du champ médiatique, qui amène des concepts d’économie ultra libérale : concurrence exacerbée, production en flux tendu, marketing du fait divers et du sensationnel. Et tout le monde le fait. L’info continue, que ce soit BFM et compagnie ou internet, ne fait qu’accélérer le processus.

Lors des très nombreux débats qui ont eu lieu autour du film, as-tu senti une prise de conscience politique du public, notamment sur la guerre de classe qui se joue à travers les médias, ou sur les changements de structure qu’impliqueraient la création de médias dignes de ce nom ?
On a fait énormément de débats. Ça, c’est intéressant, d’abord parce que le film a bien marché : c’est quand même le documentaire français qui a fait le plus grand nombre d’entrées en salle de cinéma depuis 10 ans ! Quand on a été nommés aux Césars, on y est allés, non pas parce qu’on voulait y aller, mais pour aider le producteur qui avait engagé toutes ses billes dans ce film. Mais c’est pas ça qu’on cherchait : ce qui nous faisait plaisir, c’était que c’était le documentaire sélectionné qui avait fait le plus grand nombre d’entrées. Et le film tourne encore, donc c’est quand même un signe. Il est utilisé syndicalement : par exemple la CGT s’est pas mal emparée de ce film ; depuis 3 ans le comité d’entreprise d’EDF me fait tourner sur des "ateliers médias", l’été, dans des centres de vacances, et sur des projections des Nouveaux chiens de garde qui marchent relativement bien. On peut en conclure qu’il y a un intérêt sur la critique des médias, et il y a en tout cas une prise de conscience de cette problématique-là. Je ne dis pas qu’elle est importante ou majoritaire, mais elle est sensible, tu le vois. On peut se poser des questions sur le paysage politique et syndical – et surtout revendicatif – et on peut être inquiet. Mais il y a une certaine conscientisation, voire une radicalisation de militants. Les Nouveaux chiens de garde sert par exemple lors des formations syndicales à la CGT dans les unions locales. Moi-même, je suis au Syndicat National des Journalistes CGT, et j’ai voulu aussi travailler pour qu’il y ait une certaine forme de conscientisation. Là, par exemple, le comité d’établissement de la SNCF Nord Pas-de-Calais et un cabinet qui s’appelle Emergence, qui est lié à la CGT et qui travaille sur la souffrance au travail avec des CHSCT, m’a commandé un documentaire sur les dégâts de la réforme ferroviaire [note] . Il me l’ont commandé en sachant très bien que j’étais un des co-réalisateurs des Nouveaux chiens de garde, et donc que j’avais ce regard « sardon », critique des médias — et dieu sait qu’eux, ils ont de quoi être critiques, vu la façon dont les médias les traitent lors des grèves. Donc, c’est pas une révolution, mais je pense que c’est toujours utile un film, et qu’il participe à une prise de conscience.

On a fait quasiment 400 débats en tout, avec les copains d’Acrimed et avec les camarades du film, dans des milieux très différents. Bien sûr libertaires, mais aussi CGT, Parti Communiste, Front de gauche, Sud, CNES, voire Verts etc. Cette problématique transversale des médias a permis d’embrayer sur des débats sur l’économie et sur le capitalisme. Je dirais que les leaders politiques ou syndicaux ont encore à faire du travail ; l’espace médiatique, tel qu’il est, est en partie naturalisé, et il y aurait besoin d’un gros travail d’ateliers médias, de compréhension du travail des journalistes et du rôle qu’ils impriment à la vie politique et syndicale : le fait d’être constamment sur leur agenda, de répondre à leur façon de poser des questions, à leurs questions, à la forme qu’ils utilisent. Et on mesure mal les dégâts que provoque la forme même de l’information. Par exemple, j’avais fait un atelier médias dans une association de formation au syndicat, à des gens de Sud des hôpitaux publics de Paris, et je leur montrais comment un conflit comme les retraites de 2010 était inconcevable pour les médias. Non pas uniquement d’un point de vue idéologique (ça, c’est évident), mais les « chiens de garde » dans les rédactions ont un mode de fonctionnement médiatique et, comme les journalistes de base, ils ont intégré cette façon de faire du journalisme : une information a une durée de vie de 2 ou 3 jours maximum. Parce que, comme tous les produits d’une société consumériste, il faut renouveler. Comme l’iPhone, comme les fringues… les informations ont des durées de vie de plus en plus courtes, et doivent être produites en flux tendu. Donc un conflit qui va prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, c’est inconcevable. La bataille contre la réforme des retraites, ça avait commencé en avril 2010 et ça avait fini en novembre 2010 : dans ce genre de cas, ils vont découper en autant de nouveaux produits qu’ils veulent nous imposer. Par exemple le comptage des manifestations, qui devient « la polémique » (ça c’est un mot qu’adorent les médias), la « polémique » autour du comptage ! Ils iront donc voir les militants pour résoudre ce problème de la prétendue polémique, alors qu’on en a rien à branler ! Nous, c’est quoi notre but ? C’est de gagner, c’est d’imposer la retraite à 60 ans et non pas à 62. Le comptage on en a rien à foutre, ça détourne de la lutte. Ils vont voir les leaders syndicaux, les gens dans la manif pour les faire parler de ça, et du coup un Bernard Thibaud répond à un moment donné « Eh bien ça serait bien que ce soit les médias plutôt qui comptent ». Voilà ! Ils imposent leur agenda, leurs questions, leur production en flux tendu de nouveaux produits, parce que sinon c’est inconcevable. On se demande comment ils auraient traité les camps de concentration entre 39 et 45… En faisant de la provoc : « Auschwitz c’est trop long, coco ! Ces juifs qui sont tués tous les jours, putain il faut trouver un autre angle ! »… Je le fais volontairement à la provoc. Un jour ce serait les dents, un autre jour ce serait les cheveux, après ce serait quoi ? Faut aller jusqu’au bout de leur logique à la con ! Donc ils impriment un regard, une façon de faire de la politique ou du syndicalisme qui n’a rien à voir avec la réalité du combat. C’est une logique marchande, marketing, industrielle, capitaliste. Et ça, je pense que c’est uniquement quand on est journaliste qu’on peut finir par s’en rendre compte. Hélas, il n’y a pas beaucoup de confrères qui s’en rendent compte effectivement, parce que t’as intérêt de fonctionner avec le doigt sur la couture si tu veux rester un journaliste dans une boîte, c’est quasiment impossible de fonctionner autrement.

Moi, dans les formations, j’arrêtais pas de dire aux militants : « Vous les déstabiliserez les journalistes, si quand ils viennent vous leur dites “Non, je te donnerai pas la baballe que tu veux ramener et que ton chef t’as demandé. Tu n’auras pas la baballe.” » Rien que ça, ça déstabilise le journaliste, parce qu’il faut qu’il ramène « quelque chose », coûte que coûte. En regardant dans mes archives, j’ai trouvé un journaliste qui faisait un sujet sur les jeunes hippies, les gens qui faisaient la route, c’était dans les années 68. Il est à l’entrée de l’autoroute A6 à Paris et il tombe sur deux jeunes de 18 ans, manifestement bien allumés, enfin fumés, et le gars leur dit « Mais vous allez où ? » et les mecs ils le regardent et ils disent « Mais nulle part, c’est vous qui allez , nous : on est ». Le gars il reprend « Non non, allez dites moi, vous allez où ? » et eux « C’est vous qui voulez aller quelque part, nous : on est ». Ils ne répondent pas à ses questions et ils le déstabilisent complètement, le gars il ne sait plus quoi faire ! C’est quasiment à montrer en formation en disant :« Ne répondez pas. Non. Non ! Tu veux ramener ta baballe tu l’auras pas. Parce que la baballe n’est pas la mienne. » Le journaliste de base qui ramène ça à son chef, il se fait engueuler comme du poisson pourri, mais au bout d’un moment c’est son problème s’il se fait engueuler. C’est vrai que ça devient un peu compliqué : soit t’acceptes, soit tu te barres.

En même temps il faut aller au bout de l’analyse critique et de la perversion d’un tel paysage "médiatique".

Il y a les médias dits « alternatifs »…
Les médias alternatifs, c’est pas la solution ; pour moi en tous cas… D’abord, je ne suis pas pour le journalisme alternatif parce que je suis pour le journalisme tout court. Parce que si être journaliste alternatif c’est gagner 400 euros par mois… dans ces cas là , il y a infirmière alternative, prof alternatif, conducteur de train alternatif, ça n’a pas de sens. Il n’y a que les artistes et les journalistes, l’information et l’art qui sont alternatifs. Il faut reprendre la main politiquement. Il faut que syndicalement, politiquement, ces choses-là soient posées et non pas laissées à l’abandon, ou dans les mains des puissances industrielles et financières. C’est quand même un combat politique essentiel ! Mais avant qu’on reprenne la main – c’est à dire le pouvoir – effectivement il faut bien tenter de produire quelque chose de différent et de pas crever la bouche ouverte. C’est ce qui ressortait dans les débats : au même titre qu’on lutte contre la malbouffe il faut lutter contre la malinfo. Ces parallèles marchent, parce que la malinfo pollue et détruit l’environnement démocratique tout comme la malbouffe détruit l’environnement de la terre. Ce qu’on se met dans la tête comme ce qu’on se met dans l’estomac, c’est pas plus mal de s’inquiéter de la façon dont c’est fait. À la limite, pour aller plus loin dans la provoc, il faut réclamer de l’info bio fabriquée par des journalistes élevés en plein air entièrement nourris à l’investigation, sans trace de libéralisme, de publicité ou de conservateurs… voire de conservatisme, avec un label rouge et vert, et noir éventuellement pour les camarades libertaires. Autour de la malbouffe, des circuits alternatifs de production et de distribution se sont mis en place depuis des années — avec plus ou moins de réussite et des cadres plus ou moins démocratiques — donc ce serait pas plus mal de réfléchir autour de ça. Des choses comme « Arrêt sur image », Fakir, Médiapart, ce sont aussi déjà un peu des AMAP. Médiapart c’est un peu comme une AMAP : tu prépayes la production à des producteurs. Mais en même temps, quand on abandonne l’information de masse, on la laisse aux mains de ceux qui la détruisent et qui décervellent une partie de la population : en attendant, il y a toujours 6 ou 7 millions de gens qui regardent le journal de TF1 et de France 2, faut jamais l’oublier. Faut pas dire uniquement « moi je jette ma télé par dessus bord » : regarde-la un peu de temps en temps, comme ça tu sauras ce que les gens consomment. Parce qu’au bout d’un moment, en faisant attention à notre pré carré, nos petites carottes bios et nos trucs, ça peut virer au « vivons entre nous »… et ils adorent ça les capitalistes. La difficulté pour ces médias « alternatifs » (en attendant c’est le mot), c’est qu’ils s’adressent à une minorité, en laissant les masses populaires gavées de mauvais produits. On peut pas arrêter politiquement et syndicalement un combat plus général.

J’aurais préféré que Le Monde Libertaire, Pour Lire Pas Lu (PLPL) ou NADA existent dans le cadre de ce qu’avait voulu définir le Conseil National de la Résistance en 44, c’est à dire une pluralité des médias, une économie ancrée autour de coopératives, d’associations, voire de services publics. En attendant, voilà : on continue. D’abord parce que c’est notre métier et qu’on a envie de le pratiquer d’une façon nettement moins insupportable que ce qui se fait, et parce qu’il y a une demande. Le risque c’est de faire Gaza : des frondes contre des rafales.

Mais pour subvertir les médias de l’intérieur c’est un peu compliqué, non ?
Ah ben ouais ! C’est ce qui est difficile, et puis tu te retrouves vite être la caution démocratique : tu passes à 23 heures, t’es la caution démocratique ! Parce que les mecs qui dirigent ça, faut voir ! Par exemple, apparemment l’ancien directeur des programmes d’Arte qui vient de partir, c’était un ancien mec de TF1. Toutes les crapules réactionnaires – il faut dire le mot ! – sont à la tête des rédactions et des médias. L’encadrement des médias en France est peuplé par des crapules réactionnaires, voilà : des chiens de garde ! Et hélas, de plus en plus de journalistes sont sur ce terrain-là ; par des effets de recrutement, par des effets d’homogénéisation… c’est comme ça. C’est pas pour autant qu’il n’y a pas aussi des journalistes qui sont pas contents. Je vois, par le Plan B, par PLPL, par Les Nouveaux chiens de garde etc., on a constitué une résistance. Après, le problème majeur est qu’on n’est pas capables de donner de l’autonomie à ces journalistes. S’il y avait une possibilité d’autonomie, je peux te dire qu’il en aurait un certain nombre qui arrêteraient de collaborer avec ces médias de merde… ce qui est un pléonasme, les médias de merde étant un pléonasme.

Le chemin de l’alternatif n’est pas toujours évident, d’autant plus en télévision, parce que produire des films coûte cher… même si on peut faire des films avec du matériel un peu moins cher. Si tu veux payer les camarades au prix de la convention collective de l’audiovisuel, et si tu veux avoir des équipes – c’est à dire un chef opérateur, un ingénieur du son, un monteur – payées convenablement avec des salaires dignes, ça représente des sommes. Donc, avec des copains, on a fait un site d’autoproduction : NADA (Nous Avons Des Armes) [note] . Je ne te dis pas que c’est une grande réussite, c’est poussif en terme d’autoproduction, mais on fait des choses gratuites qu’on a appelées des « épandages médiatiques », des petites vidéos sardonnes sur l’état des médias et sur leurs préoccupations. Et à côté de ça, on essaye de financer des documentaires. On a réussi à en financer un qui s’appelle Cas d’école, mais le premier qui a le nom de la structure et qui s’appelle Nous Avons Des Armes, on n’a pas encore réussi à le finir. Mais le site rencontre un public. Après, il faut réussir à mettre en place des formes économiques, liées par exemple aux AMAP. Peut-être produire deux ou trois paniers dans l’année avec un film, un livre et un journal fait par des journalistes sur des informations bien précises, paniers qui seraient pré-payés un peu comme dans les AMAP ? On avait dans l’idée d’appeler ça une AMIP : Association pour le Maintien de l’Information Progressiste. C’est une proposition politique, et il faut du temps pour que ça se mette en place, pour qu’on puisse en vivre… Mais Médiapart marche… Je dis pas que Médiapart c’est bien ou pas bien, je vais pas faire de la publicité à Plenel, on connaît les problématiques qu’on peut avoir avec lui, mais en attendant Médiapart ça marche un peu, il y a de l’argent avec des gens qui pré-payent. Après, est-ce que c’est suffisant pour pouvoir faire de bonnes enquêtes ? Faire des enquêtes, faire du vrai travail d’investigation, ça demande du temps et de l’argent.

Pierre Rimbert du Monde Diplomatique propose certaines solutions [note] pour redonner son indépendance à la presse. Qu’est-ce que tu penses de ces propositions ?
Ce sont des propositions. Ça permet de porter des réflexions idéologiques. On peut être en partie d’accord ou en partie pas d’accord, mais c’est occuper le terrain que de faire des propositions, et de passer de la critique à une forme de proposition. Ce sont des propositions qui ne peuvent avoir qu’un relais politique, dans un programme, dans une volonté politique, syndicale de combattre le capitalisme et de proposer une autre forme de société. Je te dirais « c’est super et grâce à ça on va gagner » que tu me croirais pas, à juste titre. Mais qu’on gagne ou qu’on gagne pas, on ne pourra pas nous empêcher de penser.

Anne Merlieux (groupe Kropotkine)


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