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S’alimenter sans détruire le monde ?

décembre 2018.

Il ne s’agit pas ici de répondre en quelques lignes à cette question, mais bien de tenter de comprendre si elle est pertinente dans le contexte géopolitique actuel et de contribuer à la réflexion sur le sujet.

Prenons donc un peu de recul et commençons par le début en nous situant dans le contexte général.

Notre univers est un système thermodynamique fermé en expansion accélérée. Plus il s’expand, plus sa température se « dilue ». C’est un système entropique [note] , donc.

Mais… il y a notre étoile ; le soleil. Aberration locale, autour de laquelle s’est constitué notre petit monde. Cette bombe thermonucléaire à hydrogène permet, paradoxalement, le développement de la vie sur notre planète. C’est le bombardement permanent des photons solaires à sa surface qui en a permis l’avènement et qui l’entretient. À condition cependant d’être régulé par une atmosphère en bonne santé.

Ce système serait âgé d’un peu moins de 14 milliards d’années. Tout comme nous, en fait. À tout le moins, les atomes qui nous composent…

Ceci, seulement pour dire à quel point la vie est improbable et d’un équilibre fragile…

Définir ce qu’est un organisme « vivant » est chose complexe car dépendante du point de vue où l’on se place.

Ce qui nous intéresse ici, c’est l’aspect fonctionnel de cet organisme car il nous concerne directement : nous retiendrons qu’un organisme vivant cherche à diminuer son entropie interne, en se procurant dans son milieu les ressources dont il a besoin.

Ces ressources ne sont pas de la matière, car la matière n’existe pas. Seule existe l’énergie.

Ce que nous nommons commodément matière est un conglomérat temporairement stable d’atomes, c’est-à-dire de minuscules particules énergétiques.

Et personne aujourd’hui sur cette planète ne sait définir l’énergie. Nous ne pouvons qu’en constater les effets. Toujours est-il que d’un point de vue strictement fonctionnel, le schéma est très simple : nous sommes des êtres thermodynamiques qui dégradent de l’énergie que nous fournit le cosmos.

Et c’est pour obtenir cette énergie qu’un organisme se nourrit. Énergie qui le maintiendra en vie, qui lui permettra d’être en relation avec son milieu pour interagir avec lui et également de se reproduire.

Et encore de se nourrir ! Trivial, donc.

S’alimenter n’est donc au final qu’un transfert énergétique. En fait nous mangeons du soleil. Un organisme vivant prélève de l’énergie — sous forme de « matière » — au sein du milieu (où il est probablement né) dans lequel il se développe et de laquelle il devra extraire glucides, protéines, lipides, minéraux, enzymes, vitamines, etc.

(Au passage : je me dois de démonter ici la légende du besoin en protéines : ce n’est pas de protéines dont nous avons besoin, mais des éléments qui la composent. Acides aminés entre autres. Des protéines — notamment étrangères — injectées directement dans le flux sanguin seraient un poison virulent.)

Le métabolisme d’un être vivant transforme cette énergie/matière en une énergie/matière profitable pour lui et rejette ce qui lui est inutile (nocif). Ce qu’il rejette est une énergie/matière dégradée, qui peut éventuellement être profitable à d’autres organismes. Etc. Pas de déchets, donc, mais une entropie croissante du milieu (déséquilibre de l’écosystème). Heureusement pour nous (organismes complexes s’il en est) compensée sur cette planète, par l’apport énergétique du soleil. Uniquement.

Mais, nous, homo-sapiens, en avons fait toute autre chose…

Dans nos démocratures occidentales, l’acte de manger n’est plus la simple satisfaction d’un besoin élémentaire. Il est devenu le centre d’un mode de vie ; un art. L’art de se suralimenter ; un plaisir obligatoire. Et honni soit celui qui ne se goinfrerait pas, à l’instar de ce « bon vivant », rougeaud, bedonnant et suffocant, qui ne va pas tarder à décéder d’un infarctus du myocarde…

Le petit-déjeuner, premier des trois repas principaux, qu’il soit continental ou anglo-saxon, composé de 6 à 10 éléments différents, produit une bouillie acide, dans un organisme qui est déjà acide au matin. Ces éléments sont, d’un point de vue digestif, totalement incompatibles entre eux, car nécessitant des types de sucs gastriques différents aux effets contradictoires. Cette digestion complexe prendra quasiment la matinée. Il sera alors l’heure de se remettre à table pour un repas tout aussi extravagant (dit équilibré) après lequel le système digestif devra se remettre au travail en attendant le tout proche repas du soir, probablement tout aussi aberrant.

Et encore, j’ai fait abstraction des « en-cas » de 10 h 00 et de 16 h 00 constitués de café-machine et de barres chocolatées !

Le système digestif est donc en fonctionnement quasi permanent de 7 h 00 à 22 h 00. Ce qui n’est pas sa nature !

Ce que je retiens de cette journée gargantuesque, c’est la quantité démesurée de matière engloutie par rapport au minuscule gain énergétique final.

Ceci expliquant au passage, un certain manque d’entrain, voire de somnolence, à la suite de ce type de repas et également la prolifération exponentielle de certaines maladies dites « de civilisation ».

Ce que l’orthodoxie médicale prône et nomme repas équilibré est en fait une monstruosité que notre système digestif aura bien du mal à traiter, dépensant une quantité énorme d’énergie.

Ce qui est en réalité important, c’est la quantité de matière que l’organisme peut assimiler pour une moindre dépense énergétique.

Nous avons instauré depuis l’invention de l’agriculture, l’habitude de manger assez systématiquement des cadavres. Animaux ou végétaux.

Pourtant, nous sommes en mesure aujourd’hui de produire un classement qualitatif décroissant sûr de nos aliments : graines germées, fruits, légumes crus, légumes cuits, miel, sucre de canne, […], viandes crues, viandes cuites, charcuterie, préparations industrielles.

Les conserves, les pâtes, les fromages fermentés, les sucres blancs raffinés, l’alcool, le café, le thé, le chocolat, etc., ne sont pas des aliments.

Nous vivons une ère du paraître et non de l’être. Notre alimentation n’échappe pas à cette règle. Elle est esthétisante plutôt que fonctionnelle. Des goûts et des couleurs, plutôt que des nutriments.

Et summum de l’imbécillité contemporaine, l’UNESCO a inscrit la « gastronomie française » au patrimoine mondial, alors que ces aliments ont été épluchés, coupés, émincés, râpés, cuits, bouillis, rôtis, qu’ils contiennent des goudrons et des charbons, et quasiment plus aucun nutriment !

Il faut donc produire pour compenser en quantité ce que nous avons perdu en qualité. Cela n’est pas sans conséquences dévastatrices pour la biosphère.

Pour un organisme vivant, se procurer sa nourriture peut représenter une dépense d’énergie non négligeable. La métaboliser représente une dépense d’énergie également considérable.

On voit bien là que le bénéfice sera mince et fragile à l’instar de tout processus complexe en équilibre dynamique dans notre univers. (En dehors de la photosynthèse qui a un excellent rendement.)

Malgré ça, nous utilisons différents processus pour rendre ces aliments inopérants : sous l’effet de la cuisson, la montée en température provoque une agitation moléculaire croissante. Des chocs violents provoquent l’éclatement de certaines molécules dont des parties peuvent créer des liaisons inhabituelles avec d’autres molécules. Générant ainsi quelquefois des molécules non naturelles que notre organisme ne saura pas reconnaître, et dont il ne saura que faire ! Il les stockera peut-être quelque-part dans le corps…

À l’aube du néolithique, il y a environ 12 000 ans, semble-t-il, des groupes humains se seraient sédentarisés entre autres en Mésopotamie (Irak actuel), pour donner naissance à l’agriculture.

Domestiquant essentiellement des ancêtres du blé. Céréales, donc, mais pas seulement.
Domestiquant également certains herbivores.

Inventant par là même, la spécialisation individuelle et donc rapidement, la société de classes dont on peut subir (et mesurer) aujourd’hui l’étendue de la malfaisance.
La descendance de cette agriculture — monoculture intensive — nous fait entrer de plain-pied dans la sixième extinction des espèces par la destruction des écosystèmes, assortie d’un dérèglement climatique dont nous ne savons quantifier les conséquences.
Il apparaît clairement que le choix d’une communauté quant à la forme de son alimentation, détermine la forme de sa société.

Le choix alimentaire occidental nécessite l’exploitation pléthorique de prairies, de surfaces fourragères, d’eau, de pétrole sous toutes ses formes, de chimie industrielle, d’engins agricoles en tous genres, d’infrastructures de stockage, de réfrigération et de chauffage, de trains, de bateaux, d’avions, d’usines de toutes sortes, mais également de polices, d’armement, d’armées et de prisons. Car enfin, il faut bien défendre les bénéfices des actionnaires de l’agroalimentaire ! « Encadrer » la destruction des forêts primaires et éliminer les quelques indigènes ou activistes qui voudraient s’interposer à l’anéantissement du monde produit par les industries de la viande, de la pêche et des produits laitiers.

Pour ce qui est de la France, la FNSEA, l’INRA et la PAC [note] promeuvent et entretiennent une production artificialisée, centralisée, standardisée et hégémonique, pilotée par des profits monétaires à courte vue, pour une consommation éclatée de pétrolégumes. Ça n’est pas le schéma optimum promis par les « experts » et censé permettre de régler le « problème » de la faim dans le monde.

C’est un désastre depuis longtemps mondialisé.

Les rendements agricoles actuels sont négatifs. On dépense plus d’énergie qu’on en récolte. Et si l’on supprimait le pétrole de l’équation — gaz-oil, engrais, pesticides, fongicides, etc. — plus rien ne pousserait sur nos sols morts qui ne sont plus que des supports mécaniques pour l’enracinement.

La production de viande génère 20 % de la pollution mondiale, quand le transport routier et l’automobile en génèrent 13 %. Le bétail occupe 30 % des terres émergées de la planète. L’élevage produit 65 % du protoxyde d’azote dû aux activités humaines. Etc.
Du fait de ce monstrueux gaspillage, notre consommation dépasse les capacités de notre territoire. Il nous faut donc piller les ressources des pays du Sud. Ce à quoi nous nous employons efficacement avec la complicité du Crédit Agricole, de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC [note] , entre autres.

Ce néocolonialisme détruit l’agriculture vernaculaire pour une production dirigée par et pour l’occident. Les pays du Sud s’endettent à des taux prohibitifs et entrent dans un cercle vicieux qui les assujettit totalement à nos démocratures. Les paysans qui détenaient un savoir agricole ancestral sont désormais contraints d’acheter des produits d’importations à la place des leurs.

C’est le début de la misère.

Un milliard de personnes dans le monde sont sous-alimentées à cause de nos choix alimentaires.

Six millions d’enfants meurent de faim chaque année à cause de nos choix alimentaires.

Chaque organisme vivant a un régime alimentaire qui lui est propre. Ce régime alimentaire est celui de l’espèce à laquelle il appartient et lui est dicté par sa physiologie et son environnement. S’il veut vivre en bonne santé, il n’a d’autre choix que de manger ce que son système digestif peut traiter, et ce, parmi ce que son anatomie lui permet de collecter. S’il veut manger cette gazelle, il doit courir plus vite qu’elle, s’il veut manger cette pomme, il doit pouvoir aller la décrocher.

L’humain n’échappe pas à cette règle.

L’anatomie comparée nous permet de voir à quelle classe alimentaire nous appartenons. Le régime alimentaire correspondant à notre physiologie est proche de celui de l’orang-outan [note] avec qui nous partageons 90% de notre génome (fructo-végétalien et insectivore, donc).

Mais, s’alimenter aujourd’hui de manière naturelle semble une gageure dans ce monde quasi artificiel. Dans un contexte naturel, notre régime idéal serait végétarien.

L’archéologie récente nous dit qu’à certaines époques difficiles de leur histoire (notamment ères glacières), des humains ont vraisemblablement dû se trouver obligés de consommer des animaux. D’abord trouvés morts, puis produits de la chasse et récemment de l’élevage.

Mais, aujourd’hui, rien ne nous y oblige plus ; qu’une vieille habitude culturelle délétère. Notre organisme a des besoins précis que ne remplit pas la consommation de cadavres. Même crus.

J’avoue en toute humilité ne pas comprendre pourquoi notre espèce s’évertue à absorber des aliments qui ne lui sont pas destinés, qui la rendent malade et qui détruisent à coup sûr son habitat et les espèces voisines. Bref, qui saccagent la biosphère.

Une substance est un aliment, seulement si le corps peut la transformer à son avantage.
Sinon, c’est un poison.

Allez ! Passons des étoiles au trivial.

Si nous avions un régime alimentaire correspondant strictement à notre physiologie, tout se passerait normalement pour nous, comme l’avait prévu la nature, de l’ingestion à l’excrétion. Je suis persuadé que nous n’aurions alors plus besoin de papier Q. Ce qui représente quand même, au niveau mondial, l’abattage annuel de 10 millions d’arbres !

La nature, dans son immense générosité, est sobre. Elle ne gaspille pas. Elle ne produit aucun déchet. Et c’est à ce prix qu’elle perdure depuis cinq milliards d’années. Nous, qui vivons dans un monde factice, avons à retrouver cette part perdue de notre animalité.
Notre humilité… Contrairement à la monoculture intensive, qui travaille contre la nature, nous devons développer des méthodes agricoles qui travaillent en synergie avec elle. En d’autres termes, tuer cette agriculture centralisée et la remplacer par des agricultures locales. Tuer l’opacité frauduleuse du système actuel. Nous devons nous organiser en communautés productives restreintes, rigoureusement en adéquation avec leurs milieux proches.

En biorégions, donc.

Cette déspécialisation pourrait permettre une dé-hiérarchisation et une reprise de contact avec la réalité du monde. Elle permettrait de revenir après un détour de 12 000 ans vers une société égalitaire à travers une organisation réellement démocratique. Entre humains, bien sûr, mais également entre pays. Ces biorégions, fondées sur une économie de la demande (et non plus de l’offre) et sur des réalités géologiques, hydrologiques, écologiques et géopolitiques pourraient mener vers une gratuité de l’alimentation.

La gratuité alimentaire est le minimum que doit pouvoir assurer une société digne de ce nom !

La multiplication de ces biorégions fournirait une sécurité alimentaire inouïe que les monocultures condamnent. Nous ne cultivons qu’une vingtaine d’espèces (sur les 20 000 comestibles) transportées continuellement à travers toute la planète. Cette situation nous met à la merci d’une éventuelle pandémie en mesure de provoquer une famine mondiale.

Le choix de son alimentation n’est pas un choix de confort personnel et anecdotique. C’est au contraire un choix éminemment politique. Et c’est ce choix qui définira les bases sur lesquelles nous construirons le prochain monde.

Aurons-nous (occidentaux) un jour la sagesse et le courage de revenir vers notre alimentation ? Celle que la nature a prévu pour nous ? Celle dont la production et la consommation produisent une société égalitaire, qui ne détruisent pas le monde et permettraient à tous les humains de la Terre de manger à leur faim.

Je ne doute pas, que quelques peuplades encore, même si nous remplaçons leur forêt-monde par des palmiers à huile ou des pieds de soja OGM, même si certains de leurs membres arborent des t-shirts Mac Donald, Yamaha ou Total, même si elles respirent l’air que nous avons empoisonné, même si elles boivent l’eau que nous avons pervertie, sachent encore s’alimenter sainement sans détruire le monde.

Nous nous sommes perdus, et ce sont ces peuples « primitifs » qui peuvent nous montrer le chemin vers l’alimentation propre à notre espèce.

Suivons-les.

Jean Lannou
du groupe le Ferment


https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=3835

Bibliographie

Je ne suis pas toujours politiquement d’accord avec ces auteurs, néanmoins, ces textes représentent une source d’informations considérables auxquelles nous n’avons pas habituellement accès.

Confortablement ignorant de Richard A. Oppenlander chez le muscadier.
Bidoche de Fabrice Nicolino chez Les liens qui libèrent.
Élever et tuer des animaux de Sébastien Mouret chez PUF.
Lait, mensonge et propagande de Thierry Souccar chez Thierry Souccar Éditions.
Amazonie, une mort programmée ? de Hubert Prolongeau chez Arthaud.
L’Alimentation supérieure de Herbert M. Shelton chez Aquarius.
Ville affamée de Carolyn Steel chez Rue de l’échiquier.
Que fait l’armée française en Afrique ? de Raphaël Grandvaud chez Agone.
L’Humanité carnivore de Florence Burgat chez Seuil.
Gluten : comment le blé moderne nous intoxique de Julien Venesson chez Thierry Souccar Éditions.
La Terre est un être vivant de James Lovelock chez Flammarion.