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L’informatique au service de la la liberté ?

Le jeudi 19 janvier 1995.

Découvrant que le feu pouvait ij provoquer tout à la fois la douleur et la chaleur réconfortante, la créature de Frankenstein s’exclamait : « Comme il est étrange que la même cause produise à la fois des effets si opposés ! » [1]

Bien entendu, l’informatique, comme toute technologie, participe à ce principe. Si l’on prend l’exemple du domaine des communications, elle a permis de renforcer les moyens existants et même d’en créer de nouveaux. Ainsi, au fil des années, le téléphone a été installé dans la majorité des foyers, et peu à peu, le Minitel, le fax, et à plus long terme l’ordinateur connecté au réseau Internet[ [Le Monde libertaire, nº 968, p. 4.]], viendront le rejoindre.

Utilisés avec discernement, tous ces canaux de communication permettent d’augmenter le nombre d’échanges entre les individus. A contrario, si la tendance actuelle — imposée par la logique capitaliste — se poursuit, de plus en plus d’activités se feront devant un écran (téléachat, travail à domicile, etc.), et il deviendra de plus en plus difficile d’éviter le repli sur soi.

Bien plus dangereux, car mis en place insidieusement, le détournement par l’État et le patronat des fantastiques capacités de calcul et de mémoire de l’outil informatique pour resserrer leur contrôle sur l’individu est à dénoncer vigoureusement. Dans son rapport annuel, publié en juin dernier [2], la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) divulguait de nombreux aspects de ce détournement. En 1993, la CNIL a reçu pas moins de 1856 plaintes pour « fichage abusif », soit une hausse de 19 % par rapport à l’année précédente.

Quelques exemples :
• le Crédit Agricole Mutuel de Dordogne répartissait ses clients en 21 catégories, en fonction de leurs comportements et des données sur leurs comptes financiers. Marketing oblige !
• certaines compagnies d’assurances demandaient à leurs clients de transmettre leur dossier hospitalier pour qu’il soit analysé par le médecin conseil de la compagnie. SIDA oblige ! [3]
• la Caisse Nationale de Prévoyance [4] établissait un fichier où étaient recensés les diabétiques et autres malades chroniques, mais aussi les personnes effectuant un métier dangereux — soit dit en passant, lorsqu’on considère les statistiques faites sur les accidents du travail, on finirait par se demander quel métier n’est pas dangereux ! — afin d’exclure ces personnes de tout contrat d’assurance, ou à tout le moins de leur demander une surprime. Profit oblige !
• la FNAC voulait informatiser un fichier manuel de 16 000 personnes interpellées pour vol dans ses magasins. Ce qui revenait à mettre en place des casiers judiciaires parallèles. Le Carrefour d’Aulnay-sous-Bois tenait un fichier similaire mais y ajoutait les personnes ayant réglé aussitôt les produits dérobés. Sécurité oblige !
• le ministère de l’Intérieur s’est également distingué pour avoir demandé, avant d’établir une carte d’identité, à une personne mariée à un étranger de fournir des informations sur la situation du conjoint. De même, le Ministère de la place Beauvau soutient le système Volback, permettant de suivre électroniquement les voitures volées, avec l’accord de la victime du vol, grâce à un boîtier émetteur à courte portée installé à bord du véhicule. Et s’il venait à la police l’envie de connecter cet émetteur avant que tout vol soit accompli ?
• en février dernier [5], on apprenait que Pierre Bernard, maire « divers droite » de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), déjà condamné pour discrimination raciale [6], avait commandé et publié une étude sur les enfants nés de parents en situation irrégulière dans l’hôpital de la commune. Élection cantonale oblige !

De même, rappelons que le parlement a adopté dans la nuit du 10 au 11 octobre 1994 le projet de loi « relatif à la sécurité » de Charles Pasqua, en l’aggravant même pour ce qui concerne la vidéo-surveillance. En effet, les députés ont accepté l’amendement de Christian Vanneste, député RPR du Nord, qui porte de 1 à 6 mois le délai pendant lequel les enregistrements peuvent être conservés. Qui plus est, la CNIL se voit retirer son droit de regard au profit d’une commission présidée par le préfet, au prétexte que les attributions de la CNIL ne concernent que les fichiers nominatifs et informatisés [7]. Prétexte fallacieux puisque l’on sait bien que ces enregistrements peuvent être numérisés, et donc informatisés !

Autre point bien moins médiatisé, l’obligation faite aux SDF par le décret nº 94-876 du 12 octobre 1994, modifiant le décret nº 55-1397 du 22 octobre 1955, de fournir lors de la demande de renouvellement de carte nationale d’identité, une attestation établissant leur lien avec un organisme d’accueil figurant sur une liste établie par le préfet. C’est l’adresse de cet organisme, moins sa dénomination, qui figurera sur la carte d’identité. En d’autres termes, le ministère de l’Intérieur entend purement et simplement se constituer un fichier nominatif des SDF, population à risques s’il en est [8].

À la lecture du Journal officiel des mois de novembre et décembre 1994, on apprend également, comme l’avait annoncé Pasqua en février dernier, que des dizaines de départements vont se doter dès 1995 de la nouvelle carte d’identité informatisée, réputée infalsifiable (jusqu’à quand ?) [9]. Mais Pasqua n’entend pas s’arrêter là, puisqu’un permis de conduire et un permis de séjour informatisés sont à l’étude. Selon Pierre Laurent, responsable du Syndicat des policiers en tenue (SNPT), cette nouvelle carte, qui aura coûté près d’un milliard de francs aux contribuables (si l’on comptabilise les 300 millions de francs volatilisés dans le premier projet épinglé par la Cour des Comptes en 1987) n’a pas de véritable intérêt, puisque la carte d’identité n’est pas obligatoire ; toute pièce comportant votre nom et votre photo suffit à justifier de votre identité. Sauf à penser avec Nathaniel Hezberg et Paul Loubière que « derrière [cette] grande aventure de la sécurité se cache une fois de plus un coup politique et industriel. » [10]

Malgré ce tableau peu reluisant, n’en crions pas pour autant au haro, ni au jihad butlérien [11] contre l’informatique. Ce serait se tromper de cible, l’informatique peut devenir un outil d’émancipation. Ce sont les dévoiements sécuritaires et commerciaux instaurés par l’État et le patronat qui sont à combattre !

Christophe Fétat et Laurent Laloi (groupe Humeurs Noires — Lille)


N.B. : le 14e rapport d’activités de la CNIL est publié par la documentation française, 438 pages, 160 FF. CNIL, 21 rue Saint-Guillaume, 75340 PARIS cedex 07.


[1Mary Shelley, Frankenstein, Ed. Garnier-Flammarion, nº 320, p. 177.

[2Libération, 30 juin 1994, p. 19, et Le Monde, 30 juin 1994, p. 9.

[3Rappelons que, jusqu’en 1990, existait un fichier du même type, mais cette fois alimenté et consultable par toutes les compagnies d’assurances.

[4Libération, 29 juin 1994, p. 21.

[5Libération, 4 février 1994, p. 24, et Le Monde, 7 juillet 1994.

[6Il refusait l’inscription d’enfants étrangers dans les écoles de Montfermeil.

[7Libération, 12 octobre 1994, p. 22, et Le Monde, 9-10 octobre 1994, p. 8.

[8Journal Officiel, 14 octobre 1994.

[9Pour une description détaillée de cette nouvelle carte, voir l’article de Libération du 3 février 1994, p. 31.

[10Libération, 3 février 1994, p. 32.

[11Les lecteurs et lectrices de science-fiction, et notamment amateurs de Frank Herbert, auront reconnu le terme utilisé dans Dune pour désigner la grande croisade lancée contre les ordinateurs, les machines pensantes et les robots.