Accueil > Archives > 1989 (nº 733 à 770) > .770 (21 déc. 1989) > [Ce qui vaut la peine d’être fait, vaut la peine d’être bien fait !]

Ce qui vaut la peine d’être fait, vaut la peine d’être bien fait !

Le jeudi 21 décembre 1989.

Une alternative libertaire, avec qui ?

De prime abord on pourrait penser que cet appel s’adresse à l’ensemble des libertaires et à eux seuls. Or il semble que tel ne soit pas le cas.

D’entrée de jeu, en effet, on nous dit que « les signataires de cet appel s’adressent à toutes celles et tous ceux qui pensent qu’une alternative révolutionnaire nouvelle doit s’affirmer dans la situation sociale et politique d’aujourd’hui », ce qui en clair, revient à poser des révolutionnaires non libertaires comme acteurs d’une alternative libertaire. Mais pourquoi pas ? En d’autres temps et en d’autres lieux on a déjà vu « la grande famille libertaire » militer de concert avec des révolutionnaires non libertaires pour une alternative libertaire. Mais s’agit-il vraiment de cela ?

Rien n’est moins sûr ! Surtout quand on nous précise que « l’affirmation d’un mouvement révolutionnaire capable d’apporter un prolongement aux luttes qui se réveillent passe par deux voies complémentaires : la formation d’une nouvelle organisation pour un communisme libertaire [ce que propose cet appel] ; et l’émergence d’un vaste mouvement anti-capitaliste et autogestionnaire nécessairement pluraliste à laquelle les libertaires organisés contribueraient dès maintenant et où ils seront actifs aux côtés d’autres sensibilités ».

D’un côté on s’adresse donc à un ensemble très large de révolutionnaires libertaires et non libertaires et de l’autre aux seuls libertaires partisans de la formation d’une nouvelle organisation pour un communisme libertaire, les autres libertaires (seulement les organisés) étant quand même admis à être actifs dans un vaste mouvement anti-capitaliste et autogestionnaire.

À l’évidence nous nous trouvons là en présence d’une démarche à tout le moins paradoxale car autant on peut comprendre qu’une alternative libertaire puisse s’inscrire dans une alternative révolutionnaire plus large, autant on comprend mal que cette alternative libertaire « ouverte » se ferme aux libertaires non branchés par la formation d’une nouvelle organisation pour un communisme libertaire. Et on le comprend d’autant plus mal que toutes les tentatives en vue de regrouper les seuls communistes libertaires ayant toujours échoué, les chances de réussite d’une telle entreprise sont encore plus minces dans une période où ceux qui ne se reconnaissent plus dans les clivages d’une autre époque sont de plus en plus nombreux.

Une alternative libertaire pourquoi ?

Si on en croit les auteurs de l’appel : « depuis l’hiver 86/87 nous sommes entrés dans une période de luttes qui mettent à nu l’incapacité de la gauche et des directions syndicales confédérales à répondre aux aspirations des travailleurs et de la population » et dans ce contexte « les gauches révolutionnaires, alternatives ou écologistes ne proposent pas d’alternative crédibles et attractives » tandis que « le mouvement libertaire dont l’image est trahie par certains travers (division, désorganisation, sectarisme, spontanéisme, refuge dans l’idéologique…) ne réussit pas à proposer une alternative contemporaine ». Or « les aspirations qui s’expriment dans ces luttes (l’égalité, l’auto-organisation, le refus de la logique libérale) comme le champ laissé libre par l’effondrement des modèles hier dominants (social-démocratie, léninisme, stalinisme) font que de nombreux militants seraient sensibles à l’expression d’un courant résolument anti-capitaliste et libertaire ».

Mais s’il est vrai que nous sommes entrés dans une période de luttes qui témoignent d’un décalage entre les travailleurs et la gauche, les syndicats… ; les élections politiques et syndicales démontrent en revanche que ce décalage est loin d’être total. De même, si les gauches révolutionnaires ou écologistes ne proposent pas d’alternatives crédibles, cela n’empêche pas les Verts d’avoir le vent en poupe. Et de même, enfin, si les luttes actuelles sont également porteuses de certaines valeurs de type libertaire , elles sont également porteuses d’autres valeurs (corporatisme, …) qui ne le sont pas.

En d’autres termes rien dans le contexte socio-politique actuel ne permet de penser qu’une alternative libertaire soit dans l’air du temps ou dans le cœur des populations. Pire, si on prend en compte la montée en puissance de l’extrême droite, de l’abstentionnisme épidermique, de l’apolitisme à la mode du néo-fascisme et le discrédit de l’idée même de socialisme qui grandit au rythme de l’implosion du bloc de l’Est, ce serait plutôt de l’inverse qu’il s’agirait.

Bien évidemment, même si une alternative libertaire ne va pas dans le sens de l’histoire, cela ne signifie nullement (au contraire) qu’il ne faille pas tout faire pour qu’elle accède à la crédibilité et à la légitimité en dépassant, en premier lieu, le handicap du féodalisme, de la langue de bois et du rabâchage qui aujourd’hui affecte largement le mouvement libertaire. Mais il s’agit là d’une démarche volontariste qui doit puiser en elle-même les forces de son pourquoi et de son comment et qui n’a nul besoin d’opium millénariste pour prendre ses rêves à bras le corps.

Une alternative… Quelle alternative ?

Aujourd’hui, en effet, les choses ont beaucoup changé dans le mouvement libertaire et surtout dans la tête des militants.

Terminée l’époque de la « scissionite » et des « foires d’empoigne » entre tendances. Le paysage organisationnel et non organisationnel s’est stabilisé, chacun oeuvrant à faire prospérer son point de vue dans le cadre d’une « coexistence pacifique ». Or, malgré cette abondance d’offres individualistes, anarcho-syndicalistes, communistes libertaires, synthésistes, anti-synthésistes, organisationnellesanti ou non organisationnelles, … force est bien de constater que non seulement les rapports de force dans le cadre du mouvement libertaire n’évoluent pas mais que, de plus, le mouvement libertaire dans son ensemble n’élargit pas son audience et reste cantonné dans un ghetto.

De là à penser qu’il y a un problème, qui concerne toutes les sensibiltés existant dans le mouvement libertaire, il n’y a qu’un pas que franchissent chaque jour un peu plus de nombreux militants, qui tout en se posant clairement comme libertaires ou anarchistes ne se reconnaissent plus dans des étiquetages dont aucun ne parvient à passer sans succès le test de la confrontation au réel.

D’ici et d’ailleurs, des militants toujours plus nombreux ont donc commencé à parler, à écouter, à se rencontrer, à agir ensemble ponctuellement, en se respectant, conscients que c’était l’ensemble du
mouvement libertaire qui, par delà ses tendances et ses divisions, avait du mal à accrocher ses — pourtant formidables — wagons de liberté, d’égalité, d’entr’aide, de fédéralisme, d’anti-étatisme… à la locomotive du temps qui passe.

Ceux-là ont commencé à réfléchir sur le présent, sur les nouvelles formes prises par le capitalisme, sur la restructuration des forces productives, sur la nouvelle division internationale du travail… et ils ont commencé à se dire que l’anarchisme avait besoin d’un sérieux dépoussiérage conceptuel, théorique, pratique, stratégique, tactique, militant, organisationnel… pour adapter ses pratiques qui brillent toujours de mille feux au présent… et au futur.

Là se situe le cœur d’une véritable alternative libertaire. D’une alternative consciente que les temps ont changé, que les vieilles querelles, les clivages, les vieux schémas ne sont plus de mise pour avoir tous échoué, et que l’anarchisme de cette fin de vingtième siècle est à inventer.

De ce point de vue, le problème n’est pas tant de créer une nouvelle organisation, que d’élaborer une nouvelle conception de l’organisation. Il n’est pas tant d’opérer une recomposition politique que d’élaborer une nouvelle conception politique. Et il n’est pas de faire du neuf avec du vieux.

Sur ces bases le débat est ouvert… et qu’on ne s’y trompe pas, il ne fait que commencer.

Fédération anarchiste