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Vers un « 5 étoiles » à la française ?

janvier 2019.

Le mouvement des « Gilets Jaunes » qui agglomère bien des colères et parfois des intérêts antagonistes, est intéressant dans sa capacité à capter les médias et du coup notre attention.

Bien entendu, c’est lié à la violence qui a accompagné celui-ci : que ce soit la violence policière à son encontre aussi bien que les dégradations qui ont été constatées lors de manifestations. Mais on peut noter que ce mouvement est assez spécifique aussi dans son rapport à la mort : alors que dans n’importe quelle autre mouvement la mort d’un militant est un drame, là, deux personnes meurent les premiers jours du mouvement, mais il ne cesse pas, voir ces deux morts sont vues comme des épiphénomènes. C’est assez nouveau pour être souligné, cette volonté de dire « on ira au bout quoique cela coute » . Ce qui lui confère un côté révolutionnaire, même si ce mot englobe bien trop de choses pour être encore lisible aujourd’hui clairement.

Oui, c’est bien une révolte d’ampleur qui s’est mise en place, qui a pris les ronds-points et les places publiques. C’est bien une colère contre « la vie trop chère » qui anime celles et ceux qui participent ou soutiennent ce mouvement.

Là où l’on peut s’interroger, c’est sur les revendications portées. Elles sont très diverses et hétéroclites.Cela peut aussi bien aller dans un sens social fort (hausse des salaires, contrôle des élus, mise en place d’une indexation des salaires sur l’inflation, plus de démocratie en entreprise, voir parfois un appel à l’autogestion et à la fin du capitalisme) que dans un sens réactionnaire rance et assumé (retour aux frontières, patriotisme, nationalisme, rejet des étrangers, peur des « migrants », refus de payer pour la solidarité internationale et allant même jusqu’à la demande d’un général d’armée à la tête de l’État). On le
voit, c’est un grand mélange et pourtant, les participants restent ensemble et manoeuvrent ensemble. En voyant cela, je dois avouer que je reste assez perplexe sur ce mouvement et sur à quoi il peut aboutir. Même si je peux regarder l’État patauger et déraper avec un petit sourire, je ne sais pas dire ce qu’il adviendrait si une masse de Gilets Jaunes le renversait demain. Même si je suis presque certain que le but, pour eux, n’est pas de renverser l’État.

C’est en discutant avec un ami syndicaliste italien, dans le cadre d’une rencontre intersyndicale européenne, qu’un début d’explication m’a été donné sur ce mouvement. L’habitude française est de croire que personne ne fait comme nous ailleurs dans le monde. Que nous inventerions tout, que nous serions précurseurs sur tout. Arrogance française, quand tu nous tiens. Et mon camarade m’a donc éclairé sur un point : ce que nous vivons aujourd’hui avec les Gilets Jaunes n’est pas tellement différent de l’émergence du mouvement « 5 étoiles » en Italie.

Si sur la forme, comme il me le soulignait, cela diffère (cultures des pays obligent), sur le fond on retrouve les mêmes alliances improbables entre pauvres, miséreux et petits patrons, entre progressistes et nationalistes, en fait entre intérêts très divergents. Comme me le soulignait mon camarade, la différence en France se fait avant tout sur l’absence de leader (pas de Beppe Grillo ici) et pour l’instant ( à l’époque de la rédaction de cet article) pas de volonté de monter un parti politique. Et il me disait que donc, pour lui, il fallait être vigilant quand à cela.

J’ai en tête notre conversation quand j’écoute des Gilets Jaunes à la radio, que je les regarde à la télé ou tout simplement que je les rencontre sur un rond-point de la zone industrielle où je travaille. Et je dois dire que ces derniers temps, la différence avec l’Italie semble disparaître. De plus en plus souvent est exprimée l’idée d’aller vers un mouvement sous forme de parti politique (évidemment officiellement pas comme les autres) pour commencer par se présenter aux Européennes. De plus en plus j’entends parler d’alliance avec « des partis qui ont compris les enjeux du terrain » ce qui reste très flou. De « l’apolitisme » du début (en fait l’apartisme) semble émerger une volonté de structuration sous la forme la plus ancienne des régimes républicains : un bon vieux parti politique.

En tant qu’anarchiste, je sais que de participer au système électoral c’est le renforcer et que monter un parti sera un moyen de se faire bouffer par la machine étatiste à broyer les aspirations. Mais au delà de ça, ce qui m’inquiète, c’est que la base actuelle du mouvement, si demain elle se retrouvait à être un parti, serait exactement sur les mêmes bases que le mouvement « 5 étoiles » en Italie ! Nous aurions les mêmes composantes, les mêmes dérives, les mêmes alliances de la carpe et du lapin. Et c’est là que je me souviens des écrits des syndicalistes transalpins, expliquant en quoi l’alliance de « 5 étoiles » et de la « Ligue » était une horreur absolue pour eux, qu’elle entraînait une régression sans précédent pour leur pays, qu’elle est la porte ouverte au fascisme renouvelé (et nous pouvons le constater aujourd’hui tous les jours).

Alors je sais que bien des compagnons et compagnonnes sont tenté.e.s de participer très activement au mouvement des Gilets Jaunes, plus activement que moi c’est certain. J’espère sincèrement qu’ils et elles sauront soit insuffler un vent de faire autrement, soit éviter l’émergence d’un parti de tout cela. Sans quoi, j’ai bien peur que nous ayons en France assez rapidement une situation très similaire à l’Italie. De la même façon, je suis toujours dubitatif à voir romantiser les luttes qui naissent « pour le pain » comme on dit. L’expérience brésilienne est là pour nous rappeler qu’elles ne mènent pas toujours au mieux non plus. Gardons la tête froide, et le recul nécessaire. Même dans la lutte.

Fab, Graine d’anar - Lyon