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Les multi-zad des gilets jaunes

janvier 2019.

« Je suis toujours avec les misérables », Louise Michel (1883)



Le mouvement des gilets jaunes (MGJ) vient fracasser de très nombreux schémas de pensée et d’action. Il malmène les grilles de lecture sociologique ou politique, tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Il faut bien sûr rester prudent quant à son analyse ou son devenir, d’autant que face à l’intensité de la perturbation, chacun est tenté d’appliquer sa petite analyse, sans même parler de la récupération idéologique ou politique. En revenant à l’histoire du MGJ et à sa logique géographique, on peut néanmoins dégager quelques réflexions.

Au départ, le carburant et l’automobile

Son point de départ est, ne l’oublions pas, le refus d’une nouvelle taxe sur les carburants, basculant très rapidement vers une critique de toutes les taxes et de l’injustice fiscale. Non moins rapidement, la distinction se fait entre taxation et imposition, l’impôt étant considéré comme socialement nécessaire à condition d’être juste.

En conséquence de quoi, les penseurs néo-libéraux tout heureux, au début, de ce qu’ils pensaient être une attaque contre le principe de redistribution des richesses, puis les quelques pipoles du show-biz soutenant le MGJ car estimant payer trop d’impôts, tous ceux-là ont disparu de la circulation politico-médiatique. Cette élimination de l’idéologie néo-libérale, pas assez saluée, et pour cause, est un grand pas en avant, nécessaire quoique non suffisant.

Le corollaire de ce point de départ est, ne l’oublions pas non plus, une nouvelle appréciation de l’automobile. Il ne s’agit plus, pour le MGJ, de la considérer comme un signe extérieur de richesse ou de modernité, mais de la placer à son niveau réel : un instrument de circulation et de liberté, pour les loisirs mais d’abord pour le travail. Car, compte tenu des nouvelles conditions d’un système qui élargit spatialement les flux de production et les lieux d’habitat ou de consommation (le fameux péri-urbain ou le rurbain avec son pavillonnaire et ses zones commerciales), la voiture devient indispensable pour de nombreux foyers.

Au départ, la taxation abusive et trompeuse

Or l’État y voit toujours un moyen non seulement de pressurer fiscalement le salariat, mais aussi de le soumettre à ses normes. La nouvelle taxe a été pensée au nom de la transition énergétique, mais, au-delà de cette arnaque fiscale (on sait que les fonds iront ailleurs, notamment dans les quatre milliards du nouveau « service national » et autres organismes répressifs, on sait aussi que les grands pollueurs sont faiblement taxés), c’est toute l’idéologie contre la civilisation automobile qui a montré son vrai visage.

Les limitations de vitesse à 30 km/h et la piétonisation en centre-ville ont, par exemple, favorisé une gentrification qui chasse les classes ouvrières et moyennes en les poussant dans un péri-urbain de plus en plus lointain et mal organisé. Le projet de limitation de vitesse à 80 km/h instaure une nouvelle norme, au prétexte de la sempiternelle sécurité dont le champ s’étend désormais de l’anti-terrorisme à la vie scolaire. L’État l’impose de façon autoritaire, unilatérale et ubiquiste (comme si rouler était un acte ontologique hors situation spécifique, hors lieu précis, sans adaptation, donc sans pensée autonome et responsable de la part du conducteur-e).

Soulignons, en outre, que cette mesure apparemment bégnine opère indistinctement sur le mode de la culpabilisation (tout-e conducteur-e serait irresponsable et un assassin en puissance), tout en prétendant lutter contre les accidents, globalisés dans un fourre-tout dont on ignore les conditions sociologiques et géographiques (qui, où, quand ?). Un membre d’un groupe d’études sur les accidents routiers se plaignait d’ailleurs que le Ministère lui refuse de communiquer les chiffres précis depuis l’instauration de la nouvelle mesure (Sud-Radio, émission matinale du 15 décembre).

La destruction des radars, généralement tue par les médias dominants, véritables pompes à fric touchant en définitive les plus pauvres désormais traqués par le fichage généralisé, n’est pas l’expression d’un incivisme irresponsable, mais d’une révolte contre l’autorité de l’État. Quant à la revendication pour le « développement des transports publics », on voit ce qu’elle est : une ritournelle qui tourne bien souvent à vide et qui résoudra difficilement la géographie du péri-urbain. Les anarchistes auraient tort de se désintéresser de la question car la liberté de circuler fait bien partie des principes de l’anarchisme.

La fin du mois avant la fin du monde

La vision écolo-bobo, bien-pensante, culpabilisante et hypocrite (car ses partisans circulent bien en voiture, le gentil héraut Hulot possède même un parc automobile conséquent…), en a pris un sacré coup, résumé par la juste formule « la fin du mois avant la fin du monde ».

En outre, puisque le MGJ a affirmé tout autant ses préoccupations environnementales, l’opération visant à son dénigrement et à sa délégitimisation, menée à la fois par la bien-pensance socialo-écolo et par l’État, lequel, sur fond de COP 24, continue de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, a fait un flop. Ce carton contre l’idéologie écolo-étatiste, pas assez saluée, et pour cause, constitue également un grand pas en avant, nécessaire quoique non suffisant.

Corollaire de ce constat est l’utilisation des nouveaux systèmes de communication. Les fameux « réseaux sociaux », d’outils de divertissement (au sens strict) et de domestication des masses, deviennent des pièces pour la mobilisation d’une main d’œuvre militante. Et avec quelle efficacité !

On ne fantasmera toutefois pas sur les vertus d’une nouvelle horizontalité politique via le Net qui transcende momentanément la fracture numérique. On ne se plaindra pas, en revanche, de la défaite d’un discours anti-technologique primaire, bien souvent religieux ou d’obédience religieuse, qui, en cassant le thermomètre, pensait résoudre la température collective.

Le grand retour de la question sociale

Le MGJ signale donc le grand retour de la question sociale.

Pas seulement par le petit bout, légitime, de l’injustice fiscale, mais par le grand bout de la revendication des conditions économiques, de la critique de la classe politique et du système représentatif, par l’affirmation d’une dignité de classe face à l’arrogance, la prétention et la hargne de la caste dirigeante incarnée par l’ex-banquier Macron.
Cette question sociale gomme toutes les tentatives de division du peuple, qu’elle vienne des dirigeants ou des militants de gauche centrés sur la parcellisation des thématiques (ethnie, genre, alimentation, culture, mode de vie), parcellisation que le slogan de « convergence des luttes » n’arrive pas à résoudre, et pour cause : quand on pense la division dès le départ, elle se retrouve à l’arrivée. Or le MGJ ne nie pas les diversités, il cherche à les dépasser. La question identitaire posée dans des termes purement culturels ou de minorité sort de l’arène. Le peuple est majoritaire. Le retour du collectif, du fonctionner ensemble, de la solidarité concrète et non pas rhétorique, en est la plus belle preuve.

De ce retour du social, une grande partie de la gauche n’a rien compris. La plupart de ses intellectuels ont considéré ça de haut, ajoutant à l’arrogance des classes dirigeantes la pseudo admiration condescendante pour la France made in Johnny Hallyday. Quant aux dirigeants syndicaux, ils ont montré leur vrai visage : conserver leur position au sein du système, se poser comme des interlocuteurs responsables-et-représentatifs, négocier sur le dos du peuple, ne rien faire de sérieux pour changer le monde. On comprend qu’ils aient été déstabilisés par un mouvement imprévu, spontané, anarchique, parti de la base.

La revanche des classes moyennes précarisées

Et quelle base ! Non pas la traditionnelle classe ouvrière industrielle, mais un néo-prolétariat composé de travailleurs précaires dans les services comme dans l’industrie, une classe moyenne endettée et appauvrie.

Il y a là un double enjeu. D’une part intellectuel, car le marxisme et tous ses succédanés ont postulé, depuis le Manifeste communiste de 1848, une distinction sociale, et donc politique, tranchée entre bourgeoise et le prolétariat. Mais arrivent le fordisme et les Trente Glorieuses redistributives que le schéma dichotomique traditionnel refuse de prendre réellement en compte. Or, malgré la réalité, ce schéma reste, peu ou prou, la grille de lecture intellectuelle et politique de la gauche, voire de certains milieux anarchistes, quitte à n’y rien comprendre, à passer à côté.

L’enjeu politique, d’autre part, est crucial. Car il existe historiquement un mouvement qui a pu s’imposer grâce à la classe moyenne : le fascisme. À l’époque actuelle d’un post-fascisme qui se développe sur fond de décomposition de la gauche traditionnelle, il importe donc d’être particulièrement attentif à ce qu’il se passe, et à ne pas se tromper d’objectifs.

N’oublions pas que, historiquement, le mussolinisme et le nazisme ne sont pas allés jusqu’au bout de leurs tendances insurrectionnelles. La Marche sur Rome a surtout été une mascarade, Mussolini est arrivé au pouvoir légalement, ainsi que Hitler, et par les urnes. La brusque apparition de la revendication en faveur du RIC (référendum d’initiative citoyenne) peut ainsi être interprétée comme une tentative, lancée par le RN, pour sortir le MGJ de la tentation insurrectionnelle.

E n dédaignant le MGJ, en n’évoquant jamais, même pas à titre de récupération, l’idée de grève générale, les bureaucraties syndicales viennent de signer leur arrêt de mort. Elles vont végéter, tandis que leurs secteurs les plus conservateurs seront courtisés par le pouvoir. Mais comme la nature sociale et politique a horreur du vide, gare à ce qui va s’instaurer. Le MGJ va-t-il s’embarquer vers une aventure politique, une impasse en réalité, comme les Indignés ibériques, les Cinque Stelle italiens ou le Syriza grec ?

Une critique radicale du système représentatif

Traduction d’une abstention électorale rampante puis éclatante, le MGJ affirme cependant une nouveauté radicale et prometteuse : le refus de la délégation politique. Ce refus viscéral se situe à la fois à l’intérieur du mouvement (les représentants plus ou moins auto-proclamés ont été rejetés, les porte-parole restent modestes…), et à l’extérieur (critique absolue des politiciens, méfiance intégrale). Il exprime des années de déception et d’humiliation provoquées par la tromperie de la classe politique (les beaux discours, le double jeu, les privilèges).

Il s’agit probablement du caractère le plus emblématique du MGJ. Car, après l’acte 2, face à la pression politique, médiatique et institutionnelle, qui réclamait, et réclame encore, de façon obsessionnelle, hébétée ou hystérique, dans les arènes politiciennes comme sur les plateaux télévisés, des chefs ou des représentants du MGJ sur l’air des lampions, le mouvement aurait pu craquer. Or il ne l’a pas fait. Il a montré sa force, et la profondeur de sa conviction sur ce plan. Cette affirmation, qui fait peur au pouvoir, est le plus grand pas en avant, nécessaire quoique non suffisant.

Comme d’habitude à propos de tout mouvement fort, la réaction politique et médiatique s’est portée sur la violence, mais sortie de tout contexte social ou politique. Elle masque bien entendu la violence légitime de l’État, elle édulcore la répression brutale, de plus en plus féroce, à la mesure du sadisme individuel de Macron, elle occulte l’intervention violente des forces armées françaises là où il faut défendre l’uranium ou le pétrole. Mais les journalistes et les politiciens qui ont beau agité l’épouvantail des casseurs ont constaté, à leur grand désappointement, que la recette ne marchait plus.

Du coup, ils en remettent une couche quitte à instrumentaliser n’importe quel passage à l’acte. Ils se sont comportés symétriquement comme Daesh dans leur façon de traiter l’acte du 17 décembre 2018 à Strasbourg (là encore, on prévoyait malheureusement que son auteur allait se faire flinguer pour éviter qu’il passe en justice et qu’on comprenne pourquoi il en était arrivé là).

L’autre « ZAD partout »

Enfin, l’histoire du MGJ montre une nouvelle géographie sociale. Contrairement à une nouvelle vulgate qui tente d’opposer les métropoles à des « territoires » (sous-entendu « ruraux »), eux-mêmes regroupés sous un vocabulaire qui fleure bon la novlangue technocratique, le MGJ est également parti de certaines banlieues parisiennes. Il touche pratiquement tout le pays, en profondeur. Les caméras parisianistes braquées sur la place de l’Opéra dans la capitale le samedi 15 décembre ont cherché à occulter ce qui se passait en province, mais les nombreux rassemblements, parfois importants, ou les opérations de péage gratuit étaient bien là.

Des alternatifs voulaient des ZAD partout, selon un mot d’ordre difficile sinon impossible à appliquer car il fallait un espace présupposant la lutte et un emménagement de militants mobiles. Le MGJ a franchi un pas en créant ses propres ZAD. Il l’a fait non pas dans un bocage, mais sur les espaces symboliques de la nouvelle urbanité et de la vie sociale, à côté de là où habitent ses militants. « La représentation et le vote ne sont plus d’actualité, on fait de la politique directement avec son corps en occupant l’espace » (Jérôme P., 14 décembre 2018).

Le rond-point, qui incarne l’entrée ou la sortie de ville, devenu un passage obligé, est désormais subverti. Son occupation bloque les flux pour une insurrection qui n’est toutefois pas sûre de venir. Il débouche bien souvent sur les espaces gris des supermarchés, temples désormais discrédités de la supposée « société de consommation ». La station de péage autoroutier, symbole du racket public-privé, est occupée ou même carrément incendiée.

Sur tous ces lieux de « socialisation-politisante » se sont bâties, comme dans les ZAD « historiques », des cabanes, des barricades, là se sont tenues des soupes collectives, des assemblées, non pas lointaines dans les bois, mais à proximité de toutes et de tous.

Alors que les bureaucraties syndicales faisaient passer les travailleurs sur un parcours plan-plan — de Nation à Bastille dans la capitale, le rendez-vous devant la Bourse du Travail dans les villes de province — le MGJ a mis la main symbolique sur les Champs-Élysées, parcours que les héros footballeurs avaient descendu en quatrième vitesse devant des supporters médusés après la Coupe du Monde. Le coup de main fut également pratique dans cette artère du luxe et de la finance, où quelques jaguars ont été brûlées et des vitrines de banque cassées.

Le purisme idéologique est le poison qui nous tuera

Il ne s’agit pas d’iréniser le MGJ. Le drapeau tricolore signe une unité ambiguë que n’aurait pas le drapeau noir. Le premier couplet de La Marseillaise, souvent entonnée, plutôt au cours des premiers actes d’ailleurs, peut revêtir des accents officiels, convenus, mais aussi insurrectionnels (« aux armes, citoyens ! »), au-delà du chant formel des supporters de football (encore !).

Il n’existe pas non plus de mouvement social chimiquement pur, politiquement conforme à n’importe quel idéal, jamais, nulle part. Mais le MGJ va beaucoup plus loin et beaucoup plus fort que le mouvement des Indignés, des Nuit debout ou des ZAD. Souligner qu’une telle innovation se passe en France ne revient pas à faire preuve de chauvinisme, mais à constater que les tréfonds bougent toujours d’un pays qui a fait une révolution contre les rois, qui a posé la Commune et qui a pensé la grève générale insurrectionnelle. Justement, soyons vigilants car c’est lui aussi qui a permis Napoléon, Boulanger, Pétain et De Gaulle.

L’appel au RIC, outre le fait qu’il soit probablement impulsé par des militants du RN, voire de la FI, est très ambigu. Au-delà du besoin d’exprimer une mesure à la fois pratique et symbolique, simple et lisible, il comporte un danger, celui de s’en remettre à des ficelles plébiscitaires qui peuvent tout autant profiter au chef ou à la cheftaine qui viendra sur scène, qu’à la démocratie directe. Le pays par excellence de la votation — la Confédération helvétique — ne passe d’ailleurs pas pour une réalisation du socialisme libertaire. Toute démocratie directe devient un jeu de dupe si l’égalité socio-économique n’est pas assurée, celle qui permet seule et vraiment de maîtriser son temps, sa décision, son mandatement et sa souveraineté.

De la même façon que le ministre Nicolas Hulot avait raison lorsqu’il affirma, lors de la répression finale contre la ZAD de Notre-Dame des Landes, « ne confondons pas écologie et anarchie » (19 avril 2018), le Premier ministre Édouard Philippe visa juste en déclarant, après l’acte 1 des GJ, que « la France, ce n’est pas l’anarchie » (18 novembre 2018). Bien sûr, ces deux politiciens entendaient discréditer ainsi les mouvements concernés, mais ceux-ci ont, au-delà de toute récupération, une part indéniable d’anarchie.

Reste que d’anarchique celui des gilets jaunes devienne anarchiste, c’est-à-dire qu’il s’approprie les principes, l’expérience et les objectifs de l’anarchisme, social et organisé, et que, d’une occupation des ronds-points, il passe à l’occupation des mairies pour bâtir le fédéralisme municipaliste de base.

Philippe Pelletier, 17 décembre 2018.


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