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Progrès et régrès

janvier 2019.

Ce texte a été inspiré par le compte-rendu de 7 heures de manifestation sauvage et libre à Limoges le 8 décembre, paru sur le site La Bogue [1], qui s’inscrit dans le mouvement anti-autoritaire local. Des participants à la « journée mondiale du climat » s’y sont mêlés à des Gilets Jaunes et à des usagers venus sauvegarder une ligne régionale. L’évolution des transports, mais aussi des moyens de vivre ensemble, comporte des progrès, mais aussi des régrès, ainsi que l’expliquait Élisée Reclus.



À pied

François Béranger dans Tranches de vie chantait : « Je suis né dans un petit village qui a un nom pas du tout commun, c’est le village de Saint-Martin… ». Le mien c’est Léon le Franc, 12 petites fermes en polyculture-élevage dans la Creuse. Avant ma naissance, mon arrière grand-mère allait à pied au marché à Aubusson (8 km à travers bois) vendre lait, œufs et fromages, tandis que mon père allait à pied à l’école du bourg (4 km à travers bois), bûche sous le bras pour le poêle de sa classe primaire.

En âne

Enfant, c’était super : j’accompagnais ma grand-mère au marché dans une carriole tirée par une ânesse ravie de recevoir caresses et carottes des amateurs de produits de la ferme. C’était très vivant, beaucoup d’échanges, générations mêlées. Les paysans étaient contents de faire déguster la qualité aux acheteurs, sans passer par un label bio défini par l’État comme aujourd’hui.

Avec Paulette…

Plus tard j’ai hérité d’une bicyclette. Le facteur, parcourait aussi les villages en vélo. Très content de son métier, partout bien accueilli, il en profitait pour s’entraîner en vue des courses cyclistes du coin. Encouragé à le rejoindre, j’ai eu l’occasion de participer à un critérium dans lequel figurait Poulidor, encore inconnu, qui nous a gentiment mis un tour dans la vue : les parcours très vallonnés de la Creuse expliquent ses qualités de grimpeur.

En train et car

Parti en région parisienne, je retournais régulièrement dans mon village par le train, pour participer aux foins, moissons et batteuses. La mécanisation ayant encore peu touché les campagnes, cela nécessitait un travail collectif (une quarantaine de personnes pour la batteuse). Dans les champs étaient associés humains, nature et animaux, mais aussi humains entre eux, pratiquant l’entraide, d’autant qu’il existait des « communaux » à la disposition de tous.

Bien que située au centre de la France, la Creuse était considérée par l’État comme une zone « périphérique » : loin des premiers de cordée, les paysans étaient mal vus par les dominants depuis leur participation à la Commune de Paris : les « maçons de la Creuse » montés à pied dans la capitale, y résidaient une partie de l’année, travaillant dans le bâtiment. Cet isolement géographique expliquait que, pour revenir au pays, il fallait changer de train en attendant 4 heures la « correspondance », puis prendre un car à Aubusson. Mais je le vivais comme un voyage agréable ne se réduisant pas, comme aujourd’hui, à aller de plus en plus vite du départ à l’arrivée, effaçant rencontres, échanges, paysages changeants, imprévus.

Puis en voiture

Qu’en est-il aujourd’hui ? Aucun train de voyageurs ne circule en Creuse, un seul éleveur reste au village, sur le marché d’Aubusson quelques agriculteurs, survivent de quelques foires annuelles où se croisent les derniers paysans et animaux. Cependant, des couples revenus vivre au pays, des néo-ruraux quittant les villes, s’installent en retapant une ferme bon marché. Ils redonnent vie à ces petits villages dont la démographie était déclinante. L’État considère ces bouseux, ces tout derniers de cordée, comme incapables de traverser la rue du village pour se faire exploiter. De toute façon, GM&S, dernière « grosse » entreprise (270 salariés), est en voie de fermeture : même les exploiteurs quittent la Creuse, préférant faire des profits dans des banlieues déshéritées, voire en Afrique ou en Asie.

Maintenant : Gilet Jaune et colère noire !

Dans des zones rurales ou semi-rurales, dans lesquelles tous les services publics ont disparu, où il faut prendre la voiture, parfois sur plusieurs dizaines de kilomètres, pour faire ses courses, amener les enfants à l’école, faire les démarches administratives, la notion de « progrès » est à relativiser.

Le mouvement des Gilets Jaunes y a quelquefois aménagé un lieu permanent, pour y recréer du lien, échanger sur leur colère noire et sur la société qui l’a instillée à petit feu dans leur corps et leur esprit. Il est intéressant de constater qu’ils y ont parfois choisi un mode de fonctionnement qui est celui que les anarchistes proposent (AG, mandats, démocratie directe, absence de « chef » ou de porte-parole officiel). Bien sûr, ce mouvement est très diversifié : dans les manifestations, dans les zones urbaines, les manœuvres, venant particulièrement de l’extrême-droite, sont facilitées. Mais quand il s’agit de rester sur place 24 h sur 24, des chômeurs, des précaires en forment le noyau et, dans cette vie collective et solidaire, certains redonnent un sens à leur propre vie.

C’est peut-être ça le progrès ?

Serge (groupe Gaston-Leval


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