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Sous les plis du drapeau noir

juin 1968.

Les théoriciens distingués en sont tombés sur leur cul ! Ils avaient noirci les pages des revues spécialisées pour nous expliquer le processus d’évolution qui, infailliblement, conduirait le prolétariat des usines à une prise de conscience de son aliénation.

Ils avaient disserté sur l’union des travailleurs et des classes moyennes, sur les vertus de l’outil parlementaire, sur les valeurs morales nouvelles qui se dégageaient de la société industrielle.

Une poignée de jeunes gens la tête pleine de rêves généreux ; le cœur énorme, sont sortis en tumulte de leur école et toute cette prose savante est apparue en plein jour avec son caractère dérisoire.

Les théoriciens se sont trompés. Ils n’ont pas été les seuls. Les forts en thème qui sévissent dans les pages du Monde, de L’Express, avec le sourire supérieur des imbéciles, les duettistes de la télévision ou des radios nous avaient informés que le temps des révolutions était révolu. Les « directions géniales » des partis dits révolutionnaires et des syndicats ouvriers, calfeutrés dans leurs immeubles cossus attendaient que la prophétie des « maîtres géniaux » se réalise.

On vous aurait regardé de haut, et si vous aviez eu le mauvais goût d’insister, on vous aurait traité d’analphabète-politique, de demeuré, de zazou en quête d’exhibitionnisme.

Il a suffi d’un cri de colère, d’un geste de révolte, du refus motivé d’une poignée d’étudiants pour précipiter le prolétariat dans une lutte à laquelle personne ne croyait plus, pour dérégler la lourde machinerie sur laquelle repose la société du profit, pour que soit posé à la conscience de chacun le vrai problème qui est celui de l’abolition du salariat, du profit, et en fin de compte de l’État, qui est l’élément régulateur, centralisateur et coordinateur de cette société industrielle de classes.

Lorsque les choses se sont gâtées, et qu’à l’appel de la rue, le gouvernement a répondu par la trique, on a vu les professionnels de la politique, les professeurs de quelque chose, quelques part l’affoler et agripper au frein avec l’énergie du désespoir.

Mais les câbles ont cédé, le voile derrière lequel toute cette faune, gâtée par la vie, abritait son confort économique et intellectuel, s’est déchiré.

Alors la société moderne, ses notables, ses recteurs, ses bouffons de cour, ses janissaires sont apparus sous le projecteur.

La société qui s’effondre était incarnée par des institutions parlementaires qui prennent leur source dans le dialogue imbécile de Socrate où il est question de la place de chacun dans la société et que des professeurs abrutis par une université façonnée par des recteurs nous on obligés à l’ingurgité sans tolérer que la réflexion vienne rectifier les conneries de Platon.

Au centre de ces institutions, le parlement, creuset où viennent barboter tous les intérêts contradictoires des clans qui composent la classe dirigeante.

Les hasards de la grève et de l’occupation ont braqué les projecteurs de la télévision sur cet aquarium. Le spectacle fut de qualité et digne de la tragédie grecque, mère de la morale idiote dont nous avons hérité.

Ces « représentants du peule » réduits à la figuration par un pouvoir qui les maîtrise, battent périodiquement des ailes pour faire un peu de vent, afin de diluer l’atmosphère étouffante où ils marinent en attendant la retraite, soutenus d’ailleurs par la « considération » et les « honneurs » dont ils jouissent dans leur sous-préfecture, ce qui les console du dédain où on les tient, aussi bien dans le public que dans les allées du pouvoir.

Cette fois-ci, à travers la querelle qui opposait la droite et la gauche, et dont la rue et son mouvement n’étaient que le prétexte, c’est leur destin qui se jouait.

La rue grondait, la jeunesse remettait en cause la société, le monde du travail se saisissait des usines. À la tribune un homme fatigué enfilait des phrases creuses pendant que de l’autre côté du fleuve un vieillard tapi derrière son palais attendait le verdict. La majorité se cramponnait au pouvoir et à ses délices, de sa voix fluette la minorité alignait des lieux communs qui ne passaient pas la barrière. Tel professeur donnait la leçon à la majorité qu’il allait quitter après s’en être nourri. Un hurluberlu nous faisait part de ses états d’âme, le coco de service jouait au grand méchant loup à pattes de velours. Le centre, refuge de tous les requins de l’économie et de la politique, piaffait d’impatience supputant les portefeuilles, qui sont éphémères, mais qui garantissent les places dans les conseils d’administration qui sont des nourritures plus solides. Il n’a même pas manqué le Judas, œil sombre et barbe inspirée, pour que la « Cène » fût complète et digne du pineau de Vinci.

Nous avons vu tout ce joli monde pérorer à grand renfort de citations, prises dans nos meilleurs auteurs classiques, et nous entendîmes (ce qui fut relativement consolant) Appolinaire, Hugo, Péguy, sortirent de ces lèvres, desséchées par la frousse. Devant son poste plus d’un auditeur dut penser à Louis-Ferdinand Céline et à l’emprunt qu’il eut pu faire à son œuvre pour souligner ses sentiments devant ce spectacle douteux.

Tous ces personnages qui jouaient à s’arracher des choix étaient si totalement pareils, qu’on en pût les interchanger sans altérer la comédie. D’ailleurs c’est autre part, au sein des cartels économiques, des directions des partis, des associations d’intérêts de tous genres et de tous ordres que la pièce se jouait, et l’impuissance comme l’inutilité de leur pantomime paraissait encore plus pitoyable.

Le combat qui s’engageait et que la séance à la Chambre soulignait, se jouait dans la rue et à l’usine, qui avaient pris le pouvoir à la gorge. Mais la rue, comme l’usine, savaient-elles bien ce qu’elles voulaient ?

Seuls les étudiants ont posé le problème sur la vraie base, pour ceux c’est la société qu’il faut rejeter et, pris d’une frénésie de destruction, ils ont remis en question à la fois son économie, sa structure et sa morale de comportement.

Ils ont été incontestablement plus loin que les ouvriers qui, eux, n’ont que timidement déposé la revendication, et pour lesquels l’autogestion ou plutôt la gestion ouvrière reste un objet étrange qui est à la fois attirant, dangereux, mystérieux, qu’ils ne savent pas trop par quel bout aborder. En réalité les étudiants nous ont rendu un grand et merveilleux service en reprenant le vieux langage et en marchant sous les plis du drapeau noir sans trop savoir ce qu’il représentait, ou plutôt en y accolant ce qui était leurs sentiments propres, sans bien se soucier si cela correspondait avec ce qu’en avaient dit les théoriciens de l’anarchie. C’est sympathique, bien sûr et, dans les rues, les gens qui applaudissent soulignent cet aspect de la manifestation, symbolisé par l’anarchie, ou plutôt par une certaine anarchie.

Mais, pas plus que l’occupation des usines la kermesse de la Sorbonne n’est un fin en soi. Détruite est une négation et l’anarchie est un espoir, le seul espoir de l’humanité. Il faut détruire l’État, mais il faut construire le lien fédéraliste de coordination. Il faut détruire le capitalisme, mais il faut construire la gestion ouvrière et mettre en place les rouages complexes qui permettront aux hommes de se procurer les objets qu’ils désirent, et cela ne se fera pas avec du spectacle, mais avec du travail judicieusement réparti entre tous. Il faut trouver un lien moral pour mettre tout à la fois en liberté et en liberté.

Il faut aussi passer de la jeunesse à l’âge adulte de façon harmonieuse et il y a parfois dans la revendication « jeune » quelque chose de déplaisant qui a un ferment de classe.

Enfin, l’anarchisme collectiviste connaît la valeur de l’outil de travail qu’est l’organisation, c’est-à-dire pour nous la Fédération anarchiste et son journal Le Monde libertaire.

C’est en répandant notre journal, c’est en serrant les coudes autour de notre Fédération anarchiste, que les grains qui ont germé, sous les plis du drapeau noir, se lèveront pour le révolution, non pas la révolution du verbe, mais la révolution dans les faits.

Le Monde libertaire