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Précis pour servir à l’histoire du procès des généraux

Et s’ils veulent, ces imbéciles, faire de nous des héros…

juin 1961.

Une affaire du meilleur gout ! Un procès bien, entre gens du même monde, du beau, où il n’a manqué qu’un Gallifet piaffant devant la crinoline avec comme toile de fond, des « salopards » qui cette fois l’ont échappé belle.

Dans le prétoire des généraux, des colonels, d’autres qui aspirent à mettre leurs pas dans des pas si glorieux, défilent. Des robes rouges, de l’hermine blanche bien sûr, s’entassent derrière un mobilier baroque. Ah, les braves gens ! La belle et grande famille qui représente l’élite et qui dans une atmosphère feutrée, sans éclats de voix, loin des malotrus, règle une délicate affaire privée qui ne concerne qu’eux. Et on parle d’honneur avec des trémolos dans la voix. Constatons-le, les inculpés sont en bon état, ce qui nous fait nous souvenir de ces malheureux Algériens qui, eux aussi, refusèrent de dénoncer leurs complices et que la baignoire prépara au prétoire.

Les inculpés ! Il ya d’abord Zeller à l’allure d’un capitaine d’habillement et qui semble extrait d’un roman de Courteline. Il y a Challe ! Un fasciste Challe ? Allons donc ! Un imbécile, comme l’armée en compte tant. Une girouette étoilée, dans les mains des colonels, la véritable force de frappe du fascisme. Un pauvre type que la réussite de l’« autre », du « grand » a ébloui et qui a cru que son heure était venu de jouer un rôle. Qui à son tour a voulu incarner la « nation et l’État ». Personnage médiocre, de série. Mais où sont donc les grands rebelles : Saint-Paul, Biron, Montmorency, Rohan, Ney ? Grands fauves dressés contre le Pouvoir et qui, vaincus, savaient communier avec l’échafaud.

Mais il y a les autres, me direz-vous. Oui les autres ! Ceux que le président a félicité pour leur loyalisme. On sent son cœur se lever devant ces personnages dérisoires, écœurants, parfois abjects ! Les autres, ils sont pires !

Honneur, patrie, fidélité ! Écoutez-les déposer à la barre, expliquer leur conduite avec une effronterie qui étonne le plus blasé. Il fut un temps où les serviteurs d’un pouvoir qui les paye et auquel il ont juré fidélité, se fussent saisis du rebelle qui avait l’insolence de se présenter à eux, pour lui faire trancher le col. Les généraux et les colonels « fidèles », eux, reçoivent les envoyés des généraux félons, s’informent de leurs moyens, discutent des possibilités, des buts du coup de force, regrettent le manque de préparation, de l’affaire. Puis après avoir pesé le pour et le contre, les chances de succès, ils se décident à rester « fidèles ».

Je vous félicite de votre loyauté, dit le président. Il n’est pas difficile, le président ! Des hommes de guerre qui tirent leur histoire des chansons de geste, ça ! Des lâches et des pleutres qui tiennent un langage de marchands de tapis et qui sont à ce point infects que, si l’on n’y prenait garde, ils nous rendraient les inculpés sympathiques.

Le procès Challe, Zeller, c’est le procès de l’armée et de la caste militaire qui la domine. Le corps des officiers a basculé en fin de compte du côté du pouvoir, mais les motifs qui l’ont déterminé, n’ont rien à voir avec les vertus dont il prétend se parer. Le corps des officiers a eu peur de la légéreté, de l’imprévoyance des généraux d’opérette, de la mythomanie des colonels de série noire. Le corps des officiers a eu peur, surtout des hommes du peuple qui forment le contingent ! Oh, n’attendez pas de moi que j’entonne la trompette dithyrambique de L’Humanité. Je n’ignore rien de l’état d’esprit d’une population démobilisée par les partis et les hommes qui la tiennent en laisse. Mais les refus timides, qui s’élevèrent de cette masse profonde issue du peuple, sonnèrent dans la tête des officiers comme le glas précurseur des grandes émotions populaires. Leur instinct, hérité de l’expérience du passé, les retint attentifs et intimidés par cette force prodigieuse en éveil qui oscillait prête à s’ébranler et dont le déferlement eut tout submergé.

Nous la connaissons la force lattente du contingent nous qui, dès le 13 mai préconisions la désobéissance aux officiers factieux. De Gaulle aussi la connaissait, lui qui ne s’y est résolu que pris à la gorge par ses féaux et persuadé que ce dernier recours accentuerait la désagrégation de l’armée. Comme il connait aussi bien que nous la vérité sur la « fidélité » de tous ces personnages, ce qui explique le carrousel de destitutions auquel nous assistons.

Oui, on vient de faire le procès de l’armée et l’armée toute entière l’a perdu ! Le verdict est un verdict de caste et on ne peut oublier tous ces soldats qui, depuis des dizaines d’années ont rempli les bagnes ou alimenté les pelotons d’exécution, pour ce même délit qui a valu à Challe ou Zeller l’indulgence du tribunal, ainsi que l’a déclaré la cour dans ses attendus.

Le verdict ne nous a pas surpris. La justice est une catin qui trop souvent s’est laissée tripoter par les militaires pour être vraiment cruelle. Ce verdict, d’ailleurs, vient à point pour nous remettre en mémoire la fable merveilleuse de La Fontaine. Dans les sociétés dominées par des castes au service d’une classe dirigeante, l’égalité n’est qu’une illusion. La liberté aussi d’ailleurs, et après nous, nos amis du Canard enchaîné [1] viennent de s’en apercevoir. D’autres journaux qui clameront leur mépris pour l’armée ne tarderont pas de l’apprendre à leurs dépens. Mais de ces agressions du pouvoir contre la presse indépendante doit sortir la vérité. Le procès des généraux a tourné court, mais le vrai procès, ce sera celui que feront à l’armée les esprits libres trainés devant les tribunaux.

Le palais de justice a fermé ses portes. Cahin, caha, les juges, les avocats, les témoins, les condamnés s’éloignent d’un pas incertain, butant dans les décombres abandonnés par un monde en marche qui bientôt les aura oubliés. Dans leur sillage, on entend le cliquetis de la pacotille dont il se couvrent sans que cette ferblanterie ne fasse illusion à personne.

Cahin, caha ils s’en vont ! On a envie d’ouvrir toute grande les croisées, d’arracher sa cravate, de respirer un bon coup, avant d’entamer à pleine voix le refrain qui galvanisa nos anciens…

« Salut, salut à toi petit soldat du 17e… »

Maurice Joyeux


[1Voir la brève : Le « Canard » poursuivi.