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Syndicalisme et anarchisme (2)

la synthèse espagnole
Le jeudi 5 juin 1997.

Quelques heures après l’enterrement de Bakounine, à Berne, le lundi 3 juillet 1876, quelques-uns de ceux qui avaient accompagné le vieux révolutionnaire jusqu’à sa dernière demeure, des Suisses, des Allemands, des Italiens, des Français, des Russes, adoptèrent, à l’unanimité, la motion suivante : « Considérant que nos ennemis communs nous poursuivent de la même haine et de la même fureur d’extermination ; que l’existence de divisions au sein des partisans de l’émancipation des travailleurs est une preuve de faiblesse nuisant à l’avènement de cette émancipation ; les travailleurs réunis à Berne à l’occasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l’État ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent qu’une réconciliation est non seulement très utile, très désirable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de l’Internationale tels qu’ils sont formulés à l’art. 3 des statuts généraux révisés au Congrès de Genève de 1873 ; en conséquence, l’assemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs d’oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées, et de s’unir plus étroitement sur la base de la reconnaissance des principes énoncés à l’art. 3 des statuts mentionnés ci-dessus. »

Rappelons, pour mémoire, que le Congrès de Genève de l’Association internationale des travailleurs dont parle cette résolution se tint dans la grande ville de Suisse romande du 1er au 6 septembre 1873. Des représentants des sections anglaise, belge, espagnole, française, hollandaise, italienne et jurassienne y assistaient. L’art. 3 voté est rédigé de la manière suivante :

« Les fédérations [nationales] et les sections [locales ou de métiers] conservent leur complète autonomie, c’est-à-dire le droit de s’organiser selon leur volonté, d’administrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer par elles-mêmes la marche qu’elles entendent suivre pour arriver à l’émancipation du travail. »

La question de l’unité dans l’AIT

On se souvient qu’une année auparavant, en septembre 1872, le Conseil général de l’Internationale dirigé par Karl Marx, grâce à une majorité fabriquée et factice, avait réussi à faire expulser de l’organisation les porte-parole de la tendance fédéraliste, M. Bakounine, J. Guillaume et A. Schwitguébel. La ligne de partage s’était marquée entre ceux qui voulaient organiser le prolétariat en « parti politique » afin de conquérir le « pouvoir politique », les marxistes, et ceux, qu’on ne nommait pas encore anarchistes, dont l’objectif s’affirmait être la « destruction de tout pouvoir politique » et son remplacement par une « fédération » des « corps de métiers et des communes ». C’est une année plus tard, après un travail de contacts et d’explications assuré surtout par les Jurassiens et James Guillaume, que presque toutes les fédérations, à l’exception des Allemands et des Américains, au Congrès de Genève, tentèrent de reconstituer cette unité et de la rendre viable, grâce à l’autonomie d’orientation de chacune des fédérations et sections — quant à Marx et aux quelques partisans qui le suivaient encore, après qu’ils eurent transféré le siège de l’AIT à New York, ils abandonnèrent la vieille Internationale.

La motion adoptée quelques heures après que Bakounine eut été porté en terre était sans doute émouvante : comme l’écrivit la correspondante de Vpered, le journal de Lavrov et des populistes, chacun était conscient que venait de disparaître « une force historique, le représentant d’un demi-siècle de mouvement révolutionnaire ». Mais pas seulement, et le texte exprimait également l’aspiration toujours renaissante à l’unité des travailleurs et des socialistes ; à ce titre, elle est exemplaire parce qu’elle fut adoptée en commun par des partisans des deux stratégies principales du mouvement ouvrier socialiste. Quel moyen préconisaient-ils ? L’autonomie d’organisation et d’orientation de chacune des structures de l’organisation internationale…

Cette tentative de faire coexister ensemble des militants aux pratiques et aux objectifs différents, comme on sait, échouera. Plus tard, une nouvelle Internationale se constituera autour de partis politiques nationaux électoralistes et rejettera de ses rangs les libertaires. Avec les affrontements inévitables que cette division engendrait. La rupture entre parlementaristes et antiparlementaristes était consommée.

Une deuxième tentative : le syndicalisme révolutionnaire

Le syndicalisme révolutionnaire de la CGT française, de sa fondation à 1908 environ, fut une nouvelle tentative de rendre possible l’unité organique de la classe ouvrière. À la différence de la solution adoptée par le Congrès de Genève, la cohabitation des deux orientations, le moyen utilisé (on se souvient que les statuts de la CGT de cette époque proclamaient que l’organisation syndicale « groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ») consista à expulser du syndicat les questions « politiques », c’est-à-dire les débats et les prises de position en faveur de tel ou tel candidat ainsi que la lutte antiélectorale. La CGT décida de se « neutraliser » d’un point de vue politique et de concentrer son activité sur la lutte de classes dans sa manifestation d’action directe économique.

Dans les faits, pourtant, alors que l’opinion publique de l’époque percevait la CGT comme entièrement syndicaliste révolutionnaire, et presque comme une antichambre du communisme anarchiste, une évolution s’opéra peu à peu, qui amena la Confédération, unitaire et pluraliste, dont de nombreux militants étaient membres du parti socialiste unifié depuis 1905, à pratiquer une sorte de division du travail avec l’organisation politique.

La neutralisation politique du syndicalisme a correspondu pour des secteurs entiers de l’organisation à un abandon de la dimension générale de la lutte, à son caractère politique, en donnant à ce mot, ainsi que le dit Émile Pouget, son sens le plus large. Niel, un des porte-parole de la tendance réformiste, affirmait que les anarchistes, dans l’intérêt de l’unité, devait cesser « leur guerre contre les socialistes », c’est-à-dire que les anarchosyndicalistes se voyaient dans l’obligation morale d’arrêter de s’opposer à la stratégie de conquête des pouvoirs publics par les élections et de dénoncer les groupes et partis qui s’en faisaient les propagandistes.

Le syndicalisme révolutionnaire des premières années du siècle, en conséquence, a sous-estimé les questions d’orientation politique. Lorsque Monatte affirmait qu’« au syndicat les divergences d’opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan », il pensait peut-être aux luttes d’influence que se livraient les diverses tendances du socialisme parlementaire, querelles subalternes qu’il escomptait possible de dépasser par la pratique de la lutte de classes. Cette analyse ne s’appliquait qu’à la lutte quotidienne — et c’est là son utilité. Mais elle était complètement inadéquate pour aborder les vraies questions politiques, les vraies divergences, les vraies oppositions et surtout la plus importante, qui se résume simplement par l’alternative conflictuelle de la scission de l’Internationale : la lutte de la classe ouvrière vise-t-elle à la conquête ou à la destruction du pouvoir politique ?

L’unité pragmatique dans la lutte ne fut opératoire (certes, elle le fut avec vigueur et dynamisme) que dans le domaine revendicatif ; dès que les questions politiques furent abordées, telles que la guerre mondiale ou la Révolution russe, l’organisation ouvrière unifiée sera paralysée ou explosera.

Un nouveau point de vue

La quasi-totalité des militants libertaires de la période qui précéda la Première Guerre mondiale, Monatte et Malatesta comme les autres, se déclaraient pour le préservation de l’unité syndicale, image et pratique de l’unité ouvrière.

Un militant comme Malatesta, on l’a vu, conseillait aux « compagnons » de militer comme anarchistes dans le mouvement syndical, sans illusion sur ce que Malatesta considérait comme une organisation irrémédiablement réformiste, afin d’y propager la finalité communiste anarchiste et les tactiques d’action directe.

Plus tard, dans les années vingt, ce point de vue se modifia avec la jeune génération. Dans son livre, Organisation anarchiste, l’histoire de la FAI, Juan Gomez Casas, qui fut le premier secrétaire général de la CNT d’Espagne au sortir de la nuit du franquisme, cite en particulier une polémique qu’Abad de [?] mène comme Malatesta à propos de ce concept de l’unité syndicale : « Malatesta défend, dit Santillán, une conception métaphysique du mouvement ouvrier en se faisant l’avocat de son unité dans l’abstrait. » Il existerait selon lui, continue Santillán, « un pur mouvement ouvrier sans tendance sociale particulière dont le but serait seulement de s’organiser en syndicats. […] Si un tel mouvement idéal, ouvert à toutes les tendances, était possible, si l’histoire pouvait montrer qu’il avait jamais existé, alors il serait possible de discuter de l’opportunité d’y introduire la tactique [anarchiste] recommandée par Malatesta. » Mais, conclut Santillán, « un pur mouvement n’a jamais existé, n’existe pas, n’existera jamais. La réalité est que le mouvement ouvrier est divisé en plusieurs tendances, du fascisme à l’anarchisme. […] Que faire ? Malatesta conseille de respecter l’unité de la classe. Nous rejetons cette illusion et appelons Malatesta à nous aider à constituer une force syndicale révolutionnaire, c’est-à-dire anarchiste, dans chaque pays. Avec une telle force syndicale ouvrière, nous serons en mesure de résister à l’invasion des courants politiques et des tendances qui sont opposés à la révolution. Sans une telle force, nous attendrons passivement que l’histoire se tourne un jour dans notre direction… »

Tel fut le principe même sur lequel fut bâti le mouvement syndical révolutionnaire espagnol. Son acceptation lucide de la situation de division stratégique du monde salarial et socialiste lui a permis d’apporter un correctif au syndicalisme révolutionnaire des origines : l’objectif final de destruction du pouvoir politique ne peut s’accompagner d’une neutralité envers les partis politiques dont le but est la conquête du pouvoir politique — ce dernier s’étant révélé être une perpétuation de la domination et de l’exploitation du salariat.

Aujourd’hui qu’une partie importante de la population perd peu à peu confiance en la représentation parlementaire, que la religion républicaine et ses cérémonies électorales se dévaluent chaque jour davantage (c’est-à-dire que les conditions se réunissent progressivement pour qu’apparaisse de nouveau, à un niveau de masse, la conviction que l’émancipation de l’humanité implique la destruction du pouvoir politique) il importe de se souvenir des débats du commencement du siècle et d’en tirer de salutaires leçons. En particulier, d’entendre le message de Santillán. Hors de la revendication quotidienne, il ne peut y avoir d’unité entre les deux tendances historiques du socialisme, pas de passerelle, pas de position moyenne. Il est l’heure, pour les libertaires, de construire leur maison commune, syndicale et spécifique. Et non pas de servir de fantassins ou de portiers au rez-de-chaussée de la prison que les autres sont perpétuellement en train de rebâtir.

J. Toublet