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Les propos du Martien

475 millions d’affamés en bas âge

janvier 1955.

Un organisme philanthropique officiel a publié un communiqué annonçant qu’un artiste venait de peindre dix cartes postales qui seraient mises en vente à raison de 350 fr. la série, au profit des enfants affamés du monde entier.

Nous autres, Martiens, ne croyons pas beaucoup à la charité, qui ne change rien à rien. La charité permet tout juste à quelques-uns des plus déshérités de tenir vingt-quatre heures de plus. Mais les autres ? Et après ? Elle ne veut pas le savoir : elle est un dépannage d’urgence, et c’est tout. De quoi attendre le repas suivant.

Enfin, dira-t-on, c’est tout de même mieux que le néant absolu. Admettons. Si l’on pouvait, grâce à cela, sauver ces gosses qui crèvent la faim, ce serait une excellente action.

Or, c’est là que le communiqué devient décourageant. Peut-être pourrait-on, en effet, sauver 10.000 de ces enfants, ou 500.000, ou deux ou trois millions, que sais-je ? Hélas ! le texte précise que les enfants affamés au secours de qui vole l’artiste en cartes postales sont au nombre de 475 millions !

Ici, décidément, les bras, comme on dit, m’en sont tombés. Sans vouloir en rien diminuer le beau geste du nouveau Poulbot pour les petits miséreux du Montmartre universel, que peut-il faire en présence d’un détresse aussi colossale ? L’événement le dépasse et il doit avouer que, quelque succès qu’obtiennent ses cartes postales, il faut trouver autre chose.

Calculons un peu. Il y a sur la terre environ deux milliards d’hommes. Mettons que cela fasse, à raison de cinq personnes par foyer (je suis modeste : allez voir en Chine !), 400 millions de foyer. Presque autant que d’enfants mal nourris !

Chaque foyer ne participera pas à cette croisade, parce qu’il faut déduire :

 tous les foyers du bloc oriental, soit plus du quart de l’humanité, où l’appel ne sera pas diffusé ;

 tous les foyers du bloc américano-occidental où il y a des économiquement faibles — car si les gosses arabes et indous ne mangent pas à leur faim, les vieilles gens de l’Occident, traités en parias parce qu’ayant travaillé toute leur vie ils n’ont plus de forces à dépenser, sont dans le même cas ;

 et notamment les foyers où vivent ces 475 millions d’enfants sous-alimentés, c’est-à-dire quelque chose comme 100 millions de foyers qui, n’ayant pas de quoi acheter du pain, n’achèteront probablement pas de cartes postales.

Qui donc alors les achètera ? Quelques gros richards qui libèreront ainsi leur conscience à bon compte et quelques braves types que les autres traiteront de corniauds.

Et pourtant, si les 400 millions de foyers de Terriens achetaient une série de cartes à 350 francs — y compris ceux qui ont besoin d’être secourus — ça donnerait quoi ? Cent quarante milliards de francs…

Qui, répartis entre 475 millions d’enfants, permettraient de leur donner moins de 300 francs chacun… De quoi leur acheter deux fois du pain d’épices !

Vous voyez bien que la charité ne mène à rien devant l’immensité de la misère humaine. Autant compter sur nos soucoupes volantes, à nous Martiens, pour déposer des friandises dans les cheminées qu’oublie injustement, en sa ronde nocturne, la soucoupe volante du père Noël !

Le seul moyen de secourir vraiment les pauvres, c’est de mettre en œuvre un système qui empêche à jamais les riches de les dépouiller.

Traduit du martien par Pierre-Valentin Berthier


P.-S. — Dans son dernier article, on m’a fait dire que « Tito avait fait partie des brimades internationales ». certains habitants du territoire de Trieste sont peut-être de cet avis ; mais enfin j’avais écrit brigades. Et c’est bien le mot brigades qui figure sur le texte original en martien.