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La Vente des immeubles par appartements

janvier 1955.

Les mœurs changent, y compris celles de spéculer sur ses semblables. Avant 1914, monsieur Vautour vivait confortablement de la rente que lui rapportait la location de ses immeubles. Aujourd’hui, il fait une fortune rapide en les vendant par appartements. Nos législateurs dont on connaît l’esprit conservateur, sont partis du principe de favoriser la propriété immobilière, pensant que plus il y aura de peits propriétaires, moins il y aura de révolutionnaires.



Aussi, toutes les lois actuelles sont-elles inspirées par cette préoccupation. Et, en particulier, celle du 1-9-1848, codifiée par la loi du 4-4-1953 et le décret du 9-4-1953. Dans les temps présents, ces dispositions favorisent toutes les spéculations et toutes les injustices. Nous allons en examiner les conséquences pratiques.

Vous avez le privilège d’être locataire d’un logement valable (privilège est bien le terme par rapport aux infortunés qui s’entassent dans des taudis ou des chambres meublées). Soucieux de propreté et de confort, vous avez entretenu et amélioré votre logement à vos frais, y engloutissant vos maigres économies.

Et, tout d’un coup, voici la catastrophe.

Monsieur votre propriétaire, rompant tous ses engagements, vous fait savoir qu’il a décidé de vendre son immeuble par appartements. « Généreusement », tenant compte que vous occupez les lieux, il vous donne la préférence, vous fixe le prix et exige une réponse rapide. Car ce monsieur est pressé de spéculer.

Que faire ?

Si vous avez de l’argent, vous achetez pour ne pas vous retrouvez à la rue. Si vous n’en avez pas… Alors commence le scandale de l’injustice.

Du fait que, grâce à vos soins — et à votre argent — l’appartement est en bon état, votre propriétaire va le vendre un bon prix à un tiers et celui-ci peut alors exercer son droit de reprise, en vertu des articles 18, 19 et 20 de la loi.

L’article 18 dit ceci : « Le droit au maintien dans les lieux cesse d’être opposable au propriétaire de nationalité française qui veut reprendre son immeuble pour l’habiter lui-même ou le faire habiter par son conjoint, ses ascendants ou ses descendants ou par ceux de son conjoint, lorsqu’il mat à la disposition du locataire un local en état d’habitation. »

Ainsi, cet article vous met dans l’obligation d’accepter dans un délai rapide un autre logement qui pourra ne pas vous convenir soit qu’il soit éloigné de votre lieu de travail, soit qu’il n’ait pas le confort dont vous aviez doté le vôtre, à force de sacrifices.

L’article 19 vise le même droit de reprise, mais il faut que le propriétaire justifie d’un minimum de dix ans et, exceptionnellement, de quatre ans sur décision de justice.

Cet article permet donc de vous jeter à la rue dans un délai de quatre ans et ceci sans aucune compensation.

Quant à l’article 20, il permet de vous évincer dans les mêmes conditions que l’article 19, mais de suite si votre nouveau propriétaire est dans les dispositions : a) d’être locataire de locaux frappés d’interdiction d’habiter ou d’un arrêté de péril ou exproprié par suite d’une déclaration d’utilité publique ; b) d’avoir été logé au moins deux années par son entreprise et d’avoir cessé sa fonction par mise à la retraite ou pour une cause indépendante de sa volonté.

Nous ne sommes pas entré dans les détails de la procédure juridique, mais nous avons cité l’essentiel de la loi.

La conclusion est que votre nouveau propriétaire aura la possibilité d’exercer son droit de reprise, immédiatement dans les cas prévus par les articles 18 et 20, dans un délai de quatre années dans les cas visés par l’article 19.

Vous n’avez donc d’autres choix que d’acheter le logement, sans marchander, au prix imposé par le vendeur, ou d’être jeté à la rue. Or, la majorité des familles ouvrières ne disposent pas des centaines de milliers de francs, voir des millions nécessaires pour cet achat. Alors, il ne vous reste plus qu’à placer vos meubles dans un garde-meubles et d’aller vous entasser dans l’unique pièce d’un hôtel meublé, loué dix, douze ou quinze mille francs par mois : autre scandale de l’exploitation éhontée des sans-logis.

N’y a-t-il vraiment d’autres solutions ?

Les syndicats de locataires ? Hélas ! ceux-ci ont oublié — comme les autres — les méthodes d’action directe, chère au premier syndicat des locataires animé par le camarade Cochon. De nos jours, ils sont devenus des bureaux de contentieux, perfectionnés certes, mais dont le rôle se limite aux procédures juridiques. Tout au plus, leur action peut-elle parvenir à vous faire gagner quelques mois.

Mais si les locataires d’un immeuble savaient être solidaire, se refuser à toute discussion et boycotter la vente, il serait très possible de faire échec aux spéculateurs comme à la loi qui les protège.

Car il s’agit bien de spéculation et en voici un exemple typique :
En 1951, la Direction des Domaines vendait par adjudication un immeuble de sept étages situé à Paris, dans le 20e arrondissement. Il fut acquis pour la somme de 3 millions 700.000 francs, à laquelle il convient d’ajouter 24 % de frais, soit un total de 4 millions 600.000 francs.

Le nouveau propriétaire fit les réparations indispensables pour un devis qu’on peut estimer à 2 millions, somme qui fut vraisemblablement remboursée par trois années de loyer.

En 1954, l’immeuble est revendu, par appartements sur la base de deux millions l’étage, soit, pour six étages, douze millions, le propriétaire conservant le septième, composé de « logements » d’une pièce et le rez-de-chaussée comprenant deux boutiques. On peut estimer que les loyers de ces deux derniers éléments serviront au propriétaire les intérêts des 4 millions 600.000 fr. investis au départ dans cette fructueuse affaire. Fructueuse puisque ledit propriétaire aura ainsi empoché, grâce à cette vente, 12 millions !

Voici démontré le mécanisme d’une spéculation qui se passe de commentaires. M. Vautour a changé de méthodes, mais reste M. Vautour.

Nous avons seulement voulu, dans cet article, dénoncer un scandale, non traiter le problème de l’habitat dans son ensemble. Pour nous anarchistes, nous estimons que celui-ci ne sera résolu que dans le cadre d’une vaste transformation sociale qui confiera la construction aux coopératives pour le compte des usagers s’organisant librement eux-mêmes, le tout s’intégrant dans un vaste service public du logement libéré de la tutelle de l’État et des spéculations des agioteurs.

Georges Durand