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Lettre ouverte à François Mauriac

décembre 1960.

Monsieur,

Je suis bien loin certes d’avoir votre instruction, cependant, constatant que vous tenez pour peu la valeur intellectuelle de certains, notamment celle des 121, je pense pouvoir me permettre en toute simplicité, de prendre rang pour vous parler d’homme à homme.

Vous êtes un défenseur du général de Gaulle… je m’en voudrais pour ma part de vous insulter pour autant ayant trop le respect de la personnalité humaine et des libertés qui lui appartiennent en propre… Cependant si vous avez connu et connaissez le général de Gaulle sous un certain aspect, permettez-noi de vous dire que moi-même, comme bien d’autres, le voient sous un autre jour.

Bien que le Français ait, en général, la mémoire courte, plus d’un en a gardé le gout amer de la désillusion en se souvenant des discours et des promesses faites à la BBC de Londres et la mésalliance flagrante existant entre ceux-ci et la politique que ce même général fit ensuite à la Libération… Son comportement était déjà significatif.

Depuis son accession au pouvoir tel qu’il le désirait, il ne peut plus exister aucun doute… Les tactiques ambiguës, les embroglios oratoires, les discours contradictoires, les activités subversives ne sont-ils pas devenus monnaie courante pour lui… Pourquoi !… Sinon pour dissimuler sa politique personnelle. Cela, monsieur Fançois Mauriac, vous le savez aussi bien, sinon mieux que n’importe lequel d’entre nous… Peut-être est-ce la raison pour laquelle vous soutenez le général… Par contre, pour moi-même comme pour bien d’autres, c’est pour cette même raison que nous condamnons sa politique autant que sa personne.

Notre optique est différente de la vôtre, non pas essentiellement par le fait d’une différentiation de classe sociale, les signatures apposées sur le manifeste des 121 l’affirment d’eux-mêmes, mais bien par le fait que notre optique passe en dehors de toute optique politique ou religieuse… ce qui ne semble pas présentement à votre portée, non pas suite d’un manque d’instruction, mais peut-être par excès de cette matière, ou tout au moins par excès de ce que l’on nomme parfois ainsi.

L’instruction est une chose, l’intelligence une autre. N’allez cependant pas penser que je veuille prétendre que vous manquez d’intelligence. Non, je veux seulement vous faire remarquer qu’à partir du moment où un être capable de penser laisse passer son optique à travers le prisme de la politique ou des religions, celui-ci peut être certain qu’une partie de lui-même, donc de son intelligence, s’efface devant les impératifs de ces derniers.

Chaque jour qui passe éclaire en ce sens ceux qui veulent voir ; les signatures des 121 et de tous ceux qui s’y sont joints en apportent la preuve.

Si vous aviez vu cette question avec plus d’objectivité, vous auriez pu constater que, dans la généralité, chacun a agi ici sous l’impulsion de sa conscience, en pleine connaissance de cause, et non par suite d’une optique qui ne leur soit pas strictement personnelle. La meilleure preuve vous est donnée par les divergences mêmes qui existent entre les uns ou les autres ou même entre chacun d’eux, lorsqu’il s’agit d’analyser le contenu du manifeste, chacun le voyant avec son optique personnelle.

Cependant… aucun n’a hésité à signer, et c’est peu dire… Pourquoi ?… Pour la raison, monsieur François Mauriac, que chacun, à travers le manifeste, a pu voir une résolution certaine.

Le fin de la guerre d’Algérie, la fin de toutes les misères qui en découlent… Ce n’est pas encore une révolution, c’est une prise de conscience… Raison pour laquelle la politique comme la religion se sont désolidarisées des personnes ayant participé à ce manifeste.

Quitte bien sur, si les événements les y obligent, à les honorer par la suite, comme ils l’ont fait pour bien d’autres… Un peu de leur vivant, beaucoup après leur mort…

Pas besoin de citer d’exemples, n’est-ce-pas ?

À monsieur François Mauriac, en toute cordialité.

R. Mathey