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L’Imposture républicaine

Le jeudi 22 octobre 1998.

La république est en France solidement établie. Depuis plus d’un siècle en effet (avec tout de même la courte mais marquante coupure de l’État français pétainiste) c’est le régime politique que nous subissons et que nous combattons. Pourtant, nous devrions être satisfaits d’un système qui fait, au sens vrai du terme, de la société une propriété et un usage collectifs par un groupe d’égaux, les citoyens.

La République, c’est d’abord Res Publica, la chose publique des romains, et c’est ce sens positif qui rallie à lui nombre de personnes de bonne foi. Mais c’est malheureusement au mépris complet de la réalité politique d’une République qui s’accommode fort bien de la confiscation du pouvoir par quelques uns, de la dictature économique du capitalisme libéral et des inégalités sociales les plus évidentes. Il y a tromperie sur le terme (ou plus exactement manipulation) mais il faut être bien naïf pour se laisser prendre, d’autant que la duperie ne date pas d’hier. En effet comme l’explique Jacques Gaillard, « Quand on lit Platon, on n’oserait imaginer, en visitant sa République, à quel parti contemporain il cotiserait aujourd’hui, tant il aime l’ordre, méprise les métèques et abomine la démocratie (et les femmes : même s’il leur ménage un rôle dans la cité idéale, dans la cité réelle, il ne leur trouve d’autre mérite que de savoir tisser et faire des crêpes) » (République, V, 455) [1]. Déjà dans l’antiquité, les spécialistes avaient posé sur le beau concept de République leurs grosses pattes autoritaires.

De la Chose publique…

L’idéal de l’égalité sociale n’est pas né avec l’anarchisme et a pour beaucoup de prolétaires longtemps été synonyme de République. Opprimés par une noblesse qui, constituée en caste héréditaire, avait sans nuance confisqué à son profit fortunes, carrières et privilèges, une partie des révolutionnaires de 1789 ont cherché dans la République l’établissement d’une société égalitaire, sur le plan des droits mais aussi dans le domaine social et économique. De 1793 à 1795, ils vont chercher à établir une République qu’ils veulent véritablement universelle. Les Sans-Culottes, les Hébertistes et autres lecteurs du Père Duchêne, cherchent (et tâtonnent bien sûr) à réaliser par le biais de la République, ce que nous appellerions maintenant socialisme ou communisme. La déchristianisation, la limitation des fortunes et la redistribution des surplus aux indigents, le contrôle des prix pour éviter l’enrichissement des spéculateurs, ne peuvent nous laisser insensible. C’est par une réécriture idéologique de la bourgeoisie que nous résumons en général cette période du nom de son sinistre épilogue : la Terreur.

Leurs continuateurs, les prolétaires révolutionnaires de 1848 avaient encore l’espoir de faire de la République l’outil de l’égalité sociale. Gaston Leval explique avec clarté le mécanisme qui conduisit de leurs aspirations égalitaires à la victoire du Parti de l’ordre. « Ainsi en France la Révolution de février 1848 fut facile : bourgeois libéraux et prolétaires s’étaient unis pour renverser la monarchie de Louis-Philippe ; mais tout changeait quand, quatre mois plus tard les ouvriers voulurent implanter le socialisme. Alors les bourgeois furent solidaire des monarchistes […] » [2].

… à la République

La République a ainsi mis un siècle à s’établir, de la Révolution de 1789 aux années 1880, au prix du reniement des idéaux les plus honnêtes et des revendications prolétariennes. Dans ce contexte, le mouvement socialiste et l’aspiration au communisme libertaire est né pour partie de la prise de conscience par les révolutionnaires de l’impossibilité d’une République, qui au-delà des mots soit une véritable « chose publique » démocratique et égalitaire.

Le va et vient des restaurations monarchiques et des tentatives républicaines, tout au long du XIXe siècle aboutit donc à un ectoplasme de République, vidée de sa substance populaire et qui peut finalement convenir à tous les exploiteurs. Aujourd’hui il n’y a ainsi pas plus républicains que certains grands patrons, que la majorité des catholiques, et même que le Front national qui pourrait probablement, s’il prenait le pouvoir, retailler les oripeaux républicains aux mesures de son idéologie autoritaire. Le général de Gaulle a « sauvé » la République d’un coup d’État… par un coup d’État en 1958 et Bertrand Renouvin, chef d’un parti royaliste appelait en 1981 à voter François Mitterrand, d’ailleurs sans contresens aucun au vu des quatorze ans de règne de celui qui fut monarque sans couronne, mais avec cour et valets.

La République n’a pas réalisé l’égalité sociale, pas plus que la démocratie véritable. Sous les travers de la démocratie représentative elle a bâillonné les prolétaires et étouffé (parfois dans le sang) les révoltes. Si aujourd’hui, les perfectionnements du système répressif n’imposent plus à Jospin l’usage de la troupe si, à la différence de Clemenceau, il n’a pas besoin pour rappeler son rôle véritable de se proclamer « premier flic de France », il aime toujours à rassurer le bourgeois en faisant expulser les chômeurs qui occupent les ASSEDIC au nom de « l’ordre républicain ».

La hiérarchie demeure

Les hiérarchies se modifient pour que la hiérarchie demeure. Le système inégalitaire a besoin de temps à autre de donner l’apparence du changement, de la réforme et parfois même de la révolution, pour perdurer. Une catégorie d’exploiteur, la bourgeoisie, en a chassé une autre, la noblesse, pour maintenir actif un système alors à bout de souffle, en balayant au passage les aspirations populaires. Par la suite, le suffrage censitaire (qui n’autorisait que les plus riches à voter) a été remplacé par l’imposture du suffrage universel. Pourtant dans bien des communes, c’est souvent encore celui qui possède le plus qui détient le pouvoir. Le maire a longtemps et souvent été celui qui avait le plus de terres et de vaches avant d’être un pharmacien aisé avec une automobile allemande : quel progrès ! C’est tout le talent de la démocratie bourgeoise d’avoir réussi que tout change… sans que rien ne change ; à ce que l’explication demeure et même, raffinement suprême, à ce qu’elle soit acceptée par ceux qui en sont les victimes.

Les nouveaux défenseurs de la République

Pourtant, depuis les années 1980, chacun (et cela bien au-delà du cercle restreint des militants) s’est aperçu que les institutions républicaines battaient de l’aile, que le concept de République avait beaucoup de peine à se transcrire en réalité.

À droite on appelle au secours la fée libérale et la main invisible et supposée bienfaisante du marché. À gauche on se protège en reconstruisant dans le discours intellectuel le mythe du modèle français d’intégration républicaine. Cela permet à ceux qui ont dénoncé « l’école capitaliste » dans les années 70 de voler aujourd’hui au secours de l’école républicaine. L’idée de nation, indissociable en France de l’État et de la République, est ainsi avancée de manière aussi obsessionnelle que rhétorique. Exception culturelle et nationale pour le cinéma, services publics à la française, c’est incroyable ce que la nation porte en elle de bons sentiments. Ce mélange étrange, mais finalement réactionnaire, produit ces derniers temps des intellectuels — militants à la Bourdieu qui défendent à la fois la République, la nation et le prolétariat. Ils ont fait leurs premières armes de militants en décembre 1995, aux côtés des grèves de cheminots et de défense de la sécu. Ils s’y sont affirmés comme les défenseurs de l’État social, de la sécu et de la SNCF au nom de la spécificité nationale, et finalement d’un État républicain dont le service public constituait l’ossature. L’État, par le biais des services publics, apparaît alors comme le seul rempart face aux effets dévastateurs de la mondialisation et du capitalisme libéral. Toucher au service public, c’est ainsi porter atteinte à l’image que la France se fait d’elle même, à sa singularité et finalement à son nationalisme.

La conception que nous nous faisons des services publics est bien loin de celle-ci et il faudrait peut-être penser à le rappeler. Nous qui défendons la notion même de service public (c’est-à-dire collectif et non marchand), et pas celle de services rendus par l’État à un public de consommateurs (fussent-ils consommateurs de médecine), devons certainement clarifier rapidement nos positions pour que nos idées ne soient pas noyées dans la passion nationale et républicaine. Oui, nous défendons le service public. Nous voulons même l’étendre largement à des besoins comme les transports, l’eau, l’énergie, la santé, le logement. Mais non, nous ne défendons pas l’État républicain même par le biais du service public, parce que nous ne croyons pas qu’il soit un rempart contre le capitalisme libéral.

Franck Gombaud


[1Jacques Gaillard. Rome, le temps les choses, Actes Sud, p. 17.

[2Gaston Leval, Espagne libertaire 36-39. Éditions du Monde libertaire, p. 382.