Accueil > Archives > 1997 (nº 1065 à 1104) > 1104s, HS nº 9 (18 déc. 1997-29 janv. 1998) > [Le Partage de la révolte]

Le Partage de la révolte

une femme du Québec au Salvador et au Brésil, 1994-1996
Le jeudi 18 décembre 1997.

Au hasard des rencontres qui font la richesse du milieu libertaire, Anite est arrivée jusqu’à Paris. Depuis 1986, elle vit à Montréal, où elle a rejoint ses parents, immigrés portugais. Alors qu’elle était engagée dans le mouvement étudiant et dans des collectifs de femmes, Anite a voyagé au Salvador et au Brésil, rencontrant des ex-combattant(e)s du FMLN et des paysan(ne)s du Mouvement des sans-terre. Elle nous parle de son expérience, avec un regard lucide, sans lequel le mot solidarité perd tout sens.



Anite : En 1994, je suis allée au Salvador. C’était juste après les accords de paix. Nous sommes arrivés dans une petite communauté paysanne dépourvue de tout qui avait reçu quelques terres. Notre but était d’aider les gens du pays à bâtir une école. Le projet n’est pas allé très loin. Assez vite, j’ai pris contact avec des personnes liées au Parti communiste, qui avaient fait partie de la guérilla du FMLN [1]. À ce moment là, un des débats à l’ordre du jour était la formation de la nouvelle police nationale civile. Le FMLN avait beaucoup investi dans ce projet car il pensait pouvoir intégrer dans cette police une partie de ses guérilleros. Moi, j’étais très dubitative. Créer une police, cela voulait clairement dire se préparer à réprimer. La plupart des femmes de la guérilla ne pouvaient pas en faire partie, car elles étaient en dessous de la taille minimum prévue… De toute façon, pour moi, femmes ou hommes, ça aurait été pareil. C’était une police ! D’ailleurs, on parlait de cette police alors que le droit de manifester n’était même pas rétabli ! Ceux et celles qui avaient été dans la guérilla me disaient : « Tu n’as pas tort, mais nous on garde espoir. » Moi je leur répondais : « Vous gardez vraiment l’espoir, ou est-ce le parti que vous demande de garder espoir ? Les dirigeants du FMLN soutiennent des politiciens qui négocient avec le parti au pouvoir, l’ARENA. ; l’ARENA. et l’ONU_ organisent votre police civile et le peuple vote pour le FMLN. Le jour où le peuple se révoltera, qu’il fera grève et qu’il sera réprimé par la nouvelle police, comment le FMLN va justifier tout ça ? À la place du peuple, je tirerai comme conclusion que le FMLN a trahi. » Ils n’ont pas apprécié mes propos. Mais je n’allais pas me taire seulement parce que je n’étais pas née au Salvador ou parce que je n’avais pas fait la guerre. J’estime que personne n’a le droit de me dire que mon opinion n’est pas valable seulement parce que je ne suis pas née à tel ou tel endroit. Je l’ai assez entendu au Québec, en tant que fille d’immigrés. Je leur avais toujours dit que je n’étais pas une coopérante, que je n’étais pas venue juste pour étudier la situation, que j’étais quelqu’un qui partageait leur révolte.

Il y avait aussi la question des accords de paix. Le FMLN avait déposé les armes en accord avec l’ONU. Ils avaient lutté pour une vie meilleure, pour une réforme agraire, moins d’exploitation et, tout d’un coup, il n’y avait aucune garantie de réforme agraire, de meilleurs salaires. Le soir, les anciens guérilleros continuaient à prendre des chemins détournés pour rentrer chez eux. Pendant les élections, des militant(e)s qui s’étaient présenté(e)s sous l’étiquette du FMLN avaient été liquidés. En rendant les armes, le FMLN avait été obligé de déclarer toutes et tous ses militants. D’ailleurs, il n’était plus question de guérilla clandestine mais d’Armée du FMLN, avec tant d’hommes, tant de femmes, tant de fusils… Et les militantes et militants se retrouvaient avec une carte de l’ONU en poche, tous bien fichés ! Cela me mettait en rage : « Eh bien bravo ! Maintenant on sait qui tu es, comment tu t’appelles et on pourra te liquider quand on voudra ! » Je n’ai jamais vécu une situation de guerre. Mais il me semblait que je n’aurais jamais rendu mes armes à l’ONU_. Autant fuir le pays. Mieux valait être ailleurs qu’être fiché comme ça.

Plus tard, j’ai appris que tout le monde n’avait pas déposé les armes. L’organisation avait déclaré des gens qui n’avaient jamais fait partie de la guérilla et qui couvraient, de fait, des cadres de l’organisation qui restaient dans la clandestinité. À première vue, j’ai trouvé ça plus intelligent, encore que, à bien y réfléchir, c’était une attitude typique d’organisation verticale. Ceux et celles qui avaient prêté leur nom volontairement étaient désormais vulnérables face à l’État, alors que les dirigeantes et les dirigeants restaient dans l’ombre, à l’abri. Ça ne me plaisait qu’à moitié…

La révolte des femmes

Un an après, en 1995, j’ai décidé de retourner là-bas pour travailler avec des groupes de femmes. En 1994, les organisations que j’avais fréquentées étaient très hiérarchisées et en majorité composées d’hommes. Le Parti passait avant tout et l’organisation communautaire ne servait qu’à transmettre l’idéologie du Parti. Je voulais désormais voir comment les choses fonctionnaient du côté des femmes. À ce moment là, les organisations de femmes revendiquaient leur indépendance et leur autonomie par rapport aux partis. En 1995, le F FMLN était en train de se transformer en parti et des tendances se formaient. Les groupes de femmes en profitèrent pour réclamer plus d’autonomie, la possibilité de travailler au sein des organisations communautaires sans être liées au parti. Le groupe de femmes qui nous a reçu était organisé dans l’ADEMUSA (Association des femmes du Salvador). Elles se posaient la question : groupe de femmes et groupe politique sont-ils compatibles ? À travers elles nous avons aussi rencontré deux militantes du Parti communiste qui étaient des femmes avec une formidable expérience politique. Elles étaient plutôt déçues du processus de paix qui avait permis la démobilisation de la guérilla tout comme du mouvement social. Le travail de ce groupe consistait à sensibiliser les femmes du milieu urbain aux problèmes de la violence, de la santé et de l’éducation. Notre groupe à nous avait une approche féministe très anthropologique, c’est-à-dire que nous ne revendiquions pas la défense des femmes contre les hommes mais la lutte pour un genre humain différent, avec des attitudes différentes. Avec les communautés paysannes, l’ADEMUSA avait mis sur pied un système d’aide original. Les paysannes pouvaient emprunter de l’argent à une caisse communautaire pour financer leurs plantations. Ce n’était pas l’organisation de coopératives mais une forme d’entraide que je trouvais juste. Si telle paysanne ne pouvait pas rembourser, à cause de la sécheresse ou autre, la perte était repartie de façon égale entre toutes. Un problème se posait : les femmes recevaient l’argent et les hommes le dépensaient. À terme, l’équilibre du système se trouvait menacé. Là aussi le rapport de pouvoir entre les hommes et les femmes devenait déterminant. À contrecœur, l’ADEMUSA s’est vue obligée de demander aux hommes de consigner les prêts, afin qu’ils s’engagent aussi.

Cette deuxième année, j’ai vu la société différemment. En travaillant avec les groupes de femmes et avec les paysan(ne)s, je me suis rendu compte que tout n’allait pas bien. Les gens commençaient à critiquer l’idée d’une police civile, en disant ouvertement qu’on les avait trompés. L’espoir de 1994 n’y était plus. En vivant avec les femmes, on sent les problèmes de la survie du quotidien, bref, ce que j’appelle la double ou la triple oppression. La révolte des femmes est moins intellectualisée et subit moins de médiations, elle est plus spontanée et plus directe. J’avais, par exemple, rencontré une femme qui avait été dans la guérilla dans les années soixante-dix et à qui on avait donné un lopin de terre. Cette femme était très critique. Selon elle, la situation s’était aggravée après les accords de paix. Elle disait même regretter l’époque de la guérilla, la communauté de lutte et le fonctionnement égalitaire de ces années-là. Elle ne croyait pas à la politique officielle, électoraliste, du FMLN « Ceux qui avaient tout avant ont toujours tout et ceux qui n’avaient rien ont encore moins aujourd’hui ! ». Elle était aussi très remontée contre la réforme agraire, car seuls ceux et celles qui avaient quelques sous pouvaient se payer les terres soi-disant distribuées. En réalité cela changeait selon les régions. Là où la guérilla avait été puissante et où la paysannerie était très combative, les terres avaient été occupées. Compte tenu du rapport de force dans ces zones, les membres du FMLN avaient pu négocier la distribution des terres avec le gouvernement et les propriétaires. Mais on était loin d’une réforme agraire. Dans trois communautés proches du P.C. situées à des endroits différents, une communauté avait gagné les terres, une autre occupait et attendait qu’elles leur soient accordées et la troisième communauté achetait ses terres. Dans cette dernière, les gens avaient le choix d’acheter les terres de façon collective ou individuelle. Bien entendu ils allaient s’endetter, se tuer au travail et ensuite perdre à nouveau les terres au profit des banques, car ils n’arriveraient jamais à rembourser le prêt. Jamais ils ne pourraient devenir compétitifs. Dans la communauté où nous étions, le Parti communiste incitait les paysans à travailler la terre de façon collective. Mais personne n’écoutait. La mentalité était très individualiste même si la communauté avait réussi à bâtir une école. Pour ce faire, chaque famille donnait quelques heures de travail par semaine. C’était en majorité des réfugiés - paysannes et paysans déplacés d’autres régions. Il y avait aussi d’anciennes combattantes et d’anciens combattants, ainsi que des gens de la région ayant aidé la guérilla et qui avaient été forcés de fuir. En 1994, la communauté venait à peine de s’installer et je n’avais pas vu de séparations entre les maisons, pas de clôtures. Un an après, chaque famille avait délimité son foyer, son terrain, installé des portes, des serrures. Ça m’a étonné. La communication au niveau de l’espace n’existait plus. Les seuls qui ne l’avaient pas fait étaient ceux et celles qui partageaient l’idée de la collectivisation. Pour les autres, rien ne s’était passé dans leur esprit. Toujours l’idée selon laquelle tu peux vivre plus facilement dans la société si tu agis individuellement.

M.L. : Est-ce qu’il y avait un débat sur le pour et le contre de la collectivisation, ou est-ce que ce n’était qu’un mot d’ordre politique venu d’en-haut ? On pense à ce passage magnifique du film de Ken Loach, Tierra y Libertad, quand les paysans et les miliciens discutent ensemble du choix de la collectivisation.

Anite : Là où j’étais, jamais je n’ai assisté à de telles discussions. Je sais qu’en 1995 quelques paysannes et paysans s’étaient mis ensemble pour commercialiser leurs produits. Ce n’est pas grand chose vu d’ici ! Ça reste dans le cadre marchand, mais je vois là une amorce d’association entre les gens. Comme par hasard, c’était des gens qui avaient participé à la guérilla. J’ai aussi été dans une autre communauté où les terres avaient été occupées par les paysans. Seuls quelques membres de cette communauté avaient participé à la guerre, mais tous avaient vécu une expérience de solidarité, cachant chez eux des gens du FMLN Il émanait de tout cela un fort esprit communautaire, et des réalisations collectives concrètes avaient vu le jour : une garderie, une école, un poste de santé. D’après ce que j’ai compris, les terres n’étaient pas collectivisées alors que les achats de semences et la commercialisation se faisaient collectivement.

Ces expériences m’ont beaucoup fait réfléchir. La première année j’ai été invitée à parler publiquement, au nom de la solidarité internationale. J’ai demandé aux paysannes et paysans de travailler avec le FMLN À ce moment-là, la droite promettait aussi des fonds pour l’agriculture, des fonds qui n’arriveraient jamais jusqu’aux gens. Avec le FMLN, l’argent obtenu arrivait quand même au peuple. La deuxième année, je me suis dit que je ne pouvais plus leur parler de cette façon-là. Je connaissais mieux la situation et j’avais moins d’illusions. Certes, on a toujours besoin d’espoir, de croire à quelque chose… Qu’est-ce qui m’avait fait changer d’avis ? En 1995, le FMLN s’embourbait dans les compromis de l’accord de paix. L’enjeu était de plus en plus politique et la population continuait à vivre dans la misère la plus absolue. L’espoir dans le FMLN n’y était plus. On continuait à dire aux gens qu’il fallait y croire, alors que les dirigeant(e)s n’y croyaient plus eux-mêmes. Mais le choc est venu en 1995, lorsque j’ai vu le FMLN voter avec la droite, à l’Assemblée, pour la répression d’une grève ! Un seul député du FMLN, Dagoberto, communiste, a voté contre. Il y eut des arrestations, des ouvrières et ouvriers ont été jetés en prison et j’ai su par mes ami(e)s que dans les usines et les associations de quartier, les travailleuses et travailleurs demandaient des comptes au FMLN Exactement ce que j’avais craint en 1994 : « Il va y avoir une grève et vous allez la briser avec la Police nationale civile. L’ancien combattant, devenu flic, va arrêter le travailleur, les deux étant dans le même parti politique qui est soi-disant contre le régime en place. » Tout cela m’a beaucoup secouée. Aujourd’hui, quelle que soit la guérilla, je ne me pose même plus de question, je sais comment ça fonctionne et où ça mène : prendre le pouvoir pour faire les mêmes saloperies. Je n’y crois plus. Je me battrai même contre !

M.L. : Tu es ensuite partie pour le Brésil…

Anite : J’y suis allée, en 1996, avec un groupe d’ONG alternatives qui travaillaient avec le Mouvement des sans-terre (MST_). Nous avons débarqué dans une coopérative agricole située dans l’État de São Paulo. La coopérative était formée de cinq communautés agricoles qui se préparaient à occuper des terres pour en former une sixième qui s’appellerait communauté Chico Mendes - du nom du militant paysan écologiste assassiné. Afin de prévenir une éventuelle action policière, les paysannes et les paysans avaient installé leurs cabanes sur les terres de la coopérative déjà existante. De l’autre côté de la route se trouvait la terre qu’ils allaient occuper. Une nuit, l’assemblée paysanne a pris la décision d’occuper tôt le matin. « Voulez-vous y participer ? » Nous y sommes allés avec eux. Leur façon d’occuper ne consiste pas à mettre un drapeau sur le terrain, ni à y construire des maisons. Occuper c’est cultiver la terre. C’était l’époque des semailles et il fallait faire vite. Les gens venaient à peine de commencer à travailler, et voilà qu’arrive un type qui représentait le propriétaire. « Attendez, attendez ! La procédure légale n’est pas terminée, ça doit suivre son cours, peut-être qu’on va vous céder la terre, [etc.] ». Les gens l’ont laissé parler. Son discours a duré une bonne demi-heure ; les gens l’écoutaient tranquillement, les bras croisés. À la fin, un des paysans du MST lui a dit : « Le processus juridique est une chose. Vous avez vos avocats, nous avons les nôtres. Ça se passe là où ça doit se passer et ça suivra le cours normal. Mais nous, si nous voulons manger, nous devons cultiver la terre et nous devons planter maintenant  » C’était aussi simple que ça ! Très concret.

La distribution selon les besoin…

Tout de suite j’ai été impressionnée par le fort sentiment de solidarité. À chaque occupation, les membres des différentes communautés venaient prêter main-forte à la nouvelle communauté qui occupait. Les membres de la coopérative où nous étions vivaient assez bien ; ils mangeaient de la viande, ils avaient du lait, des céréales. En plus, ils fournissaient des vivres au campement Chico Mendes. Des personnes du campement travaillaient en dehors, dans les propriétés du village le plus proche, apportant un complément de revenu à la collectivité. La plupart étaient des paysannes et paysans pauvres de la région mais il y avait aussi des personnes qui venaient des bidonvilles de São Paulo. Ça c’est le résultat du travail que fait le MST dans les bidonvilles : « Vous êtes d’anciennes paysannes et d’anciens paysans. Vous ne trouverez jamais de travail en ville. Venez occuper des terres ! » Ce qui fait que celles et ceux qui prennent cette décision sont très déterminés et motivés. L’esprit du mouvement veut que chaque famille soit ensuite libre de participer ou non à la coopérative. On peut parfaitement participer à une occupation sans pour autant par la suite faire partie de la coopérative. Les militantes et militants du MST me disaient qu’ils n’essayaient jamais de convaincre les gens de collectiviser les terres. Après chaque occupation, il y avait un débat sur cette question, mais les choix étaient libres et non contraignants. Dans la majorité des communautés que j’ai visitées, les terres étaient collectivisées, même si chaque famille gardait un petit jardin. Mais je me souviens aussi d’une communauté où quelques familles avaient refusé la collectivisation et avaient gardé leurs lopins. Il faut dire que toutes ces expériences sont récentes. Les premières occupations datent d’il y a une douzaine d’années et des terres ne sont collectivisées que depuis trois ou quatre ans. Cela représente un énorme travail d’organisation. Avant l’occupation, un campement, c’est la confusion. Une coopérative a une vie collective bien organisée : des animaux, des plantations d’arbres et de fleurs, des ruches. Je ne dis pas que les communautés étaient écologiques, mais il y a un respect de la nature. Chaque famille ou individu a sa représentation au comité de la coopérative. On est très attaché à ce que les gens puissent s’exprimer. On essaye de respecter un principe : à chaque famille sa nourriture. Une famille qui a quatre enfants aura de quoi les nourrir même si elle fournit la même quantité de temps de travail qu’une famille de deux enfants. La distribution est faite selon les besoins de chaque maison. Tout ça en quatre ans ! Je me suis dit que ça valait vraiment la peine d’occuper.

L’action directe contre l’hypocrisie politicienne

Ici je fais une parenthèse pour comparer la situation du Brésil avec celle du Salvador. Les conditions sont très différentes. Au Salvador, la guerre civile a totalement épuisé les énergies. Tu n’allais pas occuper une terre alors que l’aviation était en train de bombarder la montagne… D’ailleurs le but du gouvernement était de détruire toute production agricole afin d’empêcher la guérilla de se nourrir. Au Brésil, la paysannerie pauvre mène des occupations depuis pas mal d’années déjà. Le MST est aujourd’hui très connu parce que la répression s’est intensifiée, avec l’assassinat de beaucoup de leurs militantes et militants par l’armée et la police, comme ce fut le cas de la communauté Macacheira dans l’État de Para, au nord du Brésil. Au Salvador, le choix était entre mourir de faim ou mourir les armes à la main. Au Brésil, le choix est entre mourir de faim ou occuper une terre pour se nourrir. Ça change tout ! Je suis jeune mais depuis que je suis née j’ai vu, au Portugal, au Canada, au Brésil, au Salvador, aux États-Unis, que l’être humain se laisse très difficilement mourir de faim. Même s’il faut voler, tuer, on le fera pour pouvoir manger. Au Salvador, la politique, les accords de paix, les sous à récupérer ici et là, tout cela a fini par neutraliser les pratiques d’action directe. Au Brésil, la résistance des grands propriétaires est énorme, ils ne veulent pas céder des terres, ni même les vendre. Les gens sont acculés, il ne leur reste que l’occupation. C’est un mouvement de masse très déterminé, et les gens continueront même si on leur tire dessus.

Certes, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi, derrière le MST, des forces politiques et syndicales anciennes, qui ont une assise dans la société brésilienne, le Parti des travailleurs (PT__) et la Centrale Unie des travailleurs (CUT_). Encore que les liens entre ces trois organisations semblent de plus en plus distendus. Il existe aussi toute une variété de courants politiques, plus au moins organisés : des maoïstes aux cathos de la théologie de la libération. À l’intérieur du MST s’expriment différentes idéologies. D’ailleurs, l’école de formation de cadres du MST se base sur les idées politiques du maoïsme, du Che et de Zumbi (le plus connu des chefs des révoltes des esclaves noirs du XVIIe siècle, les Quilombos). Personnellement, je ne crois pas qu’on ait besoin des enseignements maoïstes ou guévaristes pour occuper et cultiver une terre… Au contraire, ces idéologies peuvent même devenir un frein à la libre volonté d’occuper des terres et de gérer sa vie. Le passé politique du socialisme a démontré à quel point les maoïstes étaient et sont encore des rapaces, des chefs qui profitent des luttes des autres pour arriver à leur fins politiques. Aujourd’hui, le représentant officiel du MST, Stédile, fait tout un éloge de Marcos et des zapatistes. Moi, je m’en méfie ! La guérilla des temps contemporains ne pourra cacher très longtemps son hypocrisie politicienne derrière le passe-montagne. Il faut être clair : la majorité des chefs du M.S.T. sont des apôtres des idées de la gauche réformiste traditionnelle, renvoyant à un avenir lointain l’avènement de la justice sociale. Ils mènent la lutte pour une réforme agraire dans le cadre du système capitaliste actuel, qu’ils ne semblent pas remettre en question. Même si cela améliorera les conditions de vie de nombreuses personnes, les réformes demeurent des réformes et le système en place reste en place, ainsi que la propriété privée et les propriétaires. Il est vrai que, dans la pratique, les choses ne sont pas aussi simples qu’en théorie. Mais je me dis que si je militais là-bas au quotidien, je parlerais d’occupations pour l’abolition de la propriété privée, plutôt que de réforme agraire. Pourquoi continuer à parler de réformer le vieux monde au lieu d’en inventer un nouveau ? Jamais il n’est question d’agir pour une société fondée sur des bases nouvelles. Jamais le MST ne dit : « À bas l’État », ni même : « Autogestion généralisée sous contrôle populaire ». Je n’ai pas rencontré de libertaires actifs au sein du MST Peut-être qu’ils existent. J’ai, par contre, vu de nombreux cadres du PT qui ont un intérêt bien précis : tirer un profit électoraliste de ces révoltes.

« Pourquoi acheter la terre puisqu’elle nous appartient »

On peut avoir une analyse sociologique, voire journalistique des situations. Si on est militante ou militant d’un parti, on s’attarde aux formes d’organisation ou aux situations qui confortent nos analyses. Pour ma part, j’ai toujours été une sans-parti mais avec un parti pris pour la base. Au Salvador et au Brésil, j’ai voulu aller plus loin que le simple rejet de telle ou telle situation, personne ou organisation, sous prétexte qu’elles étaient inféodées à un parti ou à une idéologie. Sous chaque action humaine, il y a la richesse de la révolte contre nos conditions d’exploitation et cela aucun parti, aucune idéologie ne peut complètement le dévoyer. En allant voir derrière le miroir que me tendaient ces personnes j’ai voulu rencontrer l’authentique. Je me suis souvent trompée mais j’ai aussi vu la vrai vie en action.

Il arrive donc que, dans les coopératives, les paysannes et les paysans les plus impliqués soient liés à des groupes politiques. C’était le cas d’une dirigeante d’une des coopératives que j’ai visitée. J’ai beaucoup aimé cette femme : pour moi le fait qu’elle soit membre d’un parti ne changeait strictement rien. Ce qu’elle avait fait de sa vie, ce qu’elle avait construit, elle l’avait fait elle-même avec ses camarades. Ce n’est pas le PT qui l’avait fait pour elle, même si le parti lui avait servi d’appui. Cette femme venait du Nord. Son père était un paysan sans terre. Elle avait émigré à São Paulo pour travailler et économiser de l’argent dans le but de revenir au village acheter de la terre. C’était son rêve. Elle vivait dans un bidonville et, un beau jour, elle a décidé de partir avec le MST occuper des terres. Elle nous disait : « Quand j’étais jeune, jamais je n’aurais pu imaginer que je serais revenue ici et obtenir une terre sans la payer ! » C’était un message important : pourquoi acheter la terre puisqu’elle nous appartient ? On peut l’occuper !

Toutes les femmes que j’ai rencontrées n’étaient pas de cette trempe là. Un jour, j’ai été écouter Erundina, la dirigeante du PT qui a été maire de São Paulo. Elle avait une voix puissante et chaleureuse, elle parlait très bien et de façon envoûtante. Ce qu’elle disait me semblait génial. Jusqu’au moment où elle a dit : « Si vous votez pour moi, si je suis élue, si j’ai le pouvoir, je ferai ceci, je ferai cela. » Je me suis dit : « Mais comment ça ? Les capitalistes vont te financer ? Mais voyons donc ! Le pays est corrompu de A à Z, tout le monde achète tout le monde et toi tu vas faire tout ça juste parce que tu es élue ? » Son discours passait bien, trop bien. Et moi j’ai commencé à avoir des frissons partout, j’étais mal à l’aise devant cette démagogie. Parfois le PT peut paraître moins mauvais que les autres partis, car il est moins corrompu. Mais il ne peut faire que ce que les financiers et les capitalistes lui permettent de faire. Dans les mairies qu’il contrôle, il arrive que le PT réalise des projets financés par le FMI et la Banque mondiale. Ce n’est qu’un parti de gauche traditionnel qui a l’ambition du pouvoir. Je suis persuadée que le PT serait le premier à s’opposer à tout véritable mouvement d’autogestion sociale. Dans le MST et dans le mouvement associatif brésilien, il y a beaucoup de femmes. Les femmes ont une énorme capacité de survie et elles deviennent facilement le moteur de ces mouvements. Ce n’est pas propre au Salvador ou au Brésil. Depuis des siècles, les femmes ont été cantonnées à l’économie familiale, à l’économie locale, communautaire. Maintenant, les femmes sont majoritaires dans les organisations et les mouvements de base. Cela étant, y a des comportements politiques qu’adoptent aussi bien les hommes que les femmes. Erundina en est un bon exemple. Il faut dire toutefois que ce n’est pas parce que les femmes assument leur place qu’on respecte leur personne et leur engagement. Au Salvador, alors que les femmes ont massivement participé à la lutte, il a fallu qu’elles fassent pression sur le FMLN pour qu’il défende le droit à l’avortement libre et gratuit, alors qu’au front, les femmes pouvaient se faire avorter librement. Une fois engagé dans l’électoralisme, le parti avait oublié la belle philosophie égalitaire. Les femmes sont encore victimes de discriminations. Je ne serais pas surprise que cela se reproduise au Brésil, dans le MST, même si en théorie la direction dit respecter les droits des femmes.

Entre action directe et légalité

Revenons à la question du statut juridique de la terre. La plupart des terres occupées appartiennent à la zone d’application de la réforme agraire officielle : des terres qui n’ont jamais été distribuées. Il y a aussi les terres qui ont été distribuées au début des années 70 et qu’ensuite les paysans ont abandonnées. L’État avait donné des terres à des familles mais il ne leur avait pas donné les moyens de les exploiter, de les rentabiliser. Alors, ces paysans et paysannes, pressés par leur endettement et aussi sous la menace, ont revendu ces terres à des individus qui avaient de l’argent. C’est un développement classique dans toute réforme agraire capitaliste, qui aboutit invariablement à la concentration de la terre. Sauf que, au Brésil, d’un point de vue juridique, aussi bien la vente que l’achat étaient illégaux, puisque les terres appartenaient toujours à la zone de la réforme agraire administrée par l’État. Aujourd’hui, les mouvements d’occupation sont surtout motivés par cette situation d’illégalité. Le MST joue sur cette contradiction et les communautés qui occupent finissent presque toujours par se faire reconnaître le droit légal des terres occupées. C’est beau, car les gens se mobilisent mais, en même temps, ce sont des occupations légales et les gens le vivent comme tel. Peut-être que ça enlève un peu à la magie et au mythe de l’occupation, de l’action directe. Les propriétaire illégaux tirent, eux aussi, un petit profit de cette situation, puisqu’ils reçoivent parfois de l’argent du gouvernement. Mais ils réagissent moins violemment aux occupations que les autres propriétaires. Peut-être parce qu’ils savent qu’ils sont dans l’illégalité. Il y a aussi des occupations qui se font dans un cadre illégal, celles des grandes propriétés privées. Il s’agit là d’autre chose qu’une simple pression pour l’application de la loi. Quand le MST parle de victoire, en général il se réfère aux occupations légales. Parce que, partout ailleurs, surtout dans le Nord et le Nord-est, les gens se font tirer dessus et tuer. Même dans les occupations légales, dans une occupation tranquille comme celle à laquelle nous avons participé, lerisque est toujours présent. Il suffit que le propriétaire, au lieu d’appeler la police, engage quelques cangaceiros pour tuer la tête du MST local. Après tout, pourquoi feraient-ils appel aux militaires, ils ont leur propre armée de mercenaires ?

M.L . : Tu as dis « la tête du MST local ». Est-ce que le MST. est très hiérarchisé ?

Anite : Sur place, je ne me suis pas rendu compte. Au niveau local, il y a une représentante et un représentant du MST. Nous vivions sur les terres… nous avons eu peu de contacts avec l’appareil de l’organisation. Vu de l’extérieur, le MST paraît très structuré et hiérarchisé. Cela m’inquiète un peu quant aux orientations des occupations. Certains pensent que l’actuel gouvernement Cardoso joue une pseudo-neutralité sur cette question des occupations légales car il pense aux prochaines élections. Il laisse faire le MST tout en encourageant un peu les propriétaires à vendre des terres que, de toute façon, ils ne cultivent pas. Il se présente ainsi comme le sauveur d’une situation sociale très tendue. Quoi qu’il en soit, ni le MST ni les latifundiaires ne sont satisfaits de la position hésitante du gouvernement. Dans l’État de Para, avant le massacre de Macacheira, les propriétaires avaient déposé plus de trente demandes d’expulsion d’occupants de terres. Le gouvernement n’a pas donné suite à ces demandes comme il s’est refusé à soutenir les actions du MST Il semblerait que la police militaire, qui a assassiné 19 personnes, soit intervenue sur ordres des autorités locales stipendiées par les latifundiaires.

Je m’interroge. On mène une lutte, on y met toute notre énergie et on a l’impression qu’on a atteint un but. Et puis, au fond, nous ne sommes que des marionnettes. Quand ça intéresse l’État et les grands propriétaires fonciers de réduire les tensions sociales, ils cèdent… On nous donne tout ça, tout le monde y croit, on va voter et on reste des marionnettes. Et si ce n’est pas la droite, c’est la gauche qui en profitera.

M.L. : Nous vivons dans un système qui a toujours pu s’accommoder de la barbarie. Il y a aujourd’hui une surpopulation qui n’est pas nécessaire à la reproduction du système capitaliste. C’est parce que les gens luttent qu’un rapport de force se créé. Par la suite, bien sûr, le pouvoir peut intégrer cette lutte, en tirer profit. Penser que les gens sont des marionnettes me paraît simpliste. Ça ne dérange pas le pouvoir qu’on crève par milliers, dans les bidonvilles, dans des ghettos, où même dans des pays entiers. Si les gens résistent, alors là il faut courir derrière, essayer de rattraper le mouvement. C’est le travail des politiciens. En attendant les gens ont acquis une expérience de lutte collective et obtenu des résultats concrets par l’action directe. Dans la vision politique qui est la nôtre, c’est essentiel, non ?

Anite : Si. Mais je parlais du jeu des intérêts politiques, du pouvoir de récupération des forces politiques. Bien sûr il faut que les gens luttent. Je dirais moi aussi : « On a gagné ! » Tout en sachant que tout le monde est content, du gouvernement aux propriétaires. On sait que toute réforme dans ce genre de cadre social est éphémère.

Une réflexion plus générale, à propos du Brésil. La question de la terre, les occupations, ne doivent pas nous faire oublier la gravité du problème urbain, les bidonvilles et la violence barbare qui y règne, l’extermination des gens et la pauvreté en général. Bien sûr, une distribution des terres diminuerait la taille des problèmes, y compris dans les villes. En fait c’est un problème de répartition des richesses, voire d’accumulation de richesse. Pour une minorité, la terre représente toujours la richesse, alors que, pour la majorité, elle représente la nourriture et donc la survie.

M.L. : Peux-tu parler du travail que fait le MST dans les bidonvilles ?

Anite : Nous sommes allés dans la favela Vigàrio Geral, à Rio. C’est une de celles où il règne la plus forte violence. Le président de l’association des habitantes et habitants nous a parlé de leurs problèmes pour finir sur la nécessité de la réforme agraire. « Si on pouvait obtenir une réforme agraire viable, ça changerait de façon radicale ce qui se passe dans les bidonvilles. » Il faisait vraiment le lien entre leurs conditions de vie et la question agraire. Ceux qui partent avec le MST ont déjà travaillé la terre, ce sont des paysans récemment émigrés à la ville. On dit que le MST gagne désormais des adeptes parmi ceux qui vivent dans les rues des grandes villes et dont les conditions de vie sont encore pires que celles des habitants des favelas… Souvent, ils ne connaissent que la motoculture (le café, la canne à sucre, le tabac) ; ils doivent apprendre d’autres techniques agricoles pour produire à manger. Avec les jeunes c’est différent. Lorsqu’on est né dans un bidonville, et qu’on a quize, seize ans, on a un mode de vie très urbain et on ne part pas faire la réforme agraire. Être jeune dans un bidonville, c’est avant tout être confronté à la réalité de la violence, entre la police militaire et les gens du narcotrafic.

Pour finir, je voudrais revenir au MST. Je suis convaincue que les politiciens, les directions locales et nationales, cherchent à récupérer la lutte de ces milliers de personnes. Ainsi, malheureusement, ce mouvement peut parfaitement servir de tremplin pour l’élection de celui qui sera chargé de l’étouffer. L’espoir réside dans la détermination que les paysannes et paysans sans terre auront acquis dans la lutte, dans leur capacité d’auto-organisation et dans leur volonté de dépasser le simple cadre des réformes. Pour avoir marché au petit matin sur la terre rouge du Brésil avec ces paysans et ces paysannes expropriateurs, pour avoir vu briller dans leurs yeux un espoir où tout est permis, je souhaite de tout mon coeur que la lutte continue, là-bas comme ici.

Propos recueillis par Charles Reeve, à Paris, le 13 mai 1997.


[1F.M.L.N. : Front marxiste de libération nationale