Accueil > Archives > 1997 (nº 1065 à 1104) > 1104s, HS nº 9 (18 déc. 1997-29 janv. 1998) > [Leçons d’Octobre]

Leçons d’Octobre

à propos des 80 ans de la Révolution Russe
Le jeudi 18 décembre 1997.

La révolution russe provoqua un traumatisme dans le mouvement libertaire international dont, pensons-nous, il ne s’est pas encore remis.

Le soutien que certains anarchistes russes avaient apporté aux bolcheviks était fondé à l’origine sur le rejet par ces derniers de l’héritage parlementariste de la social-démocratie. Il leur avait tout d’abord semblé que c’étaient les bolcheviks qui s’étaient ralliés à leurs positions. Bien que ces illusions furent de courte durée, les libertaires russes continuèrent de soutenir le régime contre les menaces de rétablissement de l’ordre antérieur.

Il y a cependant un contraste curieux entre la rapidité et la pertinence avec laquelle les anarchistes analysèrent la nature du régime, les résolutions du mouvement anarcho-syndicaliste en font foi, et l’absence de réaction organisée et cohérente du mouvement en Russie, alors même que pendant ce temps les libertaires ukrainiens développaient à la fois une lutte armée et des réalisations constructives au niveau de l’organisation économique. Les choses se passent comme si, au sein de l’anarchisme russe, il n’y avait pas eu de relais avec les combats des anarchistes ukrainiens. « Que l’on imagine ce qu’une organisation du type de l’Alliance bakouninienne aurait pu réaliser, dit Alexandre Skirda : adopter un point de vue général, le faire connaître, définir une ligne de conduite pratique et la mettre en œuvre. [1] »

L’après-révolution russe provoqua, directement ou indirectement, dans le mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste international trois types de réactions.

La synthèse anarchiste

1. La première fut la « synthèse anarchiste » de Sébastien Faure, reprise par Voline. Constatant les divisions internes, tant théoriques qu’organisationnelles, du mouvement anarchiste en Russie, Voline propose une synthèse des différents courants du mouvement : anarchiste-communiste, anarcho-syndicaliste, individualiste [2]. Ces courants sont apparentés et proches les uns des autres, dit Voline, ils n’existent qu’à cause d’un malentendu artificiel. Il faut donc faire une synthèse théorique et philosophique des doctrines sur lesquelles ils reposent, après quoi on pourra en faire la fusion et envisager la structure et les formes précises d’une organisation représentant ces trois tendances.

Le premier commentaire qu’on pourrait faire est que l’approche de Faure et de Voline ressemble fort à de l’éclectisme, c’est-à-dire cette démarche qui consiste à prendre dans diverses doctrines ce qu’elles sont censées avoir de meilleur en laissant le reste, et à en faire un « cocktail ». Cette démarche, que Bakounine attaque férocement chez Victor Cousin, est qualifiée de « plat métaphysique » et de « vinaigrette philosophique ».

Ensuite, une synthèse n’est pas une fusion. Faire la synthèse de plusieurs idées consiste à envisager ce qu’elles ont de commun, d’opposé, et ensuite de dépasser ces concordances et ces oppositions. Une synthèse, c’est quelque chose d’autre, différent en nature, des éléments qui la composent. Si une synthèse des éléments qui composent l’anarchisme était envisageable, on n’aurait pas une adjonction de ces éléments qui cohabiteraient grâce à la « tolérance » qu’ils auraient l’un pour l’autre, mais quelque chose d’essentiellement différent, ce qui n’a jamais été le cas dans les organisations se réclamant de la synthèse.

La plate-forme d’Archinov

2. Si Archinov ne fut pas le seul à s’interroger sur l’échec du mouvement anarchiste russe, il fut l’un des seuls à tenter d’en tirer les conclusions pratiques. Il fit en tout cas une critique impitoyable du mouvement. Certes, Archinov fait le constat qu’ » aucune théorie politico-sociale n’aurait pu se fondre aussi harmonieusement avec l’esprit et l’orientation de la révolution. Les interventions d’orateurs anarchistes en 1917 étaient écoutées avec une confiance et une attention rare par les travailleurs ». Mais, dit-il, « il aurait pu sembler que l’union du potentiel révolutionnaire des ouvriers et des paysans, et de la puissance idéologique et tactique de l’anarchisme, représenterait une force à laquelle rien n’aurait pu s’opposer. Malheureusement, cette fusion n’eut pas lieu. Des anarchistes isolés menèrent parfois une activité révolutionnaire intense au sein des travailleurs, mais il n’y eut pas d’organisation anarchiste de grande ampleur pour mener des actions plus suivies et coordonnées (en dehors de la Confédération du Nabat et de la Makhnovchtchina en Ukraine). Seule une telle organisation aurait pu lier idéologiquement les anarchistes et les millions de travailleurs [3]. »

Malheureusement, dit encore Archinov, les anarchistes se bornèrent pour la plupart à des activités limitées de petits groupes, ils ne sortirent pas de leur coquille groupusculaire, « au lieu de s’orienter vers des actions et des mots d’ordre politiques de masse ». Ils préférèrent « se noyer dans la mer de leurs querelles intestines » et ne tentèrent pas une seule fois « de poser et de résoudre le problème d’une politique et d’une tactique communes de l’anarchisme ». « Par cette carence, ils se condamnèrent à l’inaction et à la stérilité pendant les moments les plus importants de la Révolution sociale ».

Les causes de cet état catastrophique résident dans l’éparpillement du mouvement, la désorganisation, l’absence d’une tactique collective qui ont presque toujours « été érigés en principes chez les anarchistes ». Cette expérience tragique a « mené les masses laborieuses à la défaite ». Les masses laborieuses sont instinctivement attirées par l’anarchisme, « mais elles n’œuvreront avec le mouvement anarchiste que lorsqu’elles seront convaincues de sa cohérence théorique et organisationnelle ».

Dans un autre texte, Archinov réfute l’idée que seule la répression du pouvoir a empêché l’anarchisme de se développer en Russie. La répression bolchevique ne fut qu’une des causes, l’autre étant « l’absence d’un programme pratique déterminé au lendemain de la révolution [4] »

Réfugié à Berlin, Archinov édite Le Messager anarchiste, en russe, dont sept numéros paraissent entre 1923 et 1924. Makhno et Archinov décident de s’installer à Paris où ils fondent la revue Dielo Trouda. En 1926, ils publient un projet de plate-forme organisationnelle pour une Union générale des anarchistes, connue sous le nom de « plate-forme d’Archinov », mais qui est l’œuvre d’un collectif de militants. Toute la production du groupe à l’époque va consister à faire l’analyse critique de l’intervention des anarchistes pendant la révolution et à proposer des solutions, valables non seulement pour la Russie mais aussi pour le mouvement international. La principale raison de l’échec du mouvement anarchiste réside dans « l’absence de principes fermes et d’une pratique organisationnelle conséquente ». C’est pourquoi il est indispensable que soit élaboré un programme homogène et cohérent.

La plate-forme se subdivise en trois parties :

  • Une partie générale établissant les principes fondamentaux du communisme libertaire ;
  • Une partie constructive concernant les problèmes de la production, de la consommation, de la défense de la révolution ;
  • Une partie consacrée aux principes généraux de l’organisation anarchiste, la nécessité de la cohérence idéologique, tactique, la responsabilité collective, le fédéralisme, etc.

Malatesta rédigea une Réponse à la plate-forme dans laquelle il déclare que les camarades russes sont « obsédés du succès des bolchevistes dans leur pays ; ils voudraient, à l’instar des bolchevistes, réunir les anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l’assaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société [5].

Les opposants à la plate-forme font en réalité une confusion. Pour quiconque ne se contente pas d’à-peu-près et de préjugés, et se donne la peine d’entrer dans le système bolchevik pour le comprendre, il n’y a aucune possibilité de l’assimiler aux positions défendues par Archinov et Makhno, quelles que soient les divergences qu’on puisse avoir avec ces militants par ailleurs. Il y a cependant un point de rencontre, qui ne tient pas à la similitude essentielle des deux optiques, mais à la similitude des conditions objectives à partir desquelles ces deux optiques ont été élaborées, c’est-à-dire une société semi-féodale sous-industrialisée. Bolchevisme et « plate-formisme » sont tous deux le produit d’un même environnement, ce qui ne signifie en rien qu’ils sont équivalents, mais signifie à coup sûr qu’ils sont inadéquats à une société industrielle développée et à une classe ouvrière nombreuse et organisée. Il y a de fortes probabilités que le « plate-formisme », s’il était devenu hégémonique dans la classe ouvrière occidentale, lui aurait fait subir une régression de même ampleur que ne l’a fait le bolchevisme.

Les réponses à la plate-forme

Ce sont essentiellement les principes organisationnels de la plate-forme qui choquèrent les principaux porte-parole du mouvement anarchiste européen, principes pourtant très vaguement exposés. Archinov déclare en effet qu’il « ne peut y avoir de droits sans obligations, comme il ne peut y avoir de décisions sans leur exécution ». Le fait qu’une décision doive être appliquée une fois qu’elle a été collectivement décidée semble être compris comme une atteinte à la liberté et à l’indépendance individuelle. Le principe de la responsabilité collective est férocement attaqué, c’est-à-dire l’idée que chaque militant de l’organisation représente cette organisation dans ses actes et est responsable devant elle, de même que l’organisation est l’expression des militants individuels.

Une relecture attentive de la « plate-forme » ne révèle rien que de très banal pour quiconque est adhérent d’une banale association, rien qui prête à la diabolisation. L’insistance d’Archinov sur le fait que la « plate-forme » était un projet négociable dont certains aspects pouvaient être adaptés aurait pu rassurer les anarchistes de l’époque. L’historien qui s’interrogera sur le rejet de cette plate-forme par le mouvement anarchiste des années 20 devra sans doute examiner de près quelle était la composition sociologique du mouvement à l’époque, à quelle type d’activité il se consacrait, et dans quels milieux. Le militant qui relit ce document aujourd’hui se plaît à se demander pourquoi diable Archinov et Makhno se sont exilés en France plutôt qu’en Espagne [6]

La démarche d’Archinov apparaît incontestablement comme une réaction de classe d’un militant ouvrier révolutionnaire face à des petits-bourgeois : dans le numéro 23-24 de la revue, il écrit que « les auteurs de la plate-forme partaient du fait de la multiplicité des tendances contradictoires dans l’anarchisme, non pas pour se donner la tâche de les unir en un tout, ce qui est absolument impossible, mais d’effectuer une sélection idéologique et politique des forces homogènes de l’anarchisme et en même temps de se différencier des éléments chaotiques, petits-bourgeois (libéraux) et sans racines de l’anarchisme ».

L’accent mis sur l’aspect « autoritaire », sur l’essence « bolchevique » de la plate-forme masque son contenu réel. Partisans de la plate-forme et partisans de la synthèse, focalisés sur les divergences qui les opposaient, ont ainsi évité de constater certains points essentiels qui les unit et sont ainsi passés à côté du véritable débat. En somme les désaccords entre partisans de la plate-forme et les partisans de la synthèse sont moins grands que ce qui les unit.

Ainsi, Malatesta reconnaît qu’il est « urgent que les anarchistes s’organisent pour influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et l’émancipation » ; il reconnaît également que « la plus grande force de transformation sociale est le mouvement ouvrier (mouvement syndical) » et que « de sa direction dépend, en grande partie, le cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la prochaine révolution ». C’est pourquoi « les anarchistes doivent reconnaître l’utilité et l’importance du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action ». Mais, dit Malatesta, « ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution ». Il en découle « la pressante nécessité d’organisations proprement anarchistes, qui, à l’intérieur comme en dehors des syndicats, luttent pour l’intégrale réalisation de l’anarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de corruption et de réaction ».

La plate-forme ne dit rien d’autre. « En unissant les ouvriers sur la base de la production, le syndicalisme révolutionnaire, comme du reste tout groupement professionnel, n’a pas de théorie déterminée ; il n’a pas une conception du monde répondant à toutes les questions sociales et politiques compliquées de la réalité contemporaine. Il reflète toujours l’idéologie de divers groupements politiques, de ceux notamment qui œuvrent le plus intensément dans ses rangs. » C’est pourquoi les auteurs de la plate-forme estiment que « les anarchistes doivent participer au syndicalisme révolutionnaire comme l’une des formes du mouvement ouvrier révolutionnaire ». « Considérant le syndicalisme révolutionnaire uniquement comme un mouvement professionnel de travailleurs n’ayant pas une théorie sociale et politique déterminée et, par conséquent, étant impuissant à résoudre par lui-même la question sociale, nous estimons que la tâche des anarchistes dans les rangs de ce mouvement consiste à y développer les idées libertaires, à le diriger dans un sens libertaire, afin de le transformer en une armée active de la révolution sociale. »

De leur côté les anarcho-syndicalistes ne niaient pas qu’un mouvement syndical sans doctrine n’était qu’une masse de manœuvre pour les organisations politiques. Ils proposaient un autre modèle, fondé sur un autre type de rapport entre minorité révolutionnaire et organisation de classe. Ce modèle existait déjà depuis 15 ans en Espagne, et il était en train de se mettre en place en France précisément au même moment où la plate-forme d’Archinov était publiée. Ce modèle était fondé sur le constat que le mouvement anarchiste ne peut avoir une existence de masse que lorsqu’il crée lui-même une organisation de masse.

La réponse syndicale

3. Des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes contribueront à la formation du parti communiste en France. Certains d’entre eux le quitteront assez rapidement. Monatte, Rosmer et Delagarde seront exclus en décembre 1924. Il faut garder à l’esprit un fait qui a été peu souligné : pour beaucoup, la Révolution russe était le prélude à l’extension de la révolution en Europe. Dans cette perspective, soutenir la révolution russe, quel qu’en fût le caractère, était vital. « La révolution cessera bientôt d’être russe pour devenir européenne », écrit Monatte à Trotski le 13 mars 1920. Tom Mann, un syndicaliste révolutionnaire britannique (et fondateur en 1921 du parti communiste britannique), dira les choses clairement : « Bolchevisme, spartakisme, syndicalisme révolutionnaire, tout cela signifie la même chose sous des noms différents. » Nombre de militants syndicalistes révolutionnaires ne virent pas de différence entre les soviets et les bourses du travail, qui de fait remplissaient le même office : rassembler les travailleurs, et par extension la population laborieuse d’une localité sur des bases interprofessionnelles.

Il y avait, outre l’anti-parlementarisme [7], nombre de similitudes entre les positions du syndicalisme révolutionnaire et celles des bolcheviks, qui expliquent l’adhésion de certains militants au communisme. Ces similitudes seront surtout soulignées par les bolcheviks eux-mêmes, soucieux d’attirer à eux les militants ouvriers les plus actifs. Charbit, Hasfeld, Martinet, Monatte, Monmousseau, Rosmer, Sémard et d’autres en firent partie. Dire, avec Brupbacher, que le syndicalisme révolutionnaire accomplit son suicide est exagéré. Si ces militants ont manqué de discernement, c’est là une chose qu’on peut difficilement leur reprocher. Il reste que ce manque de discernement n’était pas une fatalité : Gaston Leval, se rend à Moscou en 1921 comme délégué adjoint de la C.N.T. espagnole pour prendre part au congrès constitutif de l’Internationale des syndicats rouges. Ce qu’il voit en Russie, il est vrai qu’il ne s’est pas contenté de suivre les parcours fléchés officiels, le persuade que la révolution se dévoie vers une dictature de parti [8]. Le rapport qu’il fera au congrès de Saragosse en 1922 persuadera la C.N.T. de ne pas adhérer à l’Internationale syndicale rouge, ce qui évitera à celle-ci le processus de « bolchevisation » subi par d’autres centrales syndicales européennes. En 1922 se constituera, en concurrence de l’Internationale syndicale rouge, l’A.I.T. seconde manière.

On peut dire que c’est l’accélération de l’histoire, consécutive à Octobre, qui a imposé aux différents courants présents dans le mouvement ouvrier de se démarquer clairement. Si on peut regretter que l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire n’aient pas conservé leur position dominante en France, sur le plan international la situation était très encourageante : l’A.I.T. avait des sections dans 24 pays et regroupait des millions de travailleurs. Son déclin est moins le résultat d’une prétendue inadaptation aux temps nouveaux que la conséquence des massacres de la guerre, du fascisme, du nazisme et du stalinisme.

Après l’assassinat de syndicalistes par des communistes, à la maison des syndicats à Paris, le 11 janvier 1924, des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes révolutionnaires s’engagèrent dans la formation d’une nouvelle centrale syndicale, la C.G.T.-S.R. Les Unions départementales de la Somme, de la Gironde, de l’Yonne, du Rhône, la fédération du bâtiment, se groupèrent dans une Union fédérative des syndicats autonomes de France, puis se confédérèrent les 1er et 2 novembre 1926 à Lyon.

La nouvelle organisation conteste l’idée de neutralité syndicale telle qu’elle est affirmée dans la charte d’Amiens, notamment le paragraphe où « le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. »

La C.G.T.-S.R. désormais affirme la nécessité, pour le syndicalisme, non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l’écho des conditions d’admission à l’Internationale communiste qui préconisaient la constitution de fractions communistes dans les syndicats afin d’en prendre la direction. La constitution de la C.G.T.-S.R. est incontestablement la réponse de l’anarcho-syndicalisme aux conditions nouvelles créées par le nouveau régime bolchevique ; elle est également le pendant des tentatives faites par la plate-forme d’Archinov d’adapter le mouvement libertaire à ces nouvelles conditions. Il est significatif que la plate-forme d’Archinov et la charte de la C.G.T.-S.R. datent de la même année : les deux documents sont inséparablement liés et devraient être analysés en parallèle, comme deux réponses au même problème.

La charte de Lyon de la C.G.T.-S.R. affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » : « l’opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne reconnaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la C.G.T.-S.R. à cesser d’observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu’ici traditionnelle ».

Les documents de constitution de la C.G.T.-S.R. offrent une véritable réflexion sur le contexte de l’époque, notamment sur la crise mondiale qui se prépare, sur la montée du fascisme (ce que ne fait pas la plate-forme d’Archinov), et formulent un véritable programme politique. Avec son comité confédéral national, sa commission administrative, son bureau et ses deux secrétaires, elle devait elle aussi apparaître comme particulièrement « autoritaire » à certains anarchistes.

Une tactique révolutionnaire est esquissée concernant les rapports avec les autres forces révolutionnaires, à la fois dans l’action revendicative quotidienne et en cas de révolution. Un programme revendicatif est proposé, qui s’inscrit à la fois dans le cadre de revendications quotidiennes tout en présentant un caractère de préparation à la transformation sociale. On retrouvera, curieusement, les principaux thèmes, réadaptés évidemment, de ce programme revendicatif dans… le programme de transition de Trotski, dix ans plus tard !

Sur cette période, A. Schapiro écrivit en 1937 : « La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première internationale entre Marx et Bakounine eut un écho à la distance de presque un demi-siècle dans la scission historiquement inévitable au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre. Contre la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences de partis politiques dénommés "ouvriers", un nouveau mouvement, basé sur l’action directe des masses en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes de la guerre 1914-1918. L’anarcho-syndicalisme réalisait la seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et contre l’État, et d’une réédification, sur les ruines des régimes déchus, d’une vie sociale libertaire. »

Le débat reste ouvert sur la question du mode d’intervention des libertaires, qu’ils soient anarcho-syndicalistes ou anarchistes-communistes. L’expérience historique de la social-démocratie et du léninisme a disqualifié ces deux mouvements dans leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme. Quatre-vingts ans après Octobre, cinquante ans après la charte de la C.G.T.-S.R. et la plate-forme d’Archinov, les circonstances imposent que le mouvement ait une apparition propre, au grand jour, comme alternative à la politique social-démocrate réformiste ou radicalisée, au syndicalisme réformiste, intégré à l’État et dominé par des partis politiques.

La révolution de demain ne sera ni la répétition de la révolution russe ni celle de la révolution espagnole. La société capitaliste a subi des transformations qui rendent impossible de telles éventualités. Il n’y a plus de palais d’Hiver à prendre et, d’autre part, il n’y a plus d’organisation révolutionnaire de masse proposant un modèle de société dans lequel le prolétariat se reconnaisse.

Bakounine disait que le socialisme « ne trouve une réelle existence que dans l’instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, et quand cet instinct, cette volonté, cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants. » Il désigne là les trois directions dans lesquelles les militants révolutionnaires doivent encore aujourd’hui s’orienter.

René Berthier — groupe Février (Paris)


NB : Cette article est composé d’extraits d’un texte réalisé à l’occasion de la semaine sur les 80 ans de la Révolution russe sur Radio libertaire et ne peut donc refléter l’intégralité de la réflexion de l’auteur sur le sujet


[1Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l’organisation, de Proudhon à nos jours, éditions A.S., 1987.

[2Dans le débat sur la « synthèse », l’individualisme disparaît vite par la trappe. Après tout, quel besoin pour un individualiste de s’organiser (sinon pour empêcher ceux qui ne le sont pas de le faire) ? Il n’entre pas dans le cadre de ce travail de développer cette question, mais rappelons que la critique féroce de l’individualisme par Bakounine est en même temps une critique de l’idéologie bourgeoise et de l’État. La liberté individuelle absolue est une notion métaphysique qui ressortit de l’idéalisme. La condamnation absolue, faite par Bakounine, du nihilisme des philosophes post-hégéliens - dont Stirner faisait partie - conduit inévitablement à la question : si Bakounine est anarchiste, Stirner ne l’est pas (et inversement). Dans la doctrine anarchiste, il y a une théorie de l’individu qui est infiniment plus riche que l’« individualisme » de Stirner ; cela ne suffit pas pour dire que l’anarchisme est de l’individualisme ni que Stirner est anarchiste… Le seul fait de nier l’existence de classes sociales et leur antagonisme devrait suffire à disqualifier en tant qu’anarchiste quiconque défendrait ces positions.

[3« Les 20 octobres », op. cit. p. 193

[4« Les Problèmes constructifs de la révolution sociale », 1923, in Les Anarchistes russes et les Soviets, Spartacus, p. 198.

[5Errico Malatesta, Réponse à la plate-forme : anarchie et organisation, brochure du groupe 19 Juillet.

[6Des anarchistes espagnols contactèrent Makhno en 1931 pour qu’il prenne la direction d’une guérilla en Espagne du Nord. Il écrivit en 1932 dans un journal anarchiste russe des États-Unis : « À mon avis, la F.A.I. et la C.N.T. doivent disposer […] de groupes d’initiative dans chaque village et chaque ville, et ils ne doivent pas craindre de prendre en mains la direction révolutionnaire stratégique, organisationnelle et théorique du mouvement des travailleurs. Il est évident qu’ils devront éviter à cette occasion de s’unir avec des partis politiques en général, et avec les bolcheviks-communistes en particulier, car je suppose que leurs commensaux espagnols seront les dignes émules de leurs maîtres. » Cité par Alexandre Skirda, Les Cosaques de la liberté, p. 330, éd. J.-C. Lattès.

[7Lénine se plaignait que la lutte antiparlementaire avait été abandonnée aux anarchistes.

[8Il rencontre Rosmer, Victor Serge, Marcel Body, Voline (qu’il fait libérer de prison dans des circonstances rocambolesques) Alexandre Schapiro, Emma Goldmann, Alexandre Berckmann, mais aussi, du côté bolchevik, Chliapnikoff, Alexandra Kollontaï, Lénine, Trotski, Boukharine.