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Le Beurre et l’argent du beurre

Le jeudi 25 décembre 2003.

Par le biais d’une propagande redoutablement efficace, l’une des idées reçues les plus vivaces aujourd’hui consiste à exprimer que les services publics fonctionnent mal, coûtent cher, et que seul le secteur privé, performant par nature, peut rendre des services de qualité à la société.



Nous devons rétablir la vérité : la prétendue réussite du secteur privé ne résulte ni du talent ni du travail acharné, valeurs véhiculées par les tenants du libéralisme, mais de choix politiques effectués par les gouvernements, soutenus par les institutions qui profitent de la mondialisation pour alimenter de plus en plus avidement les grandes entreprises.

La concentration à l’œuvre

La logique du capital (accumulation, concentration) explique aujourd’hui l’explosion de fusions et d’acquisitions (en 1997, les fusions impliquant les compagnies américaines ont totalisé à elles seules 1 000 milliards de dollars). La survie n’est assurée (provisoirement) qu’au prix d’une croissance sans fin, d’une expansion continue, phénomènes présentés comme irréversibles. Selon Steven Gorelick (Les Gros raflent la mise, Écosociété), on compte aujourd’hui environ 40 000 transnationales qui, à elles seules, représentent les trois quarts de toutes les importations et exportations mondiales. Par ailleurs, en 1995, quarante-huit des cent économies les plus puissantes du monde n’étaient pas des pays mais des multinationales.

Le développement de ces firmes n’est évidemment pas le fruit du hasard. Que ce soit par la mise en place d’infrastructures, l’attribution de subventions, les incitations fiscales, les crédits affectés à la formation ou à la recherche-développement, les réglementations sur mesure, la prise en charge des pertes financières ou les privatisations, c’est bien la puissance publique qui entretient en permanence le secteur privé, les mécanismes légaux et illégaux propres au système capitaliste assurant le reste pour éliminer les concurrents de petite taille.

Les infrastructures

L’investissement en infrastructures constitue sans doute l’exemple le plus frappant de cette collaboration entre les pouvoirs publics et les milieux d’affaires. Autoroutes, voies ferrées, aéroports, ports et terminaux, centrales électriques, équipements de télécommunication, barrages, satellites, etc. Combien de milliers de milliards d’argent public ont-ils été dépensés pour satisfaire aux exigences de la grande industrie ? Car les gigantesques réseaux de transport n’ont pas été construits pour que les prolétaires accomplissent leur promenade du week-end, mais bien pour que les monstres économiques puissent acheminer rapidement, de manière fiable, sur de longues distances, des matières premières, des produits agricoles et manufacturés, de grandes quantités d’énergie bon marché. Les immenses réseaux de communication n’ont pas été mis au point pour que le résident du square puisse expédier ses cartes postales, mais bien pour que des chefs d’entreprise soient en mesure de prendre des décisions rapides, de fournir des ordres dans l’instant, de coordonner des activités et de faire circuler des masses d’argent considérables à la vitesse de la lumière. Et même les « projets de développement » du tiers-monde n’ont souvent eu qu’un but : faciliter l’accès des grandes entreprises aux ressources et aux marchés des pays du Sud.

L’exemple le plus significatif de la domination des multinationales permise par l’argent public est sans doute celui des transports aux États-Unis, car sans cette volonté politique, jamais ces firmes n’auraient pu atteindre seules un tel degré de puissance.

C’est dans les années 1820 que la construction du chemin de fer a débuté. Ce sont plus de 90 millions d’hectares qui, aux États-Unis sont passés du domaine public aux mains des compagnies ferroviaires en quelques décennies. Et, comme le fait remarquer Steven Gorelick dans Les Gros raflent la mise, le gouvernement américain n’a pas seulement subventionné la construction du chemin de fer, mais a également eu recours à son armée pour protéger les trains et les colons des indigènes américains dont les terres étaient confisquées. C’est donc grâce à l’essor du chemin de fer, c’est-à-dire à l’argent public, que de grandes entreprises ont pu amasser des profits gigantesques, en bénéficiant de la possibilité d’acheminer sur de longues distances et dans un temps relativement court de nombreuses marchandises.

Le deuxième exemple est celui du transport par route. Dans les années 1920, très peu d’Américains possédaient une voiture, et un réseau de tramways suffisamment développé et fiable permettait à l’ensemble de la population de s’en dispenser… Ce qui ne correspondait pas aux intérêts des constructeurs automobiles. À partir de cette période, après avoir pris soin de laisser se détériorer ce système de transport public, ces réseaux locaux ont été achetés et systématiquement détruits par un consortium de compagnies liées à l’automobile. Les transports publics rendus inexistants, la voiture devenait ainsi une nécessité !

Et — suprême coïncidence — dans les trois derniers quarts du siècle, l’infrastructure de transports sur route a connu un développement considérable. En 1994 (cité par Steven Gorelick), on comptait plus de 280 000 km de routes dans le système national à lui seul, incluant 72 000 km d’autoroutes, auxquels il faut ajouter 155 000 km de « voies rapides principales ». Au total, les camions ont parcouru 290 milliards de kilomètres en 1994 seulement sur les autoroutes ! Des bénéfices énormes… grâce à la manne publique !

Les privatisations

Si la mise en œuvre d’infrastructures a probablement constitué l’élément déterminant dans la course au gigantisme, les privatisations représentent l’outil complémentaire indispensable. Au début des années 1980, la concurrence fait rage, et toutes les multinationales sont à l’affût pour accroître leurs profits. Un domaine encore inexploré, le secteur public, suscitera toutes les convoitises en offrant une chance inespérée d’expansion. Les gouvernements et les grandes institutions internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE, Gatt, Berd, etc.) allaient orchestrer ce qui deviendra le plus grand hold-up de tous les temps. Depuis plus de vingt ans, des milliers d’entreprises ont été privatisées dans le monde. On a même fait mieux : injecter des capitaux publics dans un secteur privé déficitaire, remettre en état l’outil de travail et le céder à nouveau au secteur privé ! Le « partenariat » conçu comme une œuvre de salut… privé !

Des domaines « classiques » (chemins de fer, hydrocarbures, eau, électricité, gaz) mais aussi des secteurs d’avenir (informatique, électronique, télécommunications) ont été jetés en pâture aux grands prédateurs. Les administrations nationales et les intérêts nationaux constituaient des obstacles trop sérieux au grand marché unique. À travers le démantèlement des monopoles d’État, « structures monolithiques et inefficaces du passé », il s’agissait bien de détruire les services publics parce que, d’un point de vue libéral, un service public n’est rien d’autre qu’un manque à gagner pour une entreprise privée ! C’est à cette destruction que se sont attachées les classes politiques sous la férule de l’ERT (la table ronde des industriels européens) et de son équivalent aux États-Unis, à grand renfort de blocages salariaux, de flexibilité du temps de travail, de sous-traitance, d’emplois précaires (lire, à ce sujet, le livre de Gérard de Sélys : Privé de public, EPO).

D’autres outils efficaces

En 1993, la CGSP (Centrale générale des services publics, syndicat socialiste des agents des services publics belges) écrivait : « Chaque minute, 1,3 million glisse des caisses de l’État dans celles des banques pour payer les seuls intérêts de la dette publique. 80 millions par heure. Deux milliards par jour. 58,3 milliards par mois. Plus de 700 milliards par an. » Ces chiffres donnent une certaine idée de la « supériorité » du privé sur le public. Car les instruments dont se servent les politiciens pour favoriser les milieux d’affaires ne se limitent pas aux infrastructures et aux privatisations.

La formation : sans un système éducatif largement financé par l’argent public, jamais les entreprises ne pourraient bénéficier aussi avantageusement d’une main-d’œuvre qualifiée.

Les subventions : clairement affichées ou occultes, elles représentent chaque année des sommes considérables, et permettent aux plus grosses firmes de capter des marchés en pratiquant des prix inférieurs, ce qui ne leur serait pas possible sans ces subsides. Les crédits de recherche-développement constituent notamment un point d’appui inestimable.

La réglementation : on sait que le travail de lobbying permanent auquel se livrent les plus gros industriels conduit à obtenir des gouvernements et des institutions internationales un arsenal législatif qui leur est favorable ; qu’il s’agisse de transport, de communication, d’énergie, de biotechnologie ou de conditions de travail. Les délocalisations ne présentent d’intérêt que parce que l’élite politique en place accorde des avantages fiscaux, assure la circulation des capitaux, garantit la répression syndicale.

La prise en charge des pertes financières : quand une caissière de supermarché commet une erreur dans sa comptabilité, elle risque le licenciement. Quand des dirigeants d’une grande banque spéculent avec l’argent de leurs clients… et perdent, ils restent en poste, et l’État rembourse les pertes ! C’est ainsi que les citoyens américains paient encore les faillites de leurs caisses d’épargne et de crédit des années 1980. C’est ainsi que les contribuables français ont renfloué le déficit du Crédit Lyonnais (130 milliards de francs français). On peut aussi évoquer la prise en charge par l’État des coûts « externalisés », c’est-à-dire des dégâts sociaux et environnementaux provoqués par les entreprises et payés par les contribuables, les exemptions fiscales, et autres cadeaux au grand patronat.

D’innombrables victimes

Bien entendu, le développement de ces immenses firmes s’est réalisé, en grande partie, au détriment des petites structures. Toutes les statistiques démontrent clairement que l’ouverture d’une grande surface a toujours fait chuter de manière sensible, et souvent fatale à plus long terme, les ventes des petites entreprises, des structures locales, familiales qui, pourtant, utilisent plus de main-d’œuvre et moins d’énergie (vous avez dit « rationnel » ?). Dans le secteur agricole, le processus est identique : 30 000 petites exploitations disparaissent chaque année en France, les terres ainsi « libérées » allant grossir les plus conséquentes… qui, elles, perçoivent la plus grande part des subventions.

Le bilan est connu depuis longtemps : des populations drainées vers les agglomérations urbaines au bord de la congestion et de l’asphyxie, d’un côté ; des petites villes et des villages vidés de leur vitalité culturelle, de leur dynamisme économique, de l’autre.

Un beau risque à courir !

L’efficacité du secteur privé est donc bien un mythe. G. de Sélys écrit, dans Privé de public : « L’État, dont on dénonce tant les carences et la gabegie dans les milieux patronaux, affecte le tiers de ses dépenses à corriger les effets pervers induits par le “ marché ” qualifié de “ vertueux ” par les mêmes milieux ! » Contrairement à ce qu’on pense généralement, les propriétaires privés des moyens de production répugnent à prendre des risques dans les secteurs dont la rentabilité est lente, aléatoire, insuffisante (en particulier dans les nouvelles technologies où les investissements exigés sont considérables). La solution est donc d’une simplicité enfantine : faire assumer ces risques par l’État, donc par le contribuable.

Faudrait-il percevoir, en effet, l’État comme une structure au-dessus des intérêts particuliers lorsqu’on sait que les grands patrons et les hauts fonctionnaires sont issus des mêmes milieux, des mêmes écoles où on leur apprend à défendre les mêmes intérêts : les leurs !

Et l’AGCS (Accord général sur le commerce et les services), négocié dans le secret le plus total, ne peut qu’aggraver les tendances en cours. Reprenant l’essentiel de l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement) — concocté au sein de l’OCDE en 1998, et mis en échec par les mouvements internationaux — l’AGCS vise à livrer, et de manière irréversible, l’ensemble des services fondamentaux comme le travail, l’alimentation, le logement, les soins de santé, l’éducation et la culture aux seules lois du marché et des firmes multinationales. Libéralisation, privatisation sont les seuls mots d’ordre.

Il ne s’agit pas seulement, à plus long terme, de défendre les services publics face aux attaques libérales, de se limiter à de simples mouvements de résistance, mais d’engager une réflexion sérieuse sur ce que pourrait être un service public conçu dans un esprit de justice sociale et de solidarité.

La première étape de ce processus consiste à réparer les dégâts de plusieurs décennies de libéralisme.

Sans assimiler l’histoire plus lointaine à un quelconque âge d’or, il importe en effet de mesurer l’ampleur de l’éclatement de nos sociétés, la perte du lien social, la dissolution de la conscience politique dans un « ordre » capitaliste qui a fait de l’« autre » un concurrent, du particularisme un conflit, de l’inégalité sociale un moteur, de la transformation du monde une marchandisation, de la mondialisation un phénomène « inéluctable ». Si le mouvement ne se prouve qu’en marchant, il est bon d’en esquisser au moins une direction approximative.


Jean-Pierre Tertrais est militant du groupe La Sociale de la FA à Rennes, et auteur de Pour comprendre la crise agricole, aux éditions du Monde libertaire.