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La Fille du berger

Le jeudi 25 décembre 2003.

Longtemps, je la pensai heureuse… D’un bonheur tranquille, installé ; c’est l’image qu’elle donnait d’elle, de son mari, de ses enfants.

Je revins la voir après plusieurs années de silence mutuel. Ses filles avaient voulu cette rencontre, ne comprenant pas notre réciproque éloignement, ne voulant pas entendre les raisons d’Isabel dont elle ne s’était pas ouverte devant moi mais que je devinais : l’enterrement civil de mon père, mon renvoi du curé qui s’était imposé au cimetière l’avaient profondément heurtée et fait comprendre ce que pourtant nous ne lui avions jamais caché mais qu’elle n’avait pas voulu entendre : nous étions des athées.

Notre première rencontre datait de nos quinze ans. Une tuberculose précocement décelée nous avait condamnées à un an de préventorium. J’avais dû faire un voyage de plusieurs heures pour atteindre la vallée d’Aure : elle n’avait parcouru que deux ou trois kilomètres depuis son village blotti au bord de la Neste. Nous avions vite trouvé notre principal point commun : nous étions filles d’Espagnols toutes deux. Notre principal point de rupture était la religion. Profondément croyante, élevée par une mère dévote, elle ne comprenait pas ma froideur envers l’église, il est vrai que je ne prenais pas la peine de la lui expliquer : nous vivions entourées de religieuses, et j’étais la seule à ne pas aller aux offices.

Sa mère lui rendait de fréquentes visites, accompagnée de son jeune frère ; je ne vis que très rarement son père. Elle m’expliqua pourquoi : il était berger de haute montagne et partait en transhumance durant les six mois pendant lesquels avec son troupeau de deux mille têtes, confiées par les propriétaires de la vallée et de beaucoup plus loin, il montait jusqu’au-dessus du barrage de Cap-de-Long, après Fabian. Il vivait seul dans sa cabane, ne recevant que de rares visites. Notre séjour s’était écoulé, confortant une amitié qui niait nos divergences ; nous étions heureuses de cette affection réciproque et décidâmes de rester en contact, ce que nous fîmes des années durant.

Elle épousa un riche propriétaire qu’elle rencontra au cours d’une visite faite avec son père alors qu’il venait chercher des moutons en vue de la transhumance prochaine. Elle épousa l’homme, qui était bon, mais également ses idées politiques qui l’étaient moins. Étonné de notre amitié, lorsqu’il me connut, il se demandait ce que nous avions en commun et s’inquiétait un peu…

Il nous arriva d’aller voir son berger de père jusque dans son refuge à plus de deux mille mètres d’altitude. Ce furent trois jours merveilleux ; nous parcourions, au côté du berger, des kilomètres à la suite des moutons, accompagnés par le chien, boule de poils blancs d’une intelligence étonnante, mangeant la soupe aux épinards sauvages, les truites capturées à la main dans les torrents — dans lesquels nous devions nous laver le matin. C’est là que je connus enfin José, le berger. Il était aragonais de Huesca, la guerre civile l’avait surpris, il y participa à sa manière. Socialiste, il aidait les combattants ou ceux qui fuyaient l’Espagne, en leur faisant traverser la frontière par des sentiers qu’il connaissait. Il fit, me raconta-t-il, plusieurs dizaines de fois la traversée sans que jamais un carabinier ne le soupçonne, ou ne les rattrape, lui et les groupes qu’il accompagnait. Arrivés en France, il les cachait puis les accompagnait jusqu’à une maison amie et : « Salud y suerte, companeros ! »

Je ressentis aussitôt une affection profonde pour cet homme. Modeste, rigolard, il avait le pied léger d’un isard, malgré de solides chaussures de montagne et de grosses chaussettes de laine. Étonnée, je lui demandai pourquoi en été en porter de semblables, il me répondit que les vipères ne pouvaient enfoncer leurs crocs dans de la laine aussi épaisse ! Le béret vissé sur la tête, une allure qui pouvait paraître nonchalante, c’était un personnage attachant. Il dut cesser son travail assez jeune et vint habiter chez sa fille, s’occupant des moutons, et de divers travaux, à la campagne l’ouvrage ne manque pas. Il était apprécié de son gendre mais, de temps en temps, il faisait son baluchon, malgré la réticence de sa fille, et remontait vers les hauteurs pendant quelques semaines ; la vallée lui manquait trop.

Isabel aimait profondément son père mais n’acceptait pas qu’il parle de ses « exploits » durant la guerre jusqu’au jour où je vins les voir avec le mien. À partir de ce moment, au cours de nos nombreuses visites, ces deux hommes, le socialiste et l’anarchiste, que pourtant beaucoup de choses séparaient, parlèrent des heures de ces « malditos fascistas » et « del cabron de Franco » devant Isabel qui n’osait plus rien dire… et moi qui riait, ravie !

La mort brutale de José, puis, quelques années plus tard celle de mon père semblèrent rétablir, me sembla-t-il, dans l’esprit d’Isabel, une respectabilité à laquelle elle attachait une grande importance. C’est du moins ainsi que j’interprétais ses réticences quant aux visites que je lui proposais, puis son silence.

Jusqu’à l’appel d’une de ses filles me conviant à venir, sous un prétexte futile. J’hésitai un peu, m’attendant à trouver Isabel changée en propriétaire terrienne, dame patronnesse peut-être… J’y allai tout de même. Elle avait changé, bien sûr, ce n’était plus la grande jeune femme mince, brune que j’avais connue mais une femme mûre, d’une beauté sereine. Nous sommes demeurées quelques minutes à nous regarder, les yeux brillants, puis, un rire de sa part me fit comprendre que notre affection était demeurée intacte, et nous nous sommes embrassées sans arrière-pensée.

Le lendemain, elle me dit : « Et si tu restais quelques jours, nous pourrions faire un petit voyage ? » Je la regardai, étonnée, attendant la suite. « Oui, hésita-t-elle, nous pourrions aller en vallée d’Aure ? » J’acceptai, émue, comprenant son désir et heureuse moi aussi de ce retour aux sources. Laissant mari surpris et enfants ravis, comme deux écolières en fugue, nous sommes parties !

Au fur et à mesure que les kilomètres nous séparant de la vallée étaient grignotés, le silence s’installa entre nous. Chacune plongée dans ses souvenirs, un village traversé évoquait une balade, la route longeait un pré que je revoyais couvert de jonquilles, ce pont sur la Neste, nous y restions pour essayer d’apercevoir des truites, l’Arbizon se dressait toujours, enveloppé de son écharpe de nuages mousseux.

Isabel murmura soudain : « Je voudrai aller jusqu’au village où nous habitions avec mes parents ; tu sais ? » Je savais et je l’y conduisis. Elle ne voulut pas descendre, se contentant de regarder intensément la maison où elle avait vécu enfant, avec ses parents et son frère.

Elle se mit à parler. Je me demandai si ce qu’elle disait m’était adressé ou bien si ces souvenirs, remontés du plus profond de son être, elle les exprimait pour elle-même : « Après la guerre civile, mon père a dû partir de notre village, près de Huesca. Il était recherché comme “rouge”. Il a trouvé du travail ici, dans la vallée, mais il venait souvent nous voir, de nuit, et nous apportait de la nourriture et de l’argent. Je me suis toujours demandée comment il faisait pour ne pas se perdre dans le brouillard quelquefois et pour ne pas se faire prendre par les patrouilles. Il était malin ! Sa voix trahissait la fierté. ça a duré jusqu’en 1950. Mais, pour nous, ça devenait intenable. La famille de ma mère ne lui pardonnait pas d’être la femme d’un socialiste ! Elle se doutait que mon père venait nous voir, et on a eu peur d’être dénoncés ! Il a fallu partir et, une nuit, avec chacun un petit baluchon, mes parents et mon petit frère, on est venu, à pied jusqu’ici, dans la neige jusqu’aux genoux. »

Sa voix se casse. Je suis touchée par ce qu’elle dit, mais encore plus qu’elle se décide à le dire et je ne l’interromps pas. « La vie n’a pas été facile, ici non plus, mais, au moins, si on manquait de tout, et souvent de pain, on n’avait plus peur ! Mon père est parti en haute montagne mais, avant de prendre la route avec ses moutons, il m’a appelée et m’a dit : “Tu te débrouilles un peu en français, mais pas ta mère, alors c’est à toi d’aller voir mon patron quand vous aurez besoin d’argent ; il me le doit, tu ne dois pas avoir peur, je ne suis pas avec vous, mais le patron sait que tu peux à n’importe quel moment venir le voir, il te recevra bien”. »

Isabel revoit la scène, moi je l’imagine. Je me souviens bien de sa maison aux grandes pièces si froides, l’hiver ; seule la cuisine était chauffée. Elle poursuit :

« Il a fallu que je rende visite au patron de mon père, ma mère m’y a obligée, moi je ne voulais pas mais il nous fallait de l’argent pour payer le loyer, le bois et le charbon pour la cuisinière ; alors, un soir, j’ai traversé presque toute la vallée et j’ai sonné à la grande porte de la maison du patron. C’est un domestique qui m’a ouvert. J’ai dit que je voulais voir le patron sans préciser pourquoi. Le domestique a ri et m’a dit : “Va l’attendre dans la cuisine, il y a du gâteau tout chaud”. Je suis allée dans la cuisine, ça sentait bon ! Mais j’ai refusé le morceau de gâteau : je ne voulais pas de leur charité, je voulais l’argent que mon père avait gagné et qu’il nous devait ! Le patron est venu avec une enveloppe qu’il m’a remise : “Tiens petite, donne ça à ta mère”, et il a tourné aussitôt les talons. »

La colère est perceptible dans sa voix. J’imagine cette petite fille, plantée au milieu d’une cuisine où certainement il n’y avait pas que des plats de gâteaux mais d’autres mets dont elle n’avait même pas idée et qui refuse fièrement la pâtisserie qu’on lui offre !

Elle poursuit, songeuse : « Je suis revenue plusieurs fois pendant la première année mais ensuite, j’ai dit à mon père qu’il fallait trouver une autre solution. Cela n’a pas été facile, car son patron préférait garder l’argent et nous le donner au compte-gouttes pendant le temps où il était en haute montagne. Nous avons déménagé plusieurs fois, cherchant des loyers moins chers ; ma mère s’est employée pour laver du linge, elle qui était servie en Espagne ! »

Mais, à la longue, nous n’avons plus eu besoin d’aller quémander ce qui nous revenait de droit ; mon père a exigé de percevoir la totalité de son salaire à la fin de l’été, et nous pouvions vivre tranquilles, pendant l’automne et l’hiver. »

Je murmure : « C’étaient des gens riches et puissants, tu vois, ils aimaient peut-être vous humilier ainsi, vous faire sentir que vous leur apparteniez. C’est contre ça que nos pères ont lutté en Espagne, et je pense que ton père n’aurait pas voulu revivre la même situation ici. Tous les patrons sont à peu près les mêmes, vois-tu. »

Isabel semble soudain sortir d’un songe : « Que dis-tu, les patrons sont tous les mêmes ? Mais non ! Nous, nous ne sommes pas comme ça ! » La femme du propriétaire terrien s’est réveillée. Envolée la petite fille du berger ?

Nous sommes reparties. Une question me brûle les lèvres :

« Dis-moi, Isabel, pourquoi as-tu fait enterrer ton père à l’église, tu savais qu’il n’aimait pas les curés ! »

Isabel me regarde, presque offensée : « Il m’a dit, tu feras de moi ce que tu voudras ! J’ai fait ce que j’ai cru bon pour lui. »

Je n’insiste pas. À quoi bon ? Elle est certainement sincère.

Je l’ai laissée dans sa belle demeure, au milieu des meubles bicentenaires ayant appartenu à la famille de son mari. « Rien n’est à moi ici », m’avait-elle dit un jour. « Je ne suis que de passage. »

Longtemps je la pensai heureuse…

Gloria Gargallo