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11 janvier 1924

33, rue de la Grange-aux-Belles

Le jeudi 25 décembre 2003.

Le 33, rue de la Grange-aux-Belles est aujourd’hui un local muré et désaffecté, il a été autrefois un des hauts lieux du syndicalisme. En 1906, alors que la CGT est menacée d’expulsion de la Bourse du travail de Paris, 3, rue du Château-d’Eau, suite aux mouvements revendicatifs pour la journée de huit heures, un jeune ingénieur, Robert Louzon, vient d’hériter et donne la somme nécessaire à l’organisation pour acheter les lieux propres à la CGT.

L’édifice est remis en état par les gars de la Fédération du bâtiment et, en 1912, les locaux deviennent la propriété de l’Union des syndicats de la Seine. Le « 33 » est baptisé « Maison des syndicats ». Cette bâtisse de deux étages comportait au rez-de-chaussée une immense salle pouvant contenir jusqu’à 3 000 personnes. Après la Première Guerre mondiale et l’échec de la grève générale de 1920, les déchirements internes minent la CGT. Deux tendances se font jour. Elles aboutissent à la scission entre les confédérés majoritaires conduit par Léon Jouhaux, Alphonse Merrheim et Georges Dumoulin, et les unitaires, minoritaires, dans lesquels se retrouvent un conglomérat disparate composée de syndicalistes révolutionnaires, de syndicalistes libertaires et de syndicalistes communistes. En revanche, l’Union des syndicats de la Seine, qui statutairement possède les locaux, est sous le contrôle des unitaires. Du coup, ils possèdent le siège de la nouvelle centrale syndicale : la CGTU.

Les tensions entre les syndicalistes révolutionnaires du groupe La Vie ouvrière, les communistes et les libertaires vont crescendo. Au congrès fondateur de la CGTU, les libertaires perdent pied, l’alliance entre les communistes et le groupe de la VO donne la majorité aux partisans des bolcheviques. Amer, Le Libertaire titre au lendemain du congrès, le 22 juillet 1922 : « La politique a triomphé du syndicalisme, mais elle ne triomphera pas toujours. » Durant la seconde partie de l’année 1922 et tout au long de l’année 1923, les conflits se multiplient autour de la question russe. En effet, les anarchistes soulignent la disparition et l’assassinat de militants, la répression contre les ouvriers à Petrograd, les marins de Kronstadt ou les paysans ukrainiens. Ils publient à la veille du congrès extraordinaire de la CGTU en 1923, une brochure : La Répression de l’anarchisme en Russie soviétique, véritable petit Livre noir du communisme. Ils s’agit à travers ces exemples de montrer à l’opinion ouvrière le danger du bolchevisme.

Les libertaires ont le sentiment d’être confrontés à une exploitation politique du syndicalisme, la mainmise sur la CGTU de la section française de l’Internationale communiste est renforcée par l’adhésion de la centrale à l’Internationale syndicale rouge fondée à Moscou. Ces tensions atteignent un premier apogée au congrès extraordinaire de la CGTU tenu à Bourges en 1923. Cependant, il reste dans des formes acceptables, malgré la violence des propos et la dénégation mise en place par les communistes. Ces derniers multiplient les affirmations gratuites et les sous-entendus, et les libertaires s’interrogent sur la nécessité de rester dans la CGTU. En réponse, à ces attaques diverses, le 10 janvier 1924 paraît dans Le Libertaire un appel : il s’agit d’aller porter la contradiction dans un meeting électoral organisé par le PCF, qui se tient au 33, rue de la Grange-aux-Belles.

C’est bien parce que c’était un meeting électoral que les compagnons décident de perturber le meeting. Le 11 au soir commence la réunion publique. Dans la salle près de 3 000 personnes sont présentes. Trois cents libertaires sont venus. À la tribune se succèdent les dirigeants de la SFIC et du Secours rouge international. Marthe Bigot une des dirigeantes du Parti et de la CGTU prend la parole. Un militant libertaire l’interrompt : « Le syndicalisme, ce n’est pas votre affaire. » Première bronca. L’un des responsables du PCF et gérant de L’Humanité, Marcel Cachin, tente de ramener le calme.

Rien n’y fait. Au contraire, les huées et les applaudissements s’élèvent, les échanges de coup de poing se multiplient. Julien Le Pen, secrétaire du syndicat des monteurs-électriciens coupe le courant. Henri Reynaud, l’un des secrétaires de la CGTU et par ailleurs, membre de la SFIC, va le rétablir autorisant ainsi la poursuite des affrontements. Albert Treint, le tout frais secrétaire du Parti, monte à la tribune et se lance dans une série d’invectives à l’égard des anarchistes qui se sont regroupés dans le coin gauche de la salle et tentent de prendre la tribune d’assaut. Treint se voit reprocher son passé militaire, son caporalisme et les insultes quotidiennes déversées dans L’Humanité.

Le service d’ordre du PCF intervient une première fois en repoussant les assaillants qui tentent d’occuper la tribune. Treint ordonne au service d’ordre dirigé par Georges Beaugrand, ancien militaire, de réagir énergiquement. Chose faite, les responsables font feu. Jules Boudoux, de son vrai nom Sellenet, secrétaire du syndicat des charpentiers et un des principaux animateurs de la minorité syndicale, a la gorge tranché par une balle, mais échappe de peu à la mort. Par contre, Nicolas Clos, membre de la minorité du syndicat unitaire des métaux, et Adrien Poncet, de la commission d’organisation de l’Union anarchiste et militant du syndicat unitaire du bâtiment qui selon les souvenirs de May Picqueray était insoumis, vivant sous une fausse identité, sont mortellement blessés et succombent pendant leur transfert à l’hôpital. Dès le lendemain, Le Libertaire, alors quotidien, et L’Humanité, se rejettent la responsabilité. Mais, les preuves abondent : les libertaires étaient regroupés dans le coin gauche de la salle, et les impacts de balles se trouvent de ce côté. Dans le quotidien anarchiste et dans Le Peuple, l’organe de la CGT, les témoignages se multiplient. Certains militants présents peuvent donner un signalement précis de l’un des tireurs. Les libertaires cependant suppriment les indices qui permettraient de reconnaître le tireur. Le 15 janvier, lors des obsèques de Poncet, trois milles personnes suivent le cortège funèbre, le PC arrachant à la compagne de Clos, une prétendue appartenance de ce dernier au parti, qui a été contredite par les témoignages. À son enterrement, le PC ne réussit à entraîner que peu de monde.

Cet événement a marqué le départ des libertaires de la CGTU, Le Libertaire titrant : « Rompons avec les assassins ».

En effet, les libertaires et les syndicalistes non communistes quittent la centrale syndicale pour se regrouper un temps dans l’Union fédérative des syndicats autonomes, ceux-ci se séparant en deux branches égales, les uns fondant la CGT-SR et les autres regagnant la CGT. Entre-temps, les instances confédérales de la CGTU à la demande pressante des anarchistes constituent une commission d’enquête, laquelle, sur les conseils de la majorité communiste, ne publia jamais les résultats. Pour cause, l’un des responsables des coups de feu, Gabriel Ducœur, communiste et responsable de la Fédération des cheminots, connu pour sa violence gratuite pendant le premier conflit mondial a été clairement identifié. C’est en 1929 que deux militants libertaires et syndicalistes de la CGT, Julien Le Pen et Albert Guigui, victimes d’une cabale conduite par le PC, livrent son nom.

Dans la mémoire libertaire, la mort de Clos et Poncet a rejoint les autres libertaires tombés sous les coups léninistes des disparus de la Baltique à ceux des journées de mai de Barcelone.

Sylvain Boulouque