Accueil > Archives > 2003 (nº 1301 à 1341) > 1341s, HS nº 24 (25 déc. 2003-11 févr. 2004) > [La Peur au travail]

La Peur au travail

une lettre des États-Unis
Le jeudi 25 décembre 2003.

Que se passe-t-il aux États-Unis ? L’état de l’économie se résume en deux mots : « la merde ! » Je crains que la guerre d’Irak ne touche que les familles des soldats envoyés là-bas et qui y crèvent tous les jours. Mais l’économie nous touche tous. Nous travaillons (ou chômons) tous sous la menace de la peur. Et, bien sûr, il n’y a aucune démocratie sur les lieux de travail, ici. Ce n’est que la peur (du chômage, de se retrouver SDF) qui nous retient au boulot.

La guerre paraît lointaine, sauf pour les familles des soldats. Nous n’en parlons pas. Mais je n’ai pas l’impression que beaucoup soient pour la guerre. Tout le monde sait que ça ne se passe pas bien, mais il faut reconnaître qu’en règle générale les Américains ne réagissent qu’à la mort d’autres Américains. Je ne sais comment le racisme, sur lequel notre pays fut fondé, et qui se développe avec l’impérialisme depuis 1898, nous a tellement empoisonné l’esprit, toujours est-il que la mort de milliers d’Afghans ou d’Irakiens ne signifie rien pour nous, alors que la mort d’un ou de deux Américains par jour nous préoccupe au plus haut point. Le gouvernement s’inquiète : les médias n’ont pas le droit de photographier les corps ou les milliers de blessés rapatriés. Même la présence des familles de soldats morts est interdite lors de leur rapatriement aux États-Unis.

Cependant, ce manque de soutien pour la guerre est également à mettre en relation, à mon avis, avec l’économie. Depuis près de trente ans, le niveau de vie des ouvriers américains n’a cessé de baisser. Les années 1980 ont vu les attaques contre les syndicats, et les années 1990 la fuite d’emplois vers l’étranger. Aujourd’hui, Walmart est le premier employeur du pays, avec des effectifs dépassant le million, et comme tout le monde sait, ce sont des emplois de pauvres, rien qui permette réellement de survivre. Maintenant, nous avons vécu les scandales d’Enron, les contrats d’Haliburton et de Bechtel en Irak, les millions de dollars récompensant des PDG d’avoir fermé des entreprises et licencié des ouvriers. À mon avis, si beaucoup d’ouvriers américains restent sceptiques quant aux motifs invoqués pour cette guerre, bien d’autres s’inquiètent de ses conséquences. Nous croyons ou ne croyons pas à cette guerre, directement en fonction, je crois, de notre perception de ce que nous sommes devenus en tant que classe ouvrière au cours de ces vingt dernières années.

Sans toutefois vouloir être trop catégorique, il reste encore bien des imbéciles qui apprécient George W. Bush et qui sont empoisonnés par les mensonges véhiculés quotidiennement à la télé. C’est là que l’économie entre en ligne de compte. La télé vient de nous expliquer que l’économie américaine a crû au rythme record de 8,2 % au dernier trimestre. C’est possible de nous mentir à propos de l’Irak, mais lorsqu’on nous ment au sujet de l’économie, l’ouvrier au chômage, ou qui craint pour son emploi, ne tombe pas dans le panneau. C’est complètement tordu : l’économie telle que nous la vivons ne s’améliore pas mais, au contraire empire ! Je travaille dans le transport routier, et nous avons été mis à pied par manque de travail pendant plusieurs jours, au cours des deux dernières semaines. Chose que nous n’avions jamais vue auparavant à la veille de Noël (l’époque la plus active de l’année se situe entre le mois de septembre et Noël, alors que les mois de janvier et de février sont morts). Nous nous demandons comment sera le mois de janvier ? Partout, on entend que des entreprises ferment leurs portes ou licencient des ouvriers, et eux ils nous racontent que l’économie atteint de nouveaux records !

Et la guerre continue contre les ouvriers. Howard’s Express, une entreprise de transport routier régional opérant principalement dans les États de New York et de New Jersey, a amené les ouvriers à se mettre en grève au printemps, et fonctionne depuis en recourant à des jaunes et des vigiles. Un fabriquant de cartonnage ondulé à côté de mon boulot, Star Container, en activité depuis soixante-quinze ans, a informé ses chauffeurs syndiqués qu’ils seront tous remplacés par des sous-traitants non syndiqués. Même si, comme moi, tu travailles pour une des plus grandes entreprises de transport à l’échelle nationale, tu n’es plus en sécurité. Elle vient d’être rachetée par le numéro 2 et nous, qui avons déjà pour la plupart perdu notre emploi trois ou quatre fois lorsque l’entreprise de transport pour laquelle nous travaillions a fermé, nous nous disons : « Nous voilà repartis pour un tour. » Allons-nous perdre notre travail dans une fusion ? Une chose est certaine : nous autres, les ouvriers qui avons bâti ces entreprises, qui faisons le boulot, serons les derniers à savoir. Parler de démocratie n’est qu’une farce. C’est la tyrannie des patrons. Les syndicats ont oublié comment se battre. Partout et toujours, les syndicats se conforment à la loi (chez Star Container, le syndicat est « en train de négocier ». Comment négocier alors qu’un homme menace : « Demain, je te tue ! » ? La seule réponse, c’est de fermer la boîte, de ne pas « négocier » les conditions de ton assassinat.) Les entreprises enfreignent la loi, elles s’en foutent. Et elles gagnent.

C’est partout la même chose : les ouvriers craignent de perdre leur emploi. J’ai fait une livraison cette semaine, et l’ouvrier jamaïcain au service transport m’a dit que l’entreprise allait fermer pendant deux jours lors des fêtes, et que c’était mauvais pour lui car il ne serait pas payé pour ces jours. C’est classique : dans la grande majorité des emplois niveau ouvrier, ne sont payés ni les jours de fête, ni les congés, ni les arrêts de maladie. Tu n’es payé que pour les heures travaillées. Cet homme m’a également dit qu’il faisait beaucoup d’heures, mais que le patron n’appliquait pas une majoration de 50 % pour les heures supplémentaires (au-delà de 40 heures) comme la loi l’exige ! ça aussi c’est classique. Les ouvriers ne sont pas des lâches, même si on aimerait les voir s’unir pour exiger leurs droits. Si j’en juge d’après mon expérience, ils seraient licenciés simplement pour le fait d’avoir demandé à leur patron de respecter la loi. Et la loi ne fera rien pour venir à leur secours. Ainsi, chaque ouvrier vit-il dans la peur, car il peut être licencié à tout moment.

C’est d’ailleurs ce que démontrent les luttes au Centre des travailleurs latinos. C’est encore pire pour les ouvriers immigrés, et affreux pour ceux qui n’ont pas de papiers. La situation des sans-papiers s’est beaucoup dégradée ces deux dernières années. Sous la loi Patriot [1], les policiers dans n’importe quel coin du pays sont dorénavant chargés d’appliquer les lois sur l’immigration, ce qui n’était pas le cas auparavant. Seule exception, la ville de New York, et ce uniquement parce qu’un fort mouvement sous forme de protestations et de manifestations de la part des associations locales, des syndicats, etc., obligea le maire à signer un arrêt interdisant la police municipale de mettre en application des lois sur l’immigration. D’autres municipalités dans le pays ont voté des lois similaires, et des groupements se sont constitués dans différentes localités à travers les États-Unis pour défendre les droits civils contre la loi Patriot. Dernièrement, nous avons entendu parler de camionneurs arrêtés et détenus en vue de leur expulsion du pays car des policiers chargés de la sécurité du transport routier (vérification du poids, du nombre d’heures de conduite) commencent à réclamer le permis de travail (« Carte verte ») à des chauffeurs pourtant munis d’un permis de conduire en règle. C’est la première fois qu’on voit ça. Pour les travailleurs immigrés, ça commence à devenir très angoissant. Même dans le désamiantage, travail dangereux, qui pour cette raison est effectué par des immigrés latino-américains, le renouvellement du permis de conduire est devenu tout d’un coup indispensable. Et comme il te faut un permis de travail pour obtenir le permis de conduire, plein d’ouvriers désamianteurs ne peuvent plus travailler.

La lutte de six ouvriers dans un magasin du quartier, qui pour différents motifs ont tous été licenciés, est un cas typique rencontré au Centre des travailleurs latinos. Ils étaient obligés d’effectuer de longues heures de travail, parfois jusqu’à 80 heures par semaine, sans paiement des heures supplémentaires ni même le SMIC. Cela n’a rien d’exceptionnel. Ce qui l’est en revanche, c’est que ces ouvriers sont venus au Centre des travailleurs latinos, ont appris leurs droits, ont surmonté leur peur, et attaquent le patron en justice pour les salaires qu’il a volés, environ 90 000 dollars sur une période de trois ans. Nous avons manifesté devant le magasin et demandé aux passants de ne pas y faire leurs courses tant que le patron n’a pas payé ce qu’il doit. Les ouvriers veulent leur argent, mais espèrent aussi faire de ce magasin un exemple et élargir la lutte aux autres magasins du quartier.

Un jugement rendu par la Cour suprême des États-Unis en mars 2002, la « Hoffman décision », complique la situation. Dans ce procès, le tribunal a décidé qu’un ouvrier sans papiers et licencié injustement parce qu’il avait essayé de monter un syndicat ne peut prétendre à un rappel de salaires comme ses collègues munis de papiers. C’est la première fois qu’un tribunal établit une distinction entre travailleurs sur la base de leur statut légal. Jusque-là, le droit du travail avait toujours pris le dessus par rapport à la législation sur l’immigration, ce qui signifie que le droit du travail était, malgré ses défauts, la loi du pays, mais sans plus. Depuis que tous les patrons ont eu vent de cette décision, ils se sont mis à licencier les ouvriers sans papiers ; les avocats conseillent aux patrons : « Ne vous inquiétez pas, ne faites rien, aucun tribunal ne vous obligera à réembaucher ou à payer ces ouvriers. » Or, ce qu’il faudra pour changer les conditions des travailleurs ici, ce sont de plus en plus d’actions directes et organisées, pas des tribunaux.

Un optimiste dirait que les conditions auxquelles sont confrontés l’ensemble des ouvriers américains nous obligeront à voir nos intérêts communs. Il faut reconnaître que la bureaucratie syndicale préconise enfin la régularisation de la situation de tous les immigrés, alors qu’il y a dix ans elle était contre, cela pour défendre ses intérêts propres. Les syndicats étant en voie de disparition, pour conserver leur poste, les plus intelligents d’entre eux ont compris que les ouvriers latino-américains travaillant à bas salaire essayaient de s’organiser. Certes, la même bureaucratie syndicale qui appelait, il y a dix ans, à « acheter américain » et qui rejetait la faute sur les importations du Japon, en vient parfois à soutenir la solidarité transfrontalière. Il arrive plus fréquemment aujourd’hui, par exemple, que des syndicats critiquent l’OMC ou poursuivent des groupes américains en justice au nom de syndicalistes colombiens assassinés. Un pessimiste dirait que le racisme a toujours été un outil pour diviser la classe ouvrière et que le monde de l’ouvrier américain à 20 dollars de l’heure n’est pas celui de l’immigré travaillant à 4 dollars de l’heure, et encore moins celui des millions de jeunes Noirs et Latinos en prison. Un pessimiste dirait que les Américains ne comprennent que s’ils sont en train de se faire tuer ou de perdre leur emploi. Sinon, le racisme les a rendus complètement aveugles à ce que le gouvernement fait dans d’autres pays, et qu’eux aussi, ils bénéficient des richesses volées à d’autres pays ; un pessimiste se demandera comment dans un pays à tel point abruti par la télé et par les centres commerciaux, on pourra un jour retrouver une conscience de classe.

Je crois que la seule chose à faire, c’est de continuer à dénoncer ces contradictions, à s’organiser, à mettre l’autorité en question, à essayer de créer des médias alternatives et rester humains et, en tant qu’ouvriers américains, à exprimer notre solidarité envers tout travailleur, qu’il soit immigré ou non, lorsqu’il tente de redresser la tête : parce que nous sommes liés par le sort et, devant la peur et l’autocratie au travail, seul un imbécile peut croire que le monde de l’ouvrier à 20 dollars l’heure n’est pas celui de l’ouvrier à 4 dollars l’heure ! Car tous les deux, nous pourrons nous trouver à la rue demain si nous ne nous battons pas.

John Marco

New York, décembre 2003, traduction : J. Reuss


John Marco est camionneur dans une entreprise de transport routier à New York. On peut lire de lui : « Un prolo américain chez les sans-papiers latinos », Oiseau-tempête, nº 5, été 1999.


[1Loi de sécurité intérieure instaurée après le 11 septembre.