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Cette semaine Roland Topor est mort

Le jeudi 1er mai 1997.

Roland Topor tape sur son ordinateur un petit texte dans lequel il imagine se réveiller avec un cadavre dans son lit. Il écrit : « J’ai la nuque raide, les membres inertes, la poitrine écrasée par un poids énorme. »

Deux jours après, jeudi 10 avril, il passe la nuit claire à boire, entre amis. Comme il en a l’habitude. Heureux. Plein d’appétit de vie et de projets. Il mord toujours dans le travail avidement. Le travail l’intéresse. L’imaginaire est son refuge. Là, il peut libérer la peur et la douleur d’être au monde. Ça le dédouane de la bêtise humaine, de la vacherie humaine. Et il en connaît un rayon sur cette engeance prédatrice, puisqu’il a été pourchassé par les nazis. Il n’a jamais oublié : enfant, on voulait sa peau. Alors vous pensez, l’imaginaire quel soulagement : « L’image inventée n’est jamais traumatisante. C’est toujours un conte de fées. Il n’y a que la réalité qui puisse choquer : des corps blessés par un accident au bord de l’autoroute, des gosses sans famille, un métier qu’on n’aime pas. Mais le dessin est neutre. C’est une chose mentale, une représentation. Ce ne sont que les aventures extraordinaires de l’imagination : du bovarysme au masculin. » Et : « D’ailleurs mon souci principal n’a jamais été de représenter le monde, mais plutôt de l’imaginer autrement, de me foutre de sa sale gueule, de lui faire un bras d’honneur, de me venger. » L’ordre social le poursuit toujours, et il s’ingénie, toujours son instinct de conservation, à ce que jamais il ne puisse lui mettre la main dessus. Inconciliable. Irrécupérable. Un rebelle. Ne se souciant ni de paraître, ni de posséder.

Ce jeudi-là, il incarne encore tout ce qui le rend précieux : sa curiosité des êtres, son intelligence vive et rapide, sa profondeur, sa générosité. Et le sens de la fête. Il a ce don exceptionnel d’être à chaque instant présent dans le présent.

Cette nuit, qui est sa dernière sortie, il exprime plus que jamais encore son amour de la vie. Jusqu’au matin, comme à son habitude. Il souffre d’insomnie (comme Proust, se couche souvent de bonne heure). Il prend son petit déjeuner dans une brasserie de Saint-Germain-des-Prés. Revient chez lui, lançant joyeusement à Marie, sa compagne : « J’ai passé une nuit comme je les aime. » Avant de dormir quelques heures.

Vendredi 11 avril, de bonne heure, un ami l’a vu s’en aller dans la lumière matinale. Petit bonhomme de vie.

Vendredi après-midi, il a un rendez-vous dans son atelier. Il va retrouver des amis musiciens. Il travaille sur un opéra. Quelqu’un téléphone vers quatre heures. Il dit : «  L’argent, on s’en fout. » Marie doit venir le rejoindre à six heures.

Entre-temps, il ne répond plus. Les musiciens appellent. Il ne décroche pas. Ce qui paraît bizarre. Ils insistent. Puis, peu après, c’est lui qui appelle d’une voix lointaine, étouffée : « Venez, je suis tombé. »

Ceux-ci, qui se sont précipités, rapportent ses dernières paroles avant le coma définitif. « Lève-moi, j’ai envie de pisser. » Où a-t-il mal ? « À la tête. Un léger mal de lendemain de cuite. »

Les pompiers feront les premiers soins précieux, l’évacueront vers l’hôpital. À l’arrivée des pompiers, une scène cocasse. L’un d’eux s’adressant à l’homme allongé par terre, à demi-paralysé : « Alors ? On est tombé ? On ne peut pas se relever ? » Puis avisant des tableaux au mur : « C’est un artiste ? — Oui. — Il est connu ? — Très connu.  » Le type se précipite vers le téléphone. « Il me faut deux motards ! Maintenant, on ne rigole plus ! »

Dimanche soir, en salle de réanimation à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière. Il est toujours dans le coma. Nuque raide, membres inertes. Les médecins sont pessimistes. L’attaque cérébrale a laissée des traces graves. Rabelais, visage paisible, yeux clos, il ressemble à un empereur chinois sur son mausolée.

Dans le métro, un bébé dans sa poussette dort à poings fermés avec la même lumière tranquille sur le visage. Monsieur Laurent a rejoint son bébé.

Il est mort mercredi 17 avril.

Samedi 20 avril, sa famille et la famille de ses amis ont accompagné le cadavre au cimetière du Montparnasse. Derrière la fanfare du Grand Magic Circus. Le ciel, si bleu depuis des jours, était gris. Un vent froid serrait le cœur. Le cercueil paraissait tout petit dans la terre, au fond du trou.

Roland Topor (1938-1997) n’acceptait pas la mort. Ne voulait-on pas toujours lui faire la peau ?

C’est ce qu’il cherchait dans ses mots, dans ses dessins, dans son œuvre : un territoire pour échapper à la mort. Où il pouvait ne pas la prendre au sérieux. Dénoncer le piège absurde de l’être, les cartes pipées. Il avait, dans Le Fou parle, décrit ainsi la « party » qu’il jouait : « L’absent, le disparu, moi et personne faisons un bridge. Je suis le mort… »

Cette semaine, la mort a mis fin au jeu. Et il n’y a plus qu’elle. Inéluctable. Il a suffit d’une semaine.

Jacques Vallet