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En Palestine

Dans les camps de réfugiés

Le jeudi 7 octobre 2004.

Naji vit dans le camp de Deishe, près de Bethléem. Il était invité à Paris dans les studios de Radio libertaire le 26 juin dernier pour parler de la situation dans les camps palestiniens [1].



Chroniques rebelles : En France, il est rare de lire des informations sur ces camps. Quelle y est la situation quotidienne ?

Naji : Il y a beaucoup à dire. Commençons par les écoles du camp de Deishe. Les enfants s’y rendent facilement, il n’y a pas de barrages à l’intérieur du camp. Deux écoles — une pour les filles et l’autre pour les garçons — sont gérées par l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies) : 3 000 élèves en tout, 47 à 48 élèves par classe. Les élèves sont divisés en deux groupes car la place est insuffisante pour la totalité des élèves.

À Deishe, aucun espace n’existe pour les enfants qui jouent dans la rue. Nous cherchons une solution avec le projet du comité populaire, du comité local, pour trouver un espace. Car dès que les jeunes, les enfants, aperçoivent les jeeps de l’armée israélienne, ils jettent des pierres : c’est devenu un jeu, même sur les tanks. Cela ne peut continuer ainsi, c’est trop dangereux. Les soldats tirent et beaucoup sont blessés et tués. Ce projet de centre est très important, nous pourrons y développer des programmes de formation pour les jeunes.

Chroniques rebelles : S’agit-il d’écoles primaires ou secondaires ?

Naji : Les écoles actuellement gérées par l’UNRWA accueillent les enfants jusqu’à 15 ans. Ensuite, il faut aller à Bethléem.

Chroniques rebelles : De Deishe à Bethléem, il faut passer des check points, des barrages militaires ?

Naji : Non. C’est très proche. Les alentours de Bethléem ne sont pas étendus, c’est comme un quartier de Paris. Après le secondaire, il y a deux universités proches : l’université chrétienne et l’université de Jérusalem (Abu Dis). L’université chrétienne est privée et coûteuse. C’est la seconde qui est en général choisie, car les étudiants travaillent pendant leurs études. Pour se rendre à Al Quds — Jérusalem pour l’administration et Abu Dis pour les salles de cours — et à l’université de Birzeit, il faut passer des barrages militaires. Parfois, la route est fermée et il est impossible d’assister aux cours. Ce qui oblige souvent les étudiants de Birzeit à louer un appartement à plusieurs, et cela revient très cher. Ainsi, beaucoup ne poursuivent pas leurs études et restent dans le camp.

La situation dans le camp : 12 000 personnes vivent dans la moitié d’un km2. 90 % travaillent comme employés à l’extérieur. D’où la nécessité d’obtenir un permis, délivré par l’armée israélienne, pour aller sur les lieux du travail, et souvent les autorités militaires le refusent (il existe une liste noire). Les travailleurs attendent ce permis de 3 heures à 10 heures du matin. Parfois, l’armée jette des gaz lacrymogènes pour disperser ceux et celles qui attendent. Donc, la plupart des personnes se rendent à leur travail illégalement, sans permis. Elles n’ont pas le choix et sont passibles d’amende si elles se font prendre. Les amendes vont jusqu’à 5 000 shekels et, en cas de récidive, les ennuis graves commencent. Mais il n’y a pas de travail à Bethléem ou autour. Toutes les entreprises sont fermées, l’économie est cassée.

L’aspect positif, c’est la solidarité entre les familles. C’est comme une grande maison. Les réfugiées viennent de 46 villages et se regroupent dans le camp. La solidarité est importante, certains ne travaillent pas depuis cinq ans. Les femmes ont en charge l’éducation des enfants et sont responsables de la cohésion familiale. Elles s’inquiètent non seulement pour le devenir de leur famille, mais doivent aussi entretenir le foyer. Pour elles, nous voulons créer des emplois leur permettant un salaire d’appoint.

La réalisation du projet permettrait la résolution de problèmes urgents et redonnerait un peu d’espoir. Les problèmes psychologiques sont nombreux dans les camps en raison de la situation, et l’Union des travailleurs sociaux (Union for Social Workers) apporte une aide importante sur le terrain. Le projet, Phoenix Center, organiserait chaque vendredi (férié pour les élèves et les étudiants) un programme de chant, danse, jeux, etc. Il faut voir le côté positif des choses.

Chroniques rebelles : Les comités populaires, est-ce un mouvement, une organisation et combien de personnes y sont impliquées ?

Naji : Les comités populaires ont été créés en 1997, en Cisjordanie et à Gaza, après des rencontres et des débats sur notre quotidien dans les camps. Il s’agissait d’avoir une réflexion sur une société nouvelle pour construire un avenir en tenant compte de la population de réfugiés dans les camps. Les groupes locaux organisent à présent des réunions. À Deishe, nous avons formé le comité avec toutes les organisations présentes dans le camp, c’est-à-dire toute la société et ses tendances. Nous avons de nombreuses réunions avec des représentants des organisations de la société civile palestinienne. Nous mettons sur pied des programmes et des projets pour aider la population. Onze personnes dirigent le comité, issues de différentes organisations. Les membres sont volontaires et bénévoles. Nos occupations sont nombreuses : les prisonniers politiques, les travailleurs, les femmes, etc.

Trois femmes sont dans le comité directeur. De nombreux programmes de formation existent pour les femmes dans le camp, notamment dans la restauration. Elles apprennent à préparer des plats pour ensuite les commercialiser. Un autre projet de formation à l’informatique concerne les enfants et les jeunes. Tous les programmes intéressent la majorité de la population du camp.

C’est un comité d’aide, pas un mouvement. Ceux et celles qui travaillent au sein de ce comité viennent d’organisations et de tendances politiques différentes. Notre travail est destiné à tout le monde. Nous sommes engagés politiquement, mais il est important d’organiser la vie dans le camp, au mieux de tous et de toutes, et de lutter ensemble pour obtenir davantage d’aide de l’UNRWA. L’UNRWA gère les camps depuis 1949, mais plus cette situation dure et plus l’organisme se désengage. Notre rôle est de faire pression sur les Nations unies.

Chroniques rebelles : Quelles sont les différentes tendances politiques dans le comité populaire, FPLP, PC palestinien ?

Naji : Toutes les tendances politiques palestiniennes sont représentées, même les islamistes, le Hamas et le Jihad islamique. Dans ce comité, nous travaillons ensemble pour aider la population.

Chroniques rebelles : Quand il s’agit des droits des femmes dans la société palestinienne, n’existe-t-il pas là des perceptions différentes ou des oppositions ?

Naji : Non, nous travaillons sur les mêmes projets. Par exemple, pour la formation informatique. Il n’y a pas de problèmes ou de tensions dans notre camp.

Chroniques rebelles : En France, le Hamas et les islamistes sont perçus comme responsables de la régression des droits des femmes. Or, tu dis que les membres du comité, toutes tendances politiques confondues, travaillent ensemble à l’amélioration des conditions de vie dans le camp, y compris pour les femmes et leur émancipation. Ensemble contre l’occupation.

Naji : Bien sûr. Je ne connais pas l’opinion française sur ce sujet, mais je peux dire qu’il en est ainsi dans le camp de Deishe. Nous débattons avec les femmes. Il n’y a sans doute pas la même liberté qu’en France, mais elles exposent leurs difficultés et leurs revendications. Les femmes sont solidaires et participent aux programmes de formation du centre, à la bibliothèque.

Chroniques rebelles : Et les comités populaires de Gaza ?

Naji : Nous avons des liens avec les comités populaires de Gaza par téléphone car, en raison de la fermeture de Gaza, les rencontres sont impossibles. Les vidéos conférences sont trop onéreuses et nous n’avons pas les fonds pour ça. Nous communiquons par téléphone et courrier électronique. Nos projets sont similaires. Nous sommes aussi en contact avec les villages avoisinants, dans la région de Bethléem. Nous réunissons la population des camps et des alentours pour débattre et partager des activités. Les distances sont très proches, mais les réunions ne sont pas toujours faciles à cause des check points. Nous manifestons ensemble pour le soutien aux prisonniers politiques et contre l’occupation. C’est un canton, et nous préparons les actions ensemble, dans les villages également.

Chroniques rebelles : Les prisonniers politiques dans les prisons israéliennes ?

Naji : Dans les prisons israéliennes et dans celles de l’Autorité palestinienne où il y a actuellement de nombreux prisonniers politiques, par exemple, un leader du FPLP à Jéricho. Le soutien aux familles de détenus est important. Nous organisons de nombreuses manifestations pour revendiquer la libération des prisonniers politiques. Les détenus des deux sexes manquent de tout dans les prisons : nourriture, médicaments, livres, etc. Nous manifestons pour leur libération, mais aussi pour l’amélioration des conditions de détention.

Chroniques rebelles : Quel soutien peut-on apporter à partir de l’Europe ?

Naji : Les mouvements européens de solidarité peuvent exprimer leur soutien par les témoignages, l’information dans les journaux, tous les médias. C’est pour cela que les rencontres internationales sont importantes.

Chroniques rebelles : Expliquer, en Europe, le rôle des comités populaires est important pour comprendre la portée des actions et les conditions de vie dans les camps, n’est-ce pas ?

Naji : Pendant mon séjour, j’ai rencontré beaucoup de groupes solidaires et des mouvements. Il y a eu des débats et des conférences. Des groupes sont venus visiter le camp, à leur retour, ils témoignent, ils publient des textes sur notre situation. Souvent, les personnes sont incrédules devant nos conditions de vie. Il est vrai que la situation est terrible, désespérée : c’est le quotidien des camps palestiniens. Ces rencontres sont importantes, je viens d’un camp et je peux parler de notre vie sous l’occupation, notre lutte quotidienne pour résister. Je suis crédible, je suis moi-même réfugié. Je parle de mon expérience car il n’est pas facile de convaincre les personnes, d’obtenir leur soutien. Les rencontres sont essentielles comme les contacts directs. Certains et certaines connaissent sans doute ce type de problèmes, et nous pouvons parler de solidarité. Les questions les plus diverses sont posées sur notre situation et il faut répondre à tout.

Chroniques rebelles : Le niveau de conscience politique est très élevé en Palestine à cause de l’occupation et de ses conséquences, d’où l’importance des débats au sein des comités populaires qui sont le reflet des opinions de la population palestinienne et non des leaders.

Naji : Je n’ai pas choisi le chemin politique. Beaucoup de personnes sont engagées du fait de la situation. La situation est si difficile que l’occupation suscite sans cesse des débats et des réflexions politiques. Si nous ne vivions pas sous occupation, nous pourrions parler de musique, de chansons, de danse, d’art et de tout ce qui fait la vie. Mais nous n’avons pas le choix, sinon de parler de la situation et de politique. Comment oublier l’occupation israélienne quand ils attaquent le camp, par exemple ? Ils détruisent les maisons, arrêtent les personnes. C’est notre quotidien. La conscience politique découle de la situation, mais la population s’inquiète aussi de la situation internationale, elle suit les informations écrites et audiovisuelles. Notre problème est politique et nous en sommes conscients. Partout dans le camp, les réfugiés parlent politique.

Chroniques rebelles : Que penses-tu de la solution de deux États séparés ? Est-ce une solution pour la paix et la fin de l’occupation ?

Naji : Quand l’occupation a commencé, en 1948 — la préparation a en fait commencé avant 1948 —, les groupes de la Hagannah, de Stern ont occupé les terres, tué pour pousser les habitants à partir. En 1948, c’est la Nakba, et l’occupation commence dans les faits. Ensuite, les Israéliens ont construit de grands ensembles, un État, et certains États arabes ont accepté le fait d’un État israélien. En 1967, un État palestinien a paru possible. J’étais jeune alors, certains étaient d’accord pour deux États. Maintenant, la situation est différente. Cette occupation, c’est du colonialisme. Les Israéliens n’ont jamais mis fin à leur projet expansionniste depuis 1948. L’idée du transfert de la population palestinienne est sous-jacente au projet israélien. Beaucoup de Palestiniens sont tués ou condamnés au transfert, de nombreuses maisons sont démolies, des terres sont annexées. Cela fait partie d’un programme. Maintenant, c’est le mur qui est une vaste entreprise de propagande.

Toutes les colonies de peuplement datent d’après la guerre de 1967. Notre village — que nous avons dû quitter — a changé de nom. Deir Aban est devenu Beth Shemish avec des colonies, de grands arbres pour changer la configuration du paysage. Mais les vieux reconnaissent tout. Les réfugiés gardent la clé de leur maison. Leur rêve est d’y retourner. Les réfugiés de 1948, les réfugiés de 1967, les réfugiés de 2004, cela n’arrête jamais. Il y a le mur, la barrière électrique, la route de sécurité, etc. L’annexion des territoires palestiniens, c’est sans fin. Les lieux confisqués, les arbres coupés, les paysans chassés, etc. Des réfugiés sans travail et sans droits. Le mur sépare les paysans de leurs champs qu’ils ne peuvent plus travailler sans permis de l’occupant. Comme si toute la population palestinienne était réfugiée. Par exemple, les villageois de Houssan, près de Bethléem, ne peuvent pas sortir de leur village pour aller travailler. Or à l’intérieur du village, il n’existe aucune entreprise, donc pas de possibilité de travailler. Ils n’ont que leur jardin, mais à qui peuvent-ils vendre leurs produits ? Le village est fermé par une barrière. La population palestinienne est emprisonnée dans les villages et dans les camps.

Chroniques rebelles : Comment vois-tu l’avenir ? Quels sont les espoirs de paix ?

Naji : Deux États, c’est impossible. Ce que je vois, c’est un État où tout le monde puisse vivre, Palestiniens et Israéliens. Comme en France ou dans les autres pays. Il n’est pas question d’un État juif et d’un État palestinien. Nous ne pouvons pas quitter notre pays, nous sommes déterminés à y rester. Et d’ailleurs, pourquoi pas ? C’est l’occupation qui tente de nous décourager, mais les gens résistent. C’est dur plus d’un demi-siècle d’occupation.

Chroniques rebelles : Cette idée n’est-elle pas vue comme un danger par les autres pays de la région, notamment les pays arabes ?

Naji : C’est toujours une question de pouvoir. Ils ont le pouvoir et peuvent faire ce que bon leur semble. L’occupation est partout. Les États-Unis veulent établir une démocratie en Irak, avec des armes. Ce n’est pas la démocratie. Le rêve ici continue d’exister, celui de retrouver nos foyers. Les accords d’Oslo n’ont pas été décidés démocratiquement. Il faut de véritables débats et négociation avec la population directement concernée. Nous luttons tous et toutes depuis 56 ans pour établir une démocratie.


[1Voir le hors-série du Combat syndicaliste (5 euros) : « Le Fait colonial en Palestine : de la Nakba au mur de l’apartheid ».