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En manque de liberté

Le jeudi 5 mars 1998.

Pour les tenants de la philosophie du Droit naturel, systématisée par John Locke par exemple, la justice pré-existe avant tout État, c’est une loi morale naturelle, comme il y a des lois physiques naturelles. Elle affirme que chaque titulaire de ces droits, chaque homme, fait ce qu’il veut de ce qu’il possède (droit de propriété), c’est à dire que l’exercice de sa liberté n’a de limites que celles qui assurent aux autres hommes les mêmes droits. Donc, posséder quelque chose légitimement, conformément au Droit naturel, c’est posséder quelque chose qu’on a produit soi-même volontairement, qu’on nous a donné, (un transfert de droits unilatéral consenti), ou contre laquelle on a échangé quelque chose, (un transfert de droits bilatéral consenti). Aussi, l’absorption volontaire d’un produit non volé n’engage que celui qui l’ingère. L’interdiction d’absorber un produit quelconque est une violation du droit de propriété le plus élémentaire, la propriété de son corps. L’interdiction d’absorber du cannabis ou toute autre substance par l’État français ou par tout autre État est l’étatisation du corps humain, ce qu’on appelle la « santé publique ». Elle est bien sûr accompagnée des interdictions de produire et de vendre. De plus, l’agression légale contre les personnes impliquées dans le commerce des « drogues » est nécessairement rendue possible par les agressions perpétrées contre des individus n’ayant aucun rapport avec ces activités, c’est-à-dire contre les contribuables devant financer cette guerre. Notons que les coûts engagés dans la lutte contre les trafics de stupéfiants sont relativement plus élevés que les dépenses mobilisées contre de vrais crimes. Il y a une raison simple à cela : les crimes sans victime nécessitent plus d’investigations que des actes donnant lieu à des plaintes, car le plaignant fournit ordinairement les principales informations permettant de retrouver son agresseur.

C’est aussi pour cette raison que toute personne « protégée » par l’État, ayant rapport ou non avec le commerce des drogues doit supporter les menaces contre sa liberté que constituent les fouilles, contrôles, et autres activités préventives. Comme toutes les autres étatisations, ces interventions consistent à réaliser des transferts forcés de droits de propriété (nationalisations, redistributions, réglementations). Des hommes de l’État décident à notre place de ce qui est bon pour nous. C’est un crime légal.

Sans doute va-t-on nous expliquer que les drogues nous font perdre notre liberté parce que nous en devenons dépendants physiquement et psychologiquement. Mais nous sommes dépendants d’énormément de choses. Faut-il alors interdire le tabac, le pastis, la messe du dimanche, les relations amoureuses, les films de karaté ou le journal de vingt heures ?

L’argument d’auto-aliénation présuppose une définition totalement arbitraire de ce qui rentre dans la catégorie « drogue » et des critères de dépendances. Laisser le monopole de la définition aux hommes de l’État, c’est leur attribuer un pouvoir de détention de la Vérité qu’il n’ont pas plus que tout autre homme. Admettre que le gouvernement doive décider de ce que nous absorbons, c’est accepter qu’il puisse situer les idées et les comportements des individus sur une échelle de valeurs imposée à tous ses administrés, c’est donc légitimer un ordre moral étatique.

L’analyse économique de la prohibition

L’interdiction du marché ne le supprime pas. Il est simplement relégué à l’économie souterraine, c’est à dire le marché noir. La répression rend difficile l’entrée sur le marché de nombreux vendeurs. Aussi les petits dealers ne sont que des intermédiaires et leurs principaux fournisseurs sont ceux qui ont suffisamment de moyens pour échapper aux services de police, les grandes mafias. Sur ce marché interdit, la concurrence entre vendeurs est donc considérablement affaiblie relativement à un marché libre, la prohibition a donc un effet protectionniste sur les vendeurs déjà présents. D’autre part, l’interdiction augmente le coût de l’information des consommateurs sur les produits qu’on leur offre et sur leurs offreurs. Ainsi, plus la répression est forte, plus la qualité des produits diminue et le rapport prix de vente/coût de production augmente. La libre concurrence aurait donc pour effets de tirer les prix vers le bas grâce à l’entrée de nouveaux vendeurs et d’augmenter la qualité des produits, car l’information circulerait plus facilement. Ces produits seraient donc moins dangereux dans la mesure où le vendeur pourrait plus difficilement tromper l’acheteur en lui offrant du caoutchouc à la place de cannabis, par exemple.

Enfin, à une dépénalisation correspondrait la suppression des budgets colossaux consacrés à la lutte contre la drogue. Les contribuables contribueraient moins et se verraient ainsi reconnaître la possession d’une plus grande part des fruits de leur travail.

Conséquences sociales d’une dépénalisation

Qu’on adhère ou non à la philosophie du Droit naturel lockéen, on nous expliquera sans doute que nous sommes plus disposés à la délinquance sous les effets de la dépendance aux drogues, et que la consommation de ces produits soit ou ne soit pas un crime, nous devons l’interdire pour prévenir d’autres crimes. C’est à notre avis un mauvais argument. Il suffit d’observer quels sont les crimes liés aux marchés des drogues aujourd’hui pour découvrir que la meilleure façon de les éviter est précisément de libéraliser ces marchés.

Une fois défoncé par son héroïne, un toxicomane a une propension au crime sans doute moindre que celle suscitée par l’ivresse de l’alcool ou celle de la plupart de nos hommes politiques. Aussi, la criminalité des toxicomanes se résume principalement aux vols ayant pour but de financer l’achat de leurs drogues. La dépénalisation, l’introduction de la libre concurrence auraient pour effet de réduire les prix d’achat des produits jusqu’à ce qu’ils soient proches de leurs faibles coûts de production, et les toxicomanes cesseraient de payer par l’impôt la protection contre eux-mêmes fournie par l’arsenal judiciaire et policier. Ainsi, le besoin de voler serait considérablement diminué [1]. On notera que plus les drogues sont dures, plus le degré de dépendance est fort, plus la propension au vol est élevé, plus nos arguments sont valables et justifient la dépénalisation.

Nous avons aussi vu que l’interdiction a un effet protectionniste sur les vendeurs échappant à la police d’État, les mafias. Leurs profits sont donc beaucoup plus élevés qu’ils ne le seraient sur un marché libre. Aussi, la dépénalisation aurait pour effet de tarir la principale source de financement du grand banditisme mafieux.

Xavier Mera


[1De plus, rien ne s’opposerait à ce qu’un toxicomane désireux de sortir de sa dépendance fasse appel à un médecin, ce qu’il ne peut pas faire aujourd’hui sans craindre d’être repéré.