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Albert Camus ou les chemins difficiles

février 1960.

L’émotion s’apaise et la pensée n’a pas encore eu le temps de mesurer le vide que l’écrivain laisse derrière lui. Son image a quitté l’actualité pour se réfugier entre les pages des revues savantes qui pèsent les opinions, inventorient les styles, décident de l’immortalité.

Dans ce journal, qui fut parfois le reflet de ses pensées, il nous faut à notre tour essayer de dégager de son oeuvre quelques idées essenielles sur lesquelles la presse fut unanime à faire le silence.

La presse littéraire a surtout insisté sur l’artiste au langage robuste, à la phrase longue, sur le moraliste. La presse, les hebdomadaires de gauche se sont gravement interrogés sur la portée de son oeuvre philosophique. Les uns comme les autres ont insisté sur l’aspect solitaire de son message, car pour les uns comme pour les autres refuser de choisir entre les clans est faire oeuvre de solitaire. En réalité, si l’écrivain avait résolument refusé de se laisser agripper, il ne fût jamais isolé. Les milliers de lecteurs où se mêlait tout ce qui avait une fois pour toutes refusé la bestialité, lui firent un cortège singulièrement plus dense que les cohortes du « Flore » qu’il avait parait-il perdues.

Albert Camus avait choisi les chemins les plus difficiles en s’interdisant de séparer le comportement de l’homme de son action révolutionnaire. En touchant du doigt les iniquités, il devait dresser contre lui ceux qui abritent leur confort intellectuel à l’ombre des religions politiques au nom desquelles ces iniquités se perpétuent. Le premier, il avait dénoncé l’absurde de la condition de l’homme corseté dans une morale de circonstances, dans des lois, dans des coutumes tissées par des siècles et qui l’obligent à des démarches qui ne le concernent pas. Poussant la rectitude intellectuelle à sa limite logique, il devait traquer « l’absolutisme historique qui fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graines d’esclaves qui finissent par s’offrir aujourd’hui sur les marchés de l’Europe, à n’importe quelle servitude », ce qui lui avait attiré la hargne de ces socialistes en dentelles, véritables « Rastignac » de la politique, qui ne lui pardonnaient pas d’avoir refusé de porter le harnais.

Il était leur mauvaise conscience, l’image de ce qu’ils auaient pu être si leur appétit eût été moins exigeant. L’Homme Révolté d’abord, le Prix Nobel ensuite, sa disparition enfin, ont été les occasions qui permirent à ces personnages aux mains blanches, qui prétendent parler au nom du prolétariat, de déverser un peu de leur fiel.

Mais pour les ouvriers Albert Camus restera l’écrivain qui, le premier, s’est élevé contre l’oppression coloniale en Algérie. La « solution brésilienne », qui fut la sienne, fusion des races dans l’indépendance, et qui tenait compte de l’apport culturel, vint certes trop tard et, conscient de son impuissance à faire triompher « la mesure qui féconde la révolte » comme certains d’entre nous, il assistait atterré au déchaînement d’une sauvagerie où les coupables et les innocents ne sont plus délimités par des frontières, de races, de religions, de culture !

Pour les ouvriers, Camus restera l’écrivain qui n’avait jamais cessé de dénoncer les crimes du fascisme en Espagne, du stalinisme en Hongrie, du racisme aux États-Unis.

L’espoir qui permet à l’homme de porter le fardeau, Albert Camus le plaçait dans « le syndicat et la commune », dans la « profession et le village ». Il était aussi loin d’une morale pure sans réalisme que d’un réalisme sans morale. « C’est pourquoi le verbiage humanitaire n’est pas plus fondé que la provocation cynique », écrivait-il dans les pages que Bourdet, Sartre ou leurs amis se sont bien gardés de citer.

Albert Camus, qui au-dessus de tout plaçait l’esprit d’équipe, était notre camarade. Son amitié, qui n’a jamais supposé une adhésion entière à toutes le solutions que nous proposons aux hommes, ne s’est jamais relâchée. Sa présence, dans nos manifestations, ses contacts avec quelques-uns d’entre nous aux heures difficiles en font foi.

Nous conserverons le souvenir de l’homme, de l’écrivain, du philosophe qui « refusa de diviniser » la révolution césarienne qui « préfère un homme abstrait à un homme de chair » pour se ranger aux côtés du révolté « qui butte inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan ».

La Rédaction du M.L.


Les phrases entre guillements sont extraites de l’œuvre d’Albert Camus.