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Sur une activité d’Albert Camus

février 1960.

Parler de Camus est difficile, tant notre peine est grande.

Pourquoi ajouter à tout ce qui a été dit par les vrais amis… et les autres ?

Tout simplement parce que je sais, our l’avoir jugé personnellement, combien Camus, sentimentalement, attachait d’importance à l’estime des militants anarchistes et de la Révolution prolétarienne.

Dire notre douleur de sa disparition, de notre désarroi de savoir qu’il ne sera plus là pour penser comme nous - nous de penser comme lui - ne peut être notre propos.

Ne vaut-il pas mieux parler d’une action peu connue ?

En août 1948, La Révolution prolétarienne publiait un appel « Europe-America ».

« Placés devant les deux courants qui entraînent les hommes vers le pouvoir soviétiques ou vers la puissance américaine, nombreux sont ceux qui se sont, malgré eux, résignés à la passivité. Les socialistes et les démocrates indépendants ne se sentent pas assez forts pour édifier des centres de résistance ou ne croient pas en leur efficacité. Notre but est de combattre cet état d’esprit de découragement.

 » Nous voulons avant tout montrer aux Européens non conformistes qu’ils ne sont pas seuls, et que certaines conceptions fondamentales de liberté et de justice sociale restent pour nous un terrain commun.

 » Nous espérons créer une atmosphère dans laquelle une nouvelle conception politique pourra se développer, dans laquelle un sincère échange d’idées et une confrontation des divergences seront possibles.

Nous nous sommes rassemblés sur la base suivante :

  1. Nous considérons le stalinisme comme le principal ennemi en Europe ;
  2. Nous voulons aider toutes les tendances visant à la formation d’une nouvelle "gauche" qui soit indépendante à la fois des gouvernements soviétiques et américain ;
  3. Notre principale objet est la libre communication entre intellectuels américains et européens — c’est-à-dire l’instauration de ce qu’Albert Camus appelle une "communauté de dialogue". Ce que nous proposons pour l’Europe aujourd’hui n’est pas un programme spécifique quelconque, mais un nouvel examen des problèmes politiques selon les méthodes de la controverse et de la discussion. »

Le 5 novembre 1948, j’entrais en relations avec Camus.

Prenant les idées générales du manifeste Europe-America, il fut admis que sous le vocable "Groupe de liaisons internationales" l’action interviendrait sur deux plans bien définis :

  • amitié internationale ave entraide matérielle directe ;
  • échange d’informations.

La réalisation fut immédiate.

Autour de Camus se groupèrent ses amis : Jean-Bloch-Michel et Gilbert Sigaux.

Et tout de suite nous rejoignirent Gilbert Walunsinski, Denise Wurmser, Daniel Martinet, Nicolas Lazarewitch, Henriette Pion, Charles Cordier, Georges Courtinat, etc.

Un manifeste fut établi et ce n’est pas sans émotion que je reprends les projets plusieurs fois remaniés ; j’entends toujours Camus dire : « Arriverons-nous à bien nous faire comprendre ? ».

Qu’il soit permis de reproduire une partie de cet appel, qui comprend de nombreuses touches personnelles de notre ami :

« Contre ces menaces [l’idéologie stalinienne et la technolatrie américaine] qui ont la dimension du monde lui-même et de l’homme tout entier, qui par leur démesure même jettent les individus dans le découragement, qui se répercutent à tracer des propagandes meurtrières ou avilissantes, à l’aide des mystifications les plus scandaleuses, et qui s’amplifient au gré des souffrances et des destructions qui couvrent aujourd’hui un monde épuisé, il nous a semblé que nous ne pouvions pas faire plus que de constituer, par-dessus les frontières, des ilots de résistance où nous tenterons de maintenir, à la disposition de ceux qui viendront, les valeurs qui rendent un sens à la vie. Ce sont les "grains sous la neige" dont parle Silone.

I » l s’agit donc de grouper, à travers le monde, quelques hommes conscients, travailleurs, intellectuels et ouvriers, jusqu’ici solitaires, désormais réunis dans une action de résistance limitée, mais irréductibles. Cette action ne peut s’accompagner d’excessives illusions, mais elle sera soutenue par notre certitude d’exprimer en même temps la résistance beaucoup plus vaste où se retrouvent en silence les foules d’Europe, de Russie et d’Asie, avec les opposants américains.

C’est dans cet esprit que nous voulons agir sur deux plans bien définis :

  1. Une amitié internationale concrète, exprimée par une entraide matérielle, mais non bureaucratique, aussi large qu’il sera possible. Cette entraide sera spécialement réservée aux victimes des tyrannies totalitaires. La règle de chaque groupe sera de s’aider par lui-même autant qu’il est possible de réagir contre l’esprit de facilité qui consiste aujourd’hui à préférer à son propre travail la générosité d’autrui.
  2. La constitution d’un bureau d’information où nos différences seront confrontées, où nous tenterons de réunir des informations vraies, de faire connaître en Europe l’existence des non-conformistes américains et des opposants russes, de peser sur l’opinion publique des Etats-Unis pour qu’il soit bien distingué entre les dirigeants soviétiques et le peuple russe lui-même, de rendre une voie enfin à tout ce qui, dans l’histoire déshonorée que nous vivons donnera à des millions de solitaires des raisons lucides et valables d’espérer.

 » Cette tentative, dont nous fixons aussi des limites, est la seule qui puisse nous justifier aujourd’hui, dans la mesure où elle suppose un style de vie et une lutte spontanée contre tous les conformismes.

 » Il ne s’agit pas d’ajouter encore à la haine du monde et de choisir entre sociétés, bien que nous sachions que la société américaine représente le moindre mal. Nous n’avons pas à choisir le mal ; même le moindre. Nous n’avons pas non plus à revenir aux vieilles valeurs nationales ou patriarcales. Nous avons seulement à donner une forme à la protestation des hommes contre ce qui les écrase, avec le seul but de maintenir ce qui doit être maintenu, et avec le simple espoir d’être un jour à notre place, les ouvriers d’une nécessaire reconstruction. »

L’aide matérielle fut effective pour des cas signalés.

L’échec fut rapide en ce qui concerne les informations : notre ambition était trop grande.

Mais plusieurs interventions — les une publiques, les autres plus discrètes, mais efficaces — permettent d’affirmer que nos efforts ne furent pas vains.

Notamment l’action du groupe de liaisons internationales et celle d’Albert Camus durent grandes pour tenter de sauver de la condamnation à mort par le tribunal d’Ocaña (Espagne), Enrique Marcos Nadal, militant de la CNT.

Ce n’est pas sans tristesse qu’un an après, très franchement, il fallut reconnaître que nous pouvions difficilement continuer sans vouloir nous tromper.

Puis-je affirmer que cette fin fut digne ; combien faut-il regretter de ne pas posséder l’acte de décès du groupe, rédigé en quatre ou cinq lignes par Albert Camus !

Si ce fut ensuite pour lui la très grande notoriété, il était toujours très près de ceux avec qui il se savait en parfaite communion d’idées.

Roger Lapeyre