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Afrique du Sud

Éducation de classe et ségrégation sociale

Le jeudi 19 février 1998.

Partout, l’éducation a toujours été une éducation de classe. Partout aujourd’hui cette éducation reflète de plus en plus les différences entre groupes ethniques (races). Seule l’Afrique du Sud avait officialisé ce système. On ne se bornait pas à y séparer les manuels des intellectuels, en droit et non pas, comme ailleurs dans le monde, seulement en fait, on basait cette séparation sur l’appartenance raciale.

Ce cloisonnement relevait, comme ailleurs, d’une stratégie de domination. Aux travailleurs qualifiés, blancs, on réservait les fonctions d’encadrement. Les Noirs devaient rester encadrés, enfermés. Il fallait empêcher qu’ils ne rétablissent la maîtrise de leur espace (en l’unifiant par la lutte nationale). Il fallait les maintenir, comme classe de producteurs sous-qualifiés et sous-payés, au service des Blancs. Une loi (le Bantu Education Act) a imposé aux Noirs une éducation qui les a enfermés dans une condition servile. Et une rébellion scolaire a mis le feu aux poudres à Soweto en 1976, relançant l’insurrection qui devait renverser le régime 15 ans plus tard.

Supprimer la ségrégation

Pour défaire le système ségrégatif, le nouveau gouvernement doit donc supprimer les cloisonnements, et le système d’éducation qui les produit et les reproduit. Ce système est plus développé en Afrique du Sud qu’ailleurs ; la réforme ne peut être que radicale. C’est sans doute la tentative la plus audacieuse jamais effectuée en vue de surmonter le stade de l’éducation de classe. La réforme reconnaît ce que sont les capacités réelles, plus importantes que les connaissances formelles ; l’aboutissement (« outcome ») du processus d’acquisition prime sur son mode (formel, informel).

Révolution dans l’éducation

Mais une fois ce principe acquis, l’idée même d’éducation apparaît sous un jour nouveau. On pourra l’axer sur l’acquisition des capacités réelles, plutôt que sur celle des connaissances formelles. Révolution copernicienne, qui bouleverse la pédagogie, la fonction des enseignants, leur statut, les instances et institutions éducatives… Si ce sont les capacités réelles qui comptent, ce qu’il faut apprendre, ce ne sont plus des savoirs établis, toujours dépassables et souvent dépassés, mais comment produire des savoirs ; éduquer ne sera donc plus apprendre ce qui a déjà été appris, mais apprendre comment apprendre (learning how to learn). Or, la connaissance acquise servant traditionnellement à distinguer le maître de l’élève, l’opposition entre enseignant et enseigné s’estompe : on pourra désormais apprendre en enseignant (learning by teaching). L’enseignant, au lieu d’être le détenteur d’un savoir, devient l’animateur d’une communauté dont le but est de développer les capacités de ses membres, de générer des connaissances et promouvoir la créativité : moins un « savant » qu’un « chercheur », comme les autres, mais plus expérimenté qu’eux. En outre, il n’y a aucune raison que ce processus s’arrête à l’âge adulte : comme en fait on apprend tout au long de la vie, l’éducation pourra se poursuivre pendant toute la vie.

Organisation pratique

Le système d’éducation a donc du être réorganisé de fond en comble : enseignants recyclés, programmes entièrement repensés, redessinés, et introduits progressivement, etc. Un des aspects les plus frappants est cependant la désinstitutionnalisation. On ne reconnaît plus la formation, mais les capacités, sans tenir compte de la manière dont elles ont été acquises : dans le travail et la vie pratique, dans une école, lors d’un stage ou autre programme de formation… Reste à les certifier. On a imaginé un système de commissions regroupant « tous les intéressés » : enseignants et administrateurs des écoles et universités, étatiques et libres, syndicalistes, patrons, etc., dont la constitution se poursuit actuellement (je n’ai pas encore de détails).

C’est une réforme qu’il faut suivre avec attention et en examiner les modes d’application (pesanteurs bureaucratiques, priorités budgétaires, accueil des enseignés et formateurs…).

Donald Moerdijk
extrait de Grain de CEL