L’historien israélien Zeev Sternhell a, depuis une décennie, quelque peu bousculé le monde des historiens français. Normal, au-delà des reproches justifiés qu’on peut lui faire sur la méthode ou certains raccourcis, il a mis le doigt où cela fait mal. Car il a considéré que la France du tournant du siècle est en réalité le berceau de l’idéologie fasciste et, pis, en expliquant que ce fut possible grâce à la dérive de figures appartenant à la gauche et même à l’extrême gauche. Ce rappel de certaines vérités brisant un consensus qui arrange aussi bien la gauche amnésique que la droite honteuse n’a évidemment pas été du goût de tout le monde.
Bien sûr, on regrettera que Zeev Sternhell aille parfois vite en besogne et, si l’on prend l’exemple du mouvement libertaire au sens large, on est agaçé par sa lecture en diagonale de Proudhon, en deuxième ou en troisième main, et par sa façon systématique de dire « les » syndicalistes révolutionnaires, en évoquant les syndicalistes soréliens ralliés au fascisme, notamment en Italie, au lieu de préciser « certains » syndicalistes révolutionnaires [1].
Pour autant, Zeev Sternhell fait œuvre utile. Il nous oblige d’abord, de façon iconoclaste, à nous demander pourquoi des libertaires ou des partisans du syndicalisme révolutionnaire ont rallié le fascisme dès ses débuts, via l’Union sacrée bien souvent. Et ce n’était pas que des trajets isolés : des anarchistes comme Georges Valois [2], Émile Janvion [3], Georges Paul [4] ou Pataud ; des syndicalistes révolutionnaires comme Hubert Lagardelle [5], Édouard Berth [6], proches des libertaires et antimilitaristes comme Gustave Hervé [7] ou Jean Allemane [8] ; des théoriciens comme Georges Sorel (qui, finalement, louera le léninisme). La revendication confuse de Proudhon, avec le rôle, en particulier, du Cercle Proudhon (Valois, Berth, Sorel, Riquier), a permis bien des passerelles [9]. Mais surtout, Zeev Sternhell apporte des réponses, il décrit des mécanismes d’évolution politique et idéologique qui demeurent globalement valables de nos jours.
Il y a d’abord une déception vis-à-vis de la masse ouvrière, jugée trop conformiste ou pas assez révolutionnaire, qui entraîne une radicalisation élitiste, pouvant d’ailleurs conduire aussi bien au bolchévisme (cf les « individualistes » autour de Victor Serge) qu’au fascisme.
Il y a aussi un ralliement d’abord progressif puis global au nationalisme, parfois via l’antisémitisme, parce que le nationalisme bénéficie de l’ardeur des foules, puis parce que, finalement, la nation est considérée comme un moteur de l’histoire et que les luttes de libération nationale sont à mettre sur le même pied que la lutte des classes selon ces proto-fascistes.
Et enfin, sous couvert de « révolution » ou d’anti-bourgeoisisme, il y a une fascination pour la violence qui, mêlée à un rejet de la science, conduit à prôner l’irrationnel, le pulsionnel, le fusionnel, le pseudo-naturel, bref tout ce qui fabrique la « peste émotionnelle » du fascisme, comme le dira Wilhelm Reich, et qui fait le lit socio-psychologique du fascisme.
C’est ce troisième aspect qui est plus spécialement développé dans le livre de Zeev Sternhell, notamment dans l’introduction qui constitue l’un des apports nouveaux de cette récente réédition. Pour ceux que l’histoire intéresse, et qui veulent se rafraîchir la mémoire (l’affaire Dreyfus, Maurras, Barrès, Sorel), pour ceux qui pensent que l’expérience du passé n’est pas à rejeter comme une boîte de hamburger, mais aussi pour ceux qui pourront aisément voir que les mécanismes à l’œuvre au début du siècle sont toujours opérants, c’est assurément une leçon à prendre. Savoir que les mouvements révolutionnaires ont toujours brassé des personnages aux intentions hypocrites et que les brailleries ultra quelque chose ne sont pas des garanties est plutôt utile. Il faut aussi souligner que ralliements ou dérives de cette époque ne se sont pas faites en bloc, d’un coup pour le même groupe de personnes, mais progressivement, avec des désaccords ou des raccords, et que le processus est assez subtil.
Enfin, ce qui ne gâte rien, Zeev Sternhell écrit bien et se lit facilement. Certes, Sternhell défend la démocratie mais son combat est d’abord une défense de la liberté.
Philippe Pelletier