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« Front populaire, révolution manquée » Daniel Guérin

Le Front des Pénélopes

Le jeudi 10 septembre 1998.

« Certes, nous dénoncions, en termes de plus en plus virulents, la carence du gouvernement et celle de notre parti […]. Mais, en même temps, nous nous obstinions à excuser "nos" ministres et nous nous efforcions de "sauvegarder leur prestige socialiste". S’ils étaient les prisonniers du pouvoir, ce n’était pas leur faute, mais celle des "contradictions du régime". […] Incorrigibles Pénélopes, nous recommençions tous les jours de tisser, pour nous-mêmes et pour ceux qui avaient le tort de nous prêter l’oreille, la toile de nos trompeuses illusions » (p. 232-233)

Militant, jeune qui débarque dans l’arène ou déjà blanchi sous le harnais de la lutte sociale, voilà un livre qu’il faut absolument lire. Un livre qui était jusque là pratiquement introuvable et qui vient d’être réédité, à bas prix de surcroît, avec une belle facture dans une collection qui promet.

On croyait déjà beaucoup savoir sur la gauche, socialiste ou communiste, ainsi que sur le Front Populaire, mais ce témoignage nous rafraîchit la mémoire. Mieux, il nous l’enrichit. À propos de cette époque riche en rebondissements, Daniel Guérin apporte du côté des révolutionnaires ce que Bertrand de Jouvenel, qui finit dans les bras du doriotisme et de la collaboration, nous avait livré, non moins brillamment, sur les tribulations des rénovateurs de la gauche planiste antifasciste [1].

Daniel Guérin fut un témoin privilégié de l’entre deux-guerres, car placé aux premières loges et doté d’un grand sens de l’observation. Militant et écrivain infatigable, il sut conserver les informations. Rencontrant des personnages comme Léon Blum, Léon Trotski ou Pierre Monatte et fréquentant les coulisses de la S.F.I.O., il côtoya des députés, des syndicalistes, des ouvriers. Cégétiste, militant au sein de la Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O. aux côtés de Marceau-Pivert puis co-fondateur, avec celui-ci, de l’éphémère P.S.O.P. (Parti socialiste ouvrier-paysan) en 1938, il fut alors de ceux qui pensent qu’on peut entraîner la « vieille maison » socialiste sur la gauche et vers la révolution sociale. Mais il y crut de moins en moins.

Son témoignage, rédigé au début des années 1960 et réactualisé au début des années 1970, nous révèle, dans un style vif et avec une recherche d’honnêteté auto-critique qui confine au masochisme, toutes les petites magouilles politiciennes, les stratégies purement électoralistes, l’inféodation totale du Parti communiste à Moscou, avec ses virages à 90° [2], les renoncements, les lâchetés, l’abandon de la révolution espagnole, le sectarisme trotskyste, l’aveuglement des pacifistes « intégraux », la dérive pépère de certains anarchistes, l’hypocrisie de ceux qui prétendent combattre pour la paix mais qui votent les crédits de guerre, qui déclarent lutter contre la bourgeoisie mais qui votent la reprise du travail ou qui font des cadeaux au patronat [3].

Certes, au-delà des détails et des épisodes précis, dont chacun mériterait d’être compté (Blum déjà admirateur de Pétain, Zyromski la girouette crypto-stalinienne, les aventuriers divers…), rien de nouveau sur le fond. On peut même dire : c’est devenu pire. Car Jospin qui nous balance de nos jours un prêchi-prêcha moralisateur n’est pas Léon Blum, Jean-Christophe Cambadélis n’est pas Jean Zyromski et Julien Dray n’est pas Marceau Pivert. Le mot même de révolution, et à fortiori son idée, ont disparu de la bouche et de la tête des socialistes ! Pour autant, le témoignage de Daniel Guérin reste d’actualité : comment et pourquoi des militants sincères - il en existe toujours - peuvent-ils s’accrocher à ces planches si pourries (et on le voit très bien dans le livre…) que sont les politiciens de gauche ? Autrement dit, quelle est l’alternative possible, ou plus exactement, quel est le moyen d’avancer sans se couper de la masse des travailleurs et des syndiqués qui restent, malgré tout, dans les mêmes organisations politiques ou syndicales ? Comment éviter de se réfugier dans le sectarisme ou dans l’organisation pure mais groupusculaire ? L’épisode de la création du P.S.O.P. nous apprend, de ce point de vue, beaucoup de choses. Equivalent, en gros et en version laïque, du futur P.S.U. avant la lettre, il nous montre les limites d’un rassemblement des déçus de la gauche de la gauche.

Une chose est sûre : le degré de politisation de notre époque est largement inférieure à celui de l’entre-deux guerres. Il y a donc beaucoup de pain sur la planche ! Et quelles que soient les critiques que l’on peut faire à Daniel Guérin, si tout le monde avait son énergie militante, le schmilblick avancerait…

Philippe Pelletier


Éditions Babel, 515 pages, 63 FF.


[1De Jouvenel Bertrand (1979) : Un Voyageur dans le siècle, 1903-1945. Paris, Robert Laffont, 496 p.

[2cf le témoignage dégoûté d’un ancien du bureau politique, André Ferrat, ou encore le rôle d’un agent délégué par Staline auprès de Thorez

[3Daniel Guérin n’oublie pas de décrire la politique économique